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Cov. Après tant d'assidus hommages, de soins, et de ser vices que je lui ai rendus dans sa cuisine!

Cle. Tant de larmes que j'ai versées à ses genoux ! Cov. Tant de seaux d'eau que j'ai tirés au puits pour elle !

Clé. Tant d'ardeur que j'ai fait paraître à la chérir plus que moi-même !

Cov. Tant de chaleur que j'ai soufferte à tourner la broche à sa place!

Clé. Elle me fuit avec mépris!

Cov. Elle me tourne le dos avec effronterie !

Clé. C'est une perfidie digne des plus grands châtiments.
Cov. C'est une trahison à mériter mille soufflets.

Clé. Ne t'avise point, je te prie, de me jamais parler pour elle.

Cov. Moi, monsieur? Dieu m'en garde!

Clé. Ne viens point m'excuser l'action de cette infidèle. Cov. N'ayez pas peur.

Clé. Non, vois-tu, tous tes discours pour la défendre ne serviront de rien.

Cov. Qui songe à cela ?

Clé. Dis-m'en, je t'en conjure, tout le mal que tu pourras; fais-moi de sa personne une peinture qui me la rende méprisable; et marque-moi bien, pour m'en dégoûter, tous les défauts que tu peux voir en elle.

Cov. Elle, monsieur? je ne lui vois rien que de très médiocre; et vous trouverez cent personnes qui seront plus. dignes de vous. Premièrement elle a les yeux petits.

Clé. Cela est vrai, elle a les yeux petits; mais elle les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu'on puisse voir.

Cov. Elle a la bouche grande

Clé. Oui mais on y voit des grâces qu'on ne voit point aux autres bouches: et cette bouche est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde.

Cov. Pour sa taille, elle n'est pas grande.

Clé. Non mais elle est aisée et bien prise.

Cov. Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses actions...

Clé. Il est vrai, mais elle a grâce à tout cela; et ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s'insinuer dans les cœurs.

Cov. Pour de l'esprit. . .

Clé. Ah! elle en a, Covielle, du plus fin, du plus délicat.

Cov. Sa conversation...

Clé. Sa conversation est charmante.

Cov. Elle est toujours sérieuse.

Clé. Veux-tu de ces enjouements épanouis, de ces joies ujours ouvertes ?

Cov. Mais enfin, elle est capricieuse autant que personne u monde.

Clé. Oui, elle est capricieuse, j'en demeure d'accord; ais tout sied bien aux belles, on souffre tout des belles.

Cov. Puisque cela va comme cela, je vois bien que vous avez envie de l'aimer toujours.

Clé. Moi j'aimerais mieux mourir; et je vais la haïr autant que je l'ai aimée.

Cov. Le moyen, si vous la trouvez si parfaite ?

Clé. C'est en quoi ma vengeance sera plus éclatante, en quo je veux faire mieux voir la force de mon cœur, à la haï, à la quitter, tout belle, tout pleine d'attraits, tout aimable 5 'e je la trouve.

SCÈNE V.

(Les amants se sont reconciliés, et Cléonte vient demander Lucie en mariage à M. Jourdain.)

CLÉONTE, M. JOURDAIN, MADAME JOURDAIN, LUCILE,
COVIELLE, NICOLE.

Clé. Monsieur, je n'ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite il y a longtemps. Elle me touche assez pour m'er. charger moi-meme; et, sans autre détour, je vous dirai que l'honneur d'être votre gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m'accorder.

M. Jour. Avant de vous rendre réponse, monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme.

Clé. Monsieur, la plupart des gens sur cette question n'hésitent pas beaucoup. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre et l'usage aujourd'hui semble en autoriser le vol. Þɔur moi, je vous l'avoue, j'ai les sentiments sur cette matière un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d'un honnête homme, et qu'il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d'un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu'on n'est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges honorables; je me suis acquis dans les armes

l'honneur de six ans de service, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable: mais, avec tout cela, je ne veux pas me donner un nom où d'autres en ma place croiraient pouvoir prétendre; et, je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme.

M. Jour. Touchez là,* monsieur; ma fille n'est pas pour

vous.

Clé. Comment ?

M. Jour. Vous n'êtes point gentilhomme, vous n'aurez point ma fille.

Mad. Jour. Que voulez-vous donc dire avec votre gentil homme ? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de Saint Louis?

M. Jour. Taisez-vous, ma femme.

Mad. Jour. Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie?

bien

M. Jour. Voilà pas le coup de langue ! †

Mad. Jour. Et votre père n'était-il pas marchand aussi le mien ?

que

M. Jour. Peste soit de la femme! Si votre père a été marchand, tant pis pour lui; mais, pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j'ai à vous dire, moi, c'est que je veux avoir un gendre gentilhomme.

Mad. Jour. Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre; et il vaut mieux pour elle un honnête homme riche et bien fait qu'un gentilhomme gueux et mal bâti.

Nic. Cela est vrai. Nous avons le fils du gentilhomme de notre village qui est le plus sot animal que j'aie jamais vu. M. Jour. (à Nicole.) Taisez-vous, impertinente: vous vous fourrez toujours dans la conversation. J'ai du bien assez pour ma fille, je n'ai besoin que d'honneurs; et je la veux faire marquise.

Mad. Jour. Marquise?

M. Jour. Oui, marquise.

Mad. Jour. Hélas! Dieu m'en garde!

M. Jour. C'est une chose que j'ai résolue.

Mad. Jour. C'est une chose, moi, où je ne consentira point. Les alliances avec plus grand que soi sont sujectes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu'un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et qu'elle ait des enfants qui aient honte de m'appeler leur grand'ma«nan. S'il fallait qu'elle vînt me visiter en équipage de grande came,

*Touchez là, shake hands.

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et qu'elle manquât par mégarde à saluer quelqu'un du quar. tier, on ne manquerait pas aussitôt de dire cent sottises. Voyez-vous, dirait-on, cette madame la marquise, qui fait "tant la glorieuse? c'est la fille de monsieur Jourdain, qui "était trop heureuse, étant petite, de jouer à la madame avec 66 nous. Elle n'a pas toujours été si relevée que la voilà, et "ses deux grands-pères vendaient du drap auprès de la porte "Sain Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu'ils paient maintenant peut-être bien cher en l'autre "monde; et l'on ne devient guère si riche à être honnêtes 99 gens. Je ne veux point tous ces caquets; et je veux un homme, en un mot, qui m'ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire: Mettez-vous là, mon gend: e, et dînez avec moi.

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M. Jour. Voilà bien les sentiments d'un petit esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me répliquez pas davantage; ma fille sera marquise en dépit de tout le monde; et, si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse.

SCÈNE VI.

CLÉONTE, COVielle.

Cov. Vous avez fait de belles affaires avec vos beaux sentiments!

Clé. Que veux-tu ? j'ai un scrupule là-dessus que l'exemple ne saurait vaincre.

Cov. Vous moquez-vous de le prendre sérieusement avec un homme comme cela ? Ne voyez-vous pas qu'il est fou? Et vous coûtait-il quelque chose de vous accommoder à ses chimères ?

Clé. Tu as raison; mais je ne croyais pas qu'il fallût faire ses preuves de noblesse pour être gerdre de monsieur Jourdain.

Cov. (riant.) Ah! ah! ah!

Clé. De quoi ris-tu ?

Cov. D'une pensée qui me vient pour jouer notre homme, et vous faire obtenir ce que vous souhaitez.

Clé. Comment ?

Cor. L'idée est tout-à-fait plaisante.

Clé. Quoi donc ?

Cov. Je vais vous instruire de tout. Retirons-nous; le voilà qui revient.

SCÈNE VII.

M. JOURDAIN.

Ils n'ont rien que les grands seigneurs à me reprocher; et moi, je ne vois rien de si beau que de hanter les grands seigneurs; il n'y a qu'honneur et civilité avec eux; et je voudrais qu'il m'en eût coûté deux doigts de la main, et être né comte ou marquis.

ACTE IV.

SCÈNE PREMIÈRE.

M. JOURDAIN; COVIELLE, déguisé.

Cov. Monsieur, je ne sais pas si j'ai l'honneur d'être connu de vous.

M. Jour. Non, monsieur.

Cov. (étendant la main à un pied de terre.) Je vous ai vu que vous n'étiez pas plus grand que cela.

M. Jour. Moi ?

Cov. Oui. Vous étiez le plus bel enfant du monde, et toutes les dames vous prenaient dans leurs bras pour vous baiser.

M. Jour. Pour me baiser ?

Cov. Oui. J'étais grand ami de feu monsieur votre père.
M. Jour. De feu monsieur mon père ?

Cov. Oui. C'était un fort honnête gentilhomme.

M. Jour. Comment dites-vous ?

Cov. Je dis que c'était un fort honnête gentilhomme.
M. Jour. Mon père ?

Cov. Oui.

M. Jour. Vous l'avez fort connu ?

Cov. Assurément.

M. Jour. Et vous l'avez connu pour gentilhomme ?
Cov. Sans doute.

M. Jour. Je ne sais donc pas comment le monde est fait
Cov. Comment ?

M. Jour. Il y a de sottes gens qui me veulent dire qu'il a été marchand.

Cov. Lui, marchand? c'est pure médisance, il ne l'a jamais été. Tout ce qu'il faisait, c'est qu'il était fort obligeant, fort officieux ; et comme il se connaissait fort bien en

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