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Jean-Baptiste gagne la campagne et il est témoin de l'arrestation de deux superbes capucins : ils iront porter le mousquet à Potsdam dans le premier bataillon des gardes. Il entre chez une paysanne; son fils est venu au monde tout contrefait. Il plaint la pauvre mère : « Monsieur, lui répond la femme, votre mère est plus à plaindre que moi, car vous ne porteriez pas l'uniforme si vous aviez le bonheur d'être estropié. Ce même jour, en rentrant à Berlin, il rencontra une bande de recrues. Sur la poitrine de chaque homme était tracé à la craie le nombre de pieds et de pouces qui faisait à tous leur malheur. C'étaient pour la plupart d'anciens détenus. Quelque temps avant l'expiration de leur peine, on les avait nourris de harengs salés, et ils n'avaient eu un verre d'eau qu'après avoir signé leur engagement comme soldats. Au moment où ce troupeau de recrues qu'on menait à la caserne passait la porte de la ville, un troupeau de bœufs qu'on menait à la boucherie se présenta. Jean-Baptiste n'hésita pas à préférer le sort de ces derniers (1). Dès lors Berlin, son école, et les sciences qu'on y apprenait, et la langue même qu'il y parlait, et l'uniforme qu'il y revêtait, tout lui devint odieux. « Quelle est donc cette patrie, disait-il, où la bonne mine et la riche taille sont regardées comme une malédiction? où l'on expose les vieillards comme on fait en Chine les nouveau-nés (2)? Que me fait cette école où l'on m'enseigne les mathématiques, le droit naturel, l'histoire, avec l'intention de me confisquer un jour toutes les forces acquises par l'étude au profit de cette barbarie même? Et cette langue, que

(1) Chronique de Paris, 1792. (2) Chronique de Paris, 1792.

j'estimais comme le truchement le plus parfait de mes pensées, dois-je ne la pratiquer jamais que pour me distinguer des hommes à qui je commanderai, que pour mieux me faire craindre?» Puis, regardant son uniforme : « Je le croyais un symbole de camaraderie, quelle enseigne de servitude!... Ah! comme il me pèse!... » Ainsi Jean-Baptiste repassa dans son esprit, et chaque jour davantage, car sa raison se fortifiait avec ses organes. Et c'était en dépit de M. de Boaton, qui lui répétait sans cesse : Puisque vous ne serez jamais le battu, que vous serez toujours le battant » ; en dépit de son oncle aussi, qui parfois lui murmurait : « Mon neveu, soyez officier comme je suis chanoine; prenez toujours le titre; » en dépit du baron son père enfin, qui, conseiller privé, tranchait de l'homme d'État et lui écrivait: « Mon fils, vous êtes d'une monarchie qui se fonde. Attendez pour mieux voir. »

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Mais l'ennui, sans plus attendre, s'emparait déjà du jeune homme. Ennui plus vif que jadis au collége, car cette fois il y avait plus à mordre; ennui de grenadier!... Il allait donc s'anéantissant de jour en jour, comme tant d'autres; il était près de perdre tout ressort: ses espiégleries même d'enfance ne lui revenaient plus en mémoire,―quand, un matin, en classe de philosophie, comme on commentait avec toute la monotonie disciplinaire Cicéron et Platon, M. Sulzer, le professeur, qui avait été embrigadé aussi de force à l'école, leur dit à tous: Messieurs, souvenez-vous bien, souvenez-vous toujours que la voie d'autorité est une voie de perdition (1). » Ah! cette parole fut une lumière qui soudain éclaira son néant. Que dis-je? ce fut en lui comme un coup de tonnerre qui l'é

(1) Cloots, Lettre sur les Juifs.

branla, qui l'éveilla. Oui, à cette proposition, émise simplement, dans une salle d'étude, par un jour obscur, JeanBaptiste eut une pleine secousse de résurrection. Par quel miracle? Par ce simple fait que la conscience du professeur, étouffée aussi sous un programme, avait senti d'intuition qu'elle avait en face d'elle une sœur non moins comprimée qu'elle, et par un élan d'inspiration soudaine, irrésistible, elle s'était communiquée. La voie d'autorité est une voie de perdition, répéta pendant longtemps Jean-Baptiste comme étourdi; et, dès qu'il put, il alla crier le mot à son oncle. M. Sulzer a bien dit, exclama Cornélius. Mais qui conduit à la liberté? répliqua le jeune homme. Est-ce la philosophie? - La philosophie est la liberté même, cria le philosophe à son tour. Et il ajouta, comme s'il eût voulu lui commenter Sulzer: Prends refuge en toi!

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Aussitôt Jean-Baptiste, qui jusqu'alors s'en était tenu à l'autorité de ceux qui l'avaient instruit, brisa les liens de tous les credo de son enfance. Du jour au lendemain il nia, persifla, fit l'esprit fort, se dit philosophe et se moqua du reste. Mais pardon! Etait-ce là faire usage de cette raison qu'il trouvait en lui et qu'il allait prendre désormais pour guide? Quelle confusion n'eut-il pas, lorsque, au lendemain, il tomba par hasard en société de savants et qu'il essaya d'élever la voix ! Il tombait bien! C'étaient savants en us qui, avec non moins d'humeur que les prêtres, voyaient s'écrouler l'obscur sanctuaire de la latinité. Savants donc de l'écouter sans réplique, sans trop entendre, par condescendance, voilà tout, magistralement. Que répondre, en effet, à un jeune homme qui faisait preuve à chaque période d'une ignorance totale des premiers axiomes du logicien; qui ne savait pas qu'à parti

culari ad particulare non valet consequentia, aussi bien qu'à particulari ad universale; qui se plongeait à tout moment dans le sophisme de genere ad genus; qui s'abîmait dans celui qu'on appelle à non causâ pro causâ; qui échouait contre l'écueil à non sufficienti enumeratione partium, et périssait avec le sophisme à dicto secundum quid ad dictum simpliciter. Tant de logomachies et de paralogismes! Ce n'était là qu'un petit libertin, un sansonnet, une engeance dont ces messieurs repoussaient également la monstrueuse copulation, la promiscuité impossible, la connexion la plus légère, les dérogeantes compromissions, en un mot, l'indigne emmortaise (1). Savants donc de le forcer à l'écart.

Il ne fallait rien moins qu'un aussi rude achoppement à l'enivré de la veille pour lui faire comprendre toute la platitude de son génie, toute la débilité de sa judiciaire. Il vit alors que sur les ruines de son passé il devait se bâtir toute une vie nouvelle, et seul, par un long travail, tout à son plaisir, mais à l'aveuglette. Eh bien, il n'hésita pas, lui, le neveu de Cornélius de Pauw! Il se mit à l'œuvre, résolu de régler sa conduite sur des principes évidents et clairs, de n'admettre, ni de ne rejeter rien sans avoir recours à la sonde de l'examen et au flambeau de la logique, et de n'adopter un système qu'après l'avoir passé et repassé scrupuleusement au creuset. Quelle gloire, le jour où il pourrait dire: « Je professe telle opinion dont le triomphe est assuré dans l'avenir! Je la soutiens envers et contre tous, et même usque ad mortem, la mort faisant l'objet principal des méditations du philosophe (2)!

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(1) Cloots, Certitude des preuves du mahométisme.

(2) Cloots, Certitude, supplément.

LE PHILOSOPHE DU VAL-DE-GRACE

OF THE

UNIVESITY

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Donc il se débaucha de ses études réglementaires, et puisant dans la bibliothèque de son oncle, écremant tous les libraires de Berlin, il lut avec hate, avec fièvre, tout ce qu'il put, mais au hasard de la fourchette. Mais, surprise! les livres qu'il prenait et qui, légers, maniables, semblaient d'eux-mêmes s'offrir à sa main, n'avaient non plus rien de lourd, de dogmatique dans la matière ni la manière. Clairs, vifs, gais, sains, fruits du siècle, fruits nouveaux, quelle saveur! Tous, tombant de l'arbre de science à la soif de l'homme; et leur chair, leur cœur, l'idée, n'ayant jamais qu'une même enveloppe, ta langue française, ô Jean-Baptiste! L'arbre avait ses racines à Paris.

A peine eut-il goûté qu'il fut vite au fait de la bataille du siècle; car, vraiment, il y avait bataille. On ne recherchait plus, en effet, la vérité pour l'amour de Dieu, ni pour la vérité même, mais par amour de l'homme. Les élus du monde imaginaire, maîtres jusqu'alors du monde réel et qui ne faisaient qu'entre eux seuls société, criaient, plus menaçants que jamais, au troupeau, au rassemblement humain Crede! tandis que les terre-à-terre de la raison, rêvant société pour tous, répliquaient hardiment aux masques, non plus par le timide quid credendum? (que croire?) de Luther; mais par le quare credendum? insurrecteur (pourquoi croire?), et ils invoquaient la Nature, l'alma parens.

Jean-Baptiste se demanda donc : Pourquoi catholique? Et le voilà méthodiquement alors qui s'enquiert des livres de Confucius, des Lamistes, des Parsis, des Foïstes, des Indous; il étudie non - seulement le polythéisme, mais les religions de Brama, de Zoroastre, de Numa, de Thaut, de Pythagore, de Mahomet, et même du poisson Oannès.

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