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un beau matin dans quelque village écarté avec mon bonnet de nuit pour toute valise (1).

Et alors, par crainte des marchands, Jean-Baptiste se mit avec eux à sonner le tocsin contre son héros, mais à toute volée. On lui jetait des pierres, il le couvrit de boue et les fit rire: «Non-seulement c'est un criminel, disait-il, mais c'est un ignorant. Il déraisonne pitoyablement sur les matières politiques; sa tête n'est farcie que de vers et de romans. Il ignore l'histoire, la géographie, la chronologie et la statistique. Il est aussi dépourvu de style que de principauté. Il assigne au Monténégro six cent mille habitants, et cette contrée n'a pas trois lieues en largeur. Il donne la Morlaquie pour une province de ce pays; c'est comme si nous disions que la Gueldre est un des treize cantons suisses. Je ne vous parlerai pas de ses mœurs! Et Jean-Baptiste leur racontait à l'oreille comment, en Bavière, en pleine église, le prétendu SaintPère avait officié pontificalement une jeune fille après avoir forcé les assistants à tourner les yeux vers la muraille, suivant le rite oriental; et comment, à Hambourg, arrêté pour avoir estropié deux enfants qu'il avait pris comme pages, le Dalmate avait eu l'insolence de menacer le chef du tribunal de lui en faire autant. « Et vous étiez son ami? me direz-vous. L'ami d'un pareil monstre! Ah! j'oubliais ses mœurs pour ses vertus sociales, ainsi que vous faites tous à l'égard de mon roi. Oui, la tête me tournait comme elle avait tourné aux Monténégrins, au prince de Prusse, aux dix-sept seigneurs polonais, aux caloyers de Vienne et d'Amsterdam, au comte Oginski, à la duchesse

(1) Cloots, Lettres au comte Oginski, à madame la duchesse de Kingston, et Supplément.

de Kingston et, en dernier lieu, au prince d'Orange luimème, aux états généraux et à vous autres, messieurs. Mais vous, du moins, aux yeux de toute l'Europe, vous avez la gloire d'avoir démasqué le traître. Vos têtes carrées dont il se moquait sont le sanctuaire de la raison, du bon sens et de la prudence. " A si beaux discours les marchands ne répliquèrent pas. Ils apprenaient, d'ailleurs, qu'ils allaient être vengés, l'Albanais devant être jugé (1).

Castriotto, en effet, fut transféré de la prison civile à la prison criminelle. On le fouilla. Il avait sur lui une ceinture de poisons subtils et un stylet empoisonné. Quelle fortune que cette saisie! L'imposteur ne pouvait plus échapper, même par la mort, à la justice hollandaise. O déception! il y échappa. Quelques jours après, on trouvait le prisonnier étendu par terre, sanglant, tué. Il s'était ouvert stoïquement les veines avec ses ongles et l'aiguillon d'une boucle. Les bourgeois furent interdits et crièrent à la trahison. Mais restait le cadavre, et la petite cérémonie d'usage en cas de suicide donna quelque satisfaction à leur rage. Le cadavre fut traîné sur une claie dans les rues d'Amsterdam, pendu par les pieds aux fourches patibulaires, jeté à la voirie; les bourgeois le huèrent, et tout fut dit de Castriotto. Une seule personne eut des larmes pour l'infortuné Schypetar, une femme, la duchesse de Kingston. Elle pleura toujours le grand Castriotto. Il avait été son dernier amour c'était bien un prince (2). Quant à Jean-Baptiste, le dénoûment si brusque, si

(1) Cloots, Lettres au comte Oginski, et Supplément.

madame la duchesse de Kingston,

(2) Cloots, Supplément aux Lettres, et Mercure de France, 1786.

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simple et si tragique de cette étrange histoire l'avait ébranlé tout entier. Il passait soudain de l'exaltation à l'abêtissement. Il s'écriait : « Je l'échappe belle! » ou « Cette aventure est une leçon terrible pour les coquins et les honnêtes gens! C'est un supplément au livre des Liaisons dangereuses! » Au bas du portrait de son ancien héros, on le voyait tracer ce vers d'école :

Il visait à la gloire, il meurt dans l'infamie!

Et il ne cessa d'en parler, d'en écrire pendant des semaines aux gens d'Amsterdam et d'Utrech, à ses parents de Vegt-Oever-lès-Maarsen, à sa mère, à ses cousins de Paris aussi bien qu'à madame la duchesse de Kingston et au comte Oginski, afin d'expliquer sa conduite et de bien faire ouvrir les yeux au monde. La Gazette de la Haye, le Courrier du Bas-Rhin, le Mercure de France ébruitèrent l'aventure par toute l'Europe; enfin Jean-Baptiste lui-même s'empara de la publicité en faisant coudre les pièces de l'affaire comme supplément aux exemplaires non vendus des Vœux d'un Gallophile: cette publication motu proprio attestait bien sa candeur.

C'est alors que se rétablit le jeu troublé de son organisme. Et, dès qu'il eut repris tête, sa première idée fut que, s'il avait vécu dans la grande ville et de la vie de l'esprit, jamais il n'eût couru pareille fortune. Aussi toute son âme revola vers Paris : « Cent louis de rente, un galetas et Paris! s'écria-t-il. Voilà le panem et circenses du vrai philosophe! Puis, s'étant fait honte de s'être laissé confisquer ainsi par un aventurier de petite passe, - lui qui avait si lestement échappé au despotisme prussien, il sentit mieux que jamais la toute-puissance de son indi

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vidu redevenu libre. « Ah! dit-il, fi désormais de tout domi

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nateur, directeur ou régulateur de conscience, s'appelat-il Louis, Joseph, Frédéric, Pie le Pèlerin ou Castriotto! La liberté n'est pas une bagatelle. Elle seule nous donne le sens moral. Et je le sais autrement que par les livres, car je puis dire maintenant : J'ai tâté de l'esclavage! Alors il alla vers M. Mandrillon, auquel il fit excuse, repassa avec lui la déclaration américaine des Droits de l'homme, ceignit de nouveau son grand argument, puis il s'écria Route de Bohême! » Son oncle n'eut garde de le retenir encore. Aux Hollandais la gorge enflait de rire sur le neveu! Pauvres patriotes! Ils n'imaginaient guère qu'eux-mêmes, dans leur lutte contre la maison d'Orange, ils devaient avoir aussi leur Castriotto; Salm Kirbourg (1).

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Jean-Baptiste roula donc vers le sud, et sans nulle envie de biaiser sur Berlin. Frédéric venait de mourir; mais au roi philosophe avait succédé, logique des choses humaines! un illuminé. Que le rationaliste indépendant se risque auprès du nouveau sire, pour voir! Il n'eut garde et bien lui en prit; car on le prévint un jour au passage qu'il était signalé à tous les ambassadeurs de sa nation en Europe! Par égard pour son oncle Cornélius seul, on hésiterait peut-être à l'enlever en route pour l'envoyer pieds et poings liés à Berlin; mais ce n'était là qu'un peutêtre (2). Loin d'éclopper le voyageur, ce bel avis ne fit que le ragaillardir encore. Aussi le voilà sur toute sa route qui proteste contre les abus en face des nobles, parle li

(1) Cloots, Lettres et Supplément, et Biographie de 1805, art. SALM KIR

BOURG.

(2) Cloots, Appel au genre humain.

berté devant les roturiers, menace de son argument les sacerdotaux. A l'entendre, nul ne doutait qu'il ne fût un de ces voyageurs mystérieux, adeptes d'une doctrine secrète et tous fort riches, dont on avait souvent ouï dire; car dans cette Europe, toute pleine de sujets, comment ne pas se l'imaginer légion, ce jeune éleuthéromane? Et pourtant il ne relevait que de sa conscience et n'avait pour arme que la seule raison!

Le voyage de Jean-Baptiste fut bientôt moins une promenade qu'une fuite, et fuite moins de peur que d'horreur. En Hongrie, il est témoin d'une chasse à l'homme. L'empereur philosophe faisait traquer dans les forêts ses sujets comme des bêtes fauves; Jean proteste et s'enfuit (1). En Piémont, il apprend que tout sujet convaincu d'avoir imprimé hors frontière est puni de mort; Jean proteste et s'enfuit. En Toscane, où règne encore un philosophe, on lui montre, il est vrai, toutes les prisons vides; mais sur trois sujets causant ensemble dans la rue deux au moins sont des espions (2); Jean proteste et s'enfuit encore. Il est à Rome! Rome la papale, Rome l'antiparisienne! Là il se déguise le mieux qu'il peut afin d'échapper à l'œil inquisiteur des vieillards tonsurés. Mais il veut voir de près, mais il veut argumenter même sous les foudres du Vatican; il argumente, en effet, avec un cardinal, mais le lendemain il se dérobe.

Or, épuisé par cette longue course au travers du vaste cimetière européen, repu du spectacle de tant de corps sans âme, avide plus que jamais de vivre libre au milieu d'hommes libres, Jean-Baptiste se reposait au pied du Vé

(1) Cloots.

(2) Feuille villageois?, journal.

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