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une épître toute d'épanchement, de prières, d'adjurations, de demi-plaintes et d'élan.

« Ah! lui disait-il, comme la philosophie ne mesure le temps que par la succession des événements, il y a cent ans et plus que nous ne nous sommes vus... Quittez votre île, mon cher Burke! Venez en France, si vous voulez jouir du plus magnifique spectacle dont l'entendement du philosophe puisse être frappé. Venez voir la pyramide constitutionnelle! Elle n'est plus sens dessus dessous; elle repose sur sa large base!... Des fourbes, en vous présentant cette singulière carte d'où la France a disparu, ont étrangement abusé de votre crédulité. Pour moi, qui suis en France sans avoir l'honneur d'être Français, je vois tout différemment; car, en fixant les yeux sur la mappemonde, il me semble que tous les autres pays ont disparu; et je n'aperçois que la France, dont la splendeur éclipse le reste de l'univers... Venez! nous nous enfoncerons ensemble dans les groupes populaires... Ce peuple tant calomnié par les aristocrates est bon et sensible... Venez! vous me trouverez digne d'être votre cicérone, comme vous m'avez trouvé digne d'être votre ami (1). Le frère d'un député à l'Assemblée nationale, M. Jaume, se chargea de porter la chaleureuse missive. « C'est un fort beau panégyrique de la révolution de France, dit l'honorable membre du parlement à M. Jaume; j'y ferai réponse, mais plus tard. Les élections vont avoir lieu, et ne me permettent aucune distraction (2).

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Or, le 22 mai, Jean-Baptiste attendait encore la réponse d'Edmund, quand le décret qui remettait à la na

(1) Cloots, Adresse à Edmund Burke. (2) Cloots, Adresse à Edmund Burke.

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tion le droit de paix et de guerre lui fit oublier l'Anglais pour l'humanité tout entière. « Ah! s'écria-t-il, ce décret change la face du monde. Proclamer l'avénement d'une politique toute nationale et ne relevant que de l'opinion seule, c'est culbuter le vieil édifice du droit public européen. C'en est fait des intrigues de cabinet, des alliances de maisons, des traités westphaliens ou des pactes de famille, de la diplomatie et des diplomates. Une France ainsi libre ne peut plus avoir autour d'elle que des sœurs non moins affranchies qu'elle; car une nation ne saurait traiter avec un cabinet par notes secrètes. La Révolution a passé les frontières; la catholicité des droits de l'homme est décrétée. » Et le voilà comme assailli d'une idée soudaine la solidarité des peuples se révèle à son esprit; et, sur l'heure, il en rêve la manifestation dans Paris même. Il méditait encore, quand voici les Bretons, les Angevins, ses clients des premiers jours, qui viennent crier à la barre de l'Assemblée: « Nous ne sommes plus Bretons ni Angevins, nous sommes Français! » Puis les Picards: Nous ne sommes plus Picards, nous sommes Français !" Puis, de tous les côtés de la France, on vient, on crie: Oui, tous nous sommes Français! "

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Enfin, le 5 juin, la Commune parisienne proclame : « Nous sommes tous frères! » Et elle propose, et l'Assemblée décrète une fédération parisienne de toute la France pour le même jour, à la même heure, jour et heure où la Bastille était tombée, 14 juillet, quatre heures et demie. A ce spectacle, à ce décret, Jean-Baptiste crut tenir la réalisation de son rêve. « Oui, une fédération, fit-il, et non-seulement de toute la France, mais de tout l'univers! » Alors on le vit en quête des.

réfugiés de tous les pays: Espagnols proscrits depuis 1776; Genevois proscrits depuis 1783; Hollandais proscrits depuis 1787; Belges Vonckistes proscrits de la veille. Puis il fut à la piste des hommes de marque que la fête attirait, et qui rêvaient de voir aussi chez eux l'application des droits de l'homme. « Mais que voulez-vous? lui disait-on. Une place à la fête pour le genre humain, répondait-il. J'irai, nous irons tous la demander à l'Assemblée. - A l'Assemblée! Quoi! vous croyez?... Oui, je crois aux conséquences du décret du 22 mai. » Et, en effet, le 11 juin, tout le monde dut y croire comme Jean-Baptiste.

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Le 10 au soir, Jean-Baptiste était à l'hôtel de M. de Larochefoucauld, quand arrive une lettre de lord Shelburne, devenu lord Lansdown, qui donnait nouvelle de la mort de l'Américain Franklin. Le lendemain, Mirabeau, à la tribune de l'Assemblée, s'écriait : « Assez longtemps les cabinets politiques ont notifié la mort de ceux qui ne furent grands que dans les éloges funèbres; assez longtemps l'étiquette des cours a proclamé des deuils hypocrites. Les nations ne doivent porter le deuil que de leurs bienfaiteurs. » Et l'Assemblée, tout émue, décrétait un deuil de trois jours pour honorer la mémoire de l'Américain; et Paris s'associait à ce deuil humanitaire. « Mon rêve est donc bien à la couleur du jour!» dit le Prussien. A sa voix, en effet, les étrangers se constituèrent en comité. Jean-Baptiste leur fit ouverture de son projet en les saluant comme ambassadeurs du genre humain; et tous, s'associant à sa grande pensée, le proclamèrent sur l'heure orateur de la députation. Quelqu'un alors s'avisa de crier Vive le Prussien!» Mais lui, pour la premiere fois : « Fi de l'étiquette dont la politique des princes m'a

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flétri, messieurs! Je suis Clévois de naissance et cosmopolite parisien d'idée. Vive la Gaule! vive l'Humanité (1) ! »

Le 19 juin au soir, jour de l'anniversaire du serment du Jeu de Paume, l'Ambassade du genre humain, M. Cloots du Val-de-Grâce en tête, se présenta à la porte du Manége, où siégeait l'Assemblée nationale de France, ou plutôt le concile œcuménique de la raison. Mais le genre humain n'est pas des premiers à demander entrée. D'autres députés pétitionnaires le devancent. Voyez la foule! On pressent une séance dont le monde entier s'entretiendra; car toute la Révolution semble s'être donné rendez-vous ce soir-là. « Qui êtes-vous? - Paris! Les vainqueurs de la Bastille, les initiateurs de la liberté ! La nation nous mande pour honorer notre patriotisme. - Et vous? Fédérés des départements! Nous venons de Tours, nous venons de Chartres, nous venons du Nord, du Midi, de l'Est, pour fraterniser! Vive la France!... Et vous donc qui interrogez? - Nous venons d'Europe, nous venons d'Asie, nous venons d'Amérique. Nous sommes l'Humanité (2)! »

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Et comme ils disaient, une députation arrive encore; mais ceux-ci graves, austères. L'un d'eux porte une table de bronze, ornée de couronnes de chêne et de lauriers. Sur le bronze est gravé le fameux serment du 20 juin. Ils vont annoncer à l'Assemblée que, le lendemain, ils inaugureront ce monument à Versailles, dans la salle du Jeu de Paume. Ce devoir rempli, un banquet spartiate, frugal, silencieux, doit les réunir; et, pour toute chanson, au dessert, seront psalmodiés solennellement les dix-sept

(1) C'est à titre de Clévois que Cloots présenta la pétition. (2) Voir le compte rendu de cette séance au Moniteur.

T. I.

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articles des Droits de l'homme. L'orateur de ces puritains patriotes s'appelle Romme, un Auvergnat doublé d'un mathématicien l'inflexibilité même. C'est lui qui, regagnant ses montagnes, doit, deux mois plus tard, ensevelir dans son jardin un protestant, son domestique, Bible d'Augsbourg sous la tête, Déclaration des droits dans les mains; c'est lui qui, l'an prochain, inaugurant les fètes de l'avenir, fera célébrer l'ouverture de la moisson par les officiers municipaux de sa commune et qui, ce jour-là, enjoindra au prètre d'entonner le premier Domine, salvam ac perpetuam fac legem,-apprentissage digne de l'homme. qui doit un jour déchristianiser le temps (1). A ses côtés, Jean-Baptiste rencontre un de ses amis prochains, l'instituteur parisien Léonard Bourdon. Ce révolutionnaire pédagogue a le culte de l'enfant, et partant celui du vieillard. Aussi donne-t-il à cette heure asile au centenaire du mont Jura, devant qui l'Assemblée nationale s'est naguère découverte (2).

Cependant le bruit arrive dans les couloirs, remplit l'enceinte, que des représentants de l'Humanité, Anglais, Prussiens, Siciliens, Hollandais, Russes, Polonais, Allemands, Suédois, Italiens, Espagnols, Brabançons, Liégeois, Avignonnais, Suisses, Genevois, Indiens, Arabes et Chaldéens, vont paraître à la barre chacun dans son costume respectif. Les noirs, les hommes du cul-de-sac n'y peuvent croire: c'est une fable. Mais voici les vainqueurs de la Bastille. On leur vote d'acclamation à chacun un fusil d'honneur, un sabre d'honneur,. un brevet d'honneur, à tous une place d'honneur aussi pour le jour de la

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