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avec cette arrogance, et de donner impudemment le nom de science à des choses que l'on ne doit pas même honorer lu nom d'art, et qui ne peuvent être comprises que sous le nom de métier misérable de gladiateur, de chanteur, et de baladir

PRÉCIS DU RESTE DE LA SCÈNE III.

Le maître d'armes, le maître de musique, et le maître da danse disent des injures au maître de philosophie; celui-ci, plus patient et plus modéré en théorie qu'en pratique, se jette sur eux, et tous trois le chargent de coups. M. Jourdain s'évertue on vain pour les apaiser, et ils sortent en se battant.

SCÈNE IV.

LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE, M. OURDAIN.

Le mai. de phil. (raccommodant son collet.) Venons à notre leçon.

M. Jour. Ah! monsieur, je suis fâché des coups qu'ils vous ont donnés.

Le maî. de phil. Cela n'est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les choses; et je vais composer contre eux une satire du style de Juvénal, qui les déchirera de la belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre?

M. Jour. Tout ce que je pourrai; car j'ai toutes les envies du monde d'être savant; et j'enrage que mon père et ma rère ne m'aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences quand j'étais jeune.

Le maî. de phil. Ce sentiment est raisonnable: nam, sine doctrina, vita est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin, sans doute ?

M. Jour. Oui; mais faites comme si je ne le savais pas : expliquez-moi ce que cela veut dire.

Le mai de phil. Cela veut dire que, sans la science, la ie est presque une image de la mort.

M. Jour. Ce latin-là a raison.

Le maî. de phil. N'avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences?

M. Jour. Oh! oui. Je sais lire et écrire.

Le maî. de phil. Par où vous plaît-il que nous commen cions? Voulez-vous que je vous apprenne la logique ? M. Jour. Qu'est-ce que c'est que cette logique ?

Le maî. de phil. C'est elle qui enseigne les trois opéra uons de l'esprit.

M. Jour. Quelles sont-elles ces trois opérations de l'es prit ?

Le mai. de phil. La première, la seconde, et la troisième.
M. Jour. Apprenons autre chose qui soit plus joli.
Le maî de phil. Voulez-vous apprendre la n.orale?
M. Jour. La morale ?

Le maî. de phil. Oui.

M. Jour. Qu'est-ce qu'elle dit, cette morale ?

Le maî. de phil. Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et...

M. Jour. Non, laissons cela : je suis extrêmement bilieux, et il n'y a morale qui tienne; je veux me mettre en colère quand il m'en prend envie.

Le maî. de phil. Est-ce la physique que vous voulez apprendre ?

M. Jour. Qu'est-ce qu'elle chante, cette physique ?

Le maî. de phil. La physique est celle qui explique es principes des choses naturelles, et les propriétés du corps; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des miné. raux, des pierres, des plantes, et des animaux; et nous enseigne les causes de tous les météores, l'arc-en-ciel, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents, et les tourbillons.

M. Jour. Il y a trop de tintamarre là-dedans, trop de Drouillamini.

Le maî. de phil. Que voulez-vous donc que je vous apprenne?

M. Jour. Apprenez-moi l'orthographe.

Le maî. de phil. Très volontiers.

M. Jour. Après, vous m'apprendrez l'almanach, pour savoir quand il y a de la lune, et quand il n'y en a point.

Le maî le phil. Soit. Pour bien suivre votre pensée et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer, selon l'ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j'ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles parce qu'elles expriment la voix, et er consonnes, ainsi appelées consonnes, parce qu'elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles, ou voix, A, E, I, O, U.

M. Jour. J'entends tout cela.

Le maî. de phil. La voix A se forme en ouvrant fort la bouche, A.

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Le maî. de phil. La voix U se forme en allongeant le deux lèvres en dehors, comme si vous faisiez la moue, U. M. Jour. U, U. l n'y a rien de plus véritable. U. Ah! les belles choses! les belles choses! Que n'ai-je étudié plus tôt pour savoir tout cela! Ah! mon père et ma mère, que je vous veux de mal !

Le maî. de phil. Demain, nous verrons les autres lettres qui sont les consonnes.

M. Jour. Est-ce qu'il y a des choses aussi curieuses que celles-ci ?

Le maî. de phil. Sans doute, et je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.

M. Jour. Je vous en prie. Je souhaiterais aussi que vous m'aidassiez à écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber aux pieds d'une personne de grande qualité.

Le maî. de phil. Fort bien.

M. Jour. Cela sera galant, oui ?

Le maî. de phil. Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire ?

M. Jour. Non, non, point de vers.

Le maî. de philous ne voulez que de la prose.

M. Jour. Non, je ne veux ni prose ni vers.

Le maî. de phil. Il faut bien que ce soit l'un ou l'autre.
M. Jour. Pourquoi ?

Le mai. de phil. Par la raison, monsieur, qu'il n'y a pour s'exprimer que la prose ou les vers.

M. Jour. Il n'y a que la prose ou les vers ?

Le maî. de phil. Non, monsieur. Tout ce qui n'est point prose est vers; et tout ce qui n'est point vers est prose. M. Jour. Et comme l'on parle, qu'est-ce que c'est dono que cela ?

Le maî. de phil. De la prose.

M. Jour. Quoi quand je dis, Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit, c'est de ls. prose?

Le maî. de phil. Oui, monsieur

M. Jour. Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j'en susse rien; et je vous suis le plus obligé du monde de m'avoir appris cela. Je vous re mercie de tout mon cœur, et je vous prie de venir demain de bonne heure.

Le maî. de phil. Je n'y manquerai pas.

ACTE III.

SCÈNE PREMIÈRE.

M. JOURDAIN, en habit de cour; MADAME JOURDAIN, NICOLL

Mad. Jour. Ah! ah! voici une nouvelle histoire! Qu'estce que c'est donc, mon mari, que cet équipage-là? Vous moquez-vous du monde, de vous être fait habiller de la sorte! et avez-vous envie qu'on se raille partout de vous?

M. Jour. Il n'y a que des sots et des sottes, ma femme, qui se railleront de moi.

Mad. Jour. Vraiment, on n'a pas attendu jusqu'à cette heure; et il y a longtemps que vos façons de faire donnent à rire à tout le monde.

M. Jour. Qui est donc tout ce monde-là, s'il vous plait ? Mad. Jour. Tout ce monde-là est un monde qui a raison, et qui est plus sage que vous. Pour moi, je suis scandalisée de la vie que vous menez. Je ne sais plus ce que c'est que notre maison on y entend toute la journée des vacarmes de violons et de chanteurs dont tout le voisinage se trouve incommodé.

Nic. Madame parle bien. Je ne saurais plus* voir mon ménage propret avec cet attirail de gens que vous faites venir chez vous. Ils ont des pieds qui vont chercher de la boue dans tous les quartiers de la ville pour l'apporter ici; et la pauvre Françoise est presque sur les dents§ à frotter les planchers que vos beaux maîtres viennent crotter régulièrement tous les jours.

M. Jour. Ouais! notre servante Nicole, vous avez le caquet bien affilé !

Mad. Jour. Nicole a raison, et son sens est meilleur que le vôtre. Je voudrais bien savoir ce que vous pensez faire d'un maître de danse à l'âge que vous avez.

Nic. Et d'un grand maître tireur d'armes qui vient, avec

ses battements de pieds, ébranler toute la maison.

M. Jour. Taisez-vous, ma servante, et ma femme.

Mad. Jour. Est-ce que vous voulez apprendre à danset

our quand vous n'aurez plus de jambes ?

Nic. Est-ce que vous avez envie de tuer quelqu'un ?

Ne saurais plus, can no longer.

+ Mon ménage propre, the house clean.

t Attirail de gens, gang.

Sur les dents, exhausted.

M. Jour. Taisez-vous, vous dis-je; vous êtes des igno rantes l'une et l'autre, et vous ne savez pas les prérogatives de tout cela.

Nic. J'ai encore ouï dire, madame, qu'il a pris aujour d'hui un maître de philosophie.

M. Jour. Fort bien. Je veux avoir de l'esprit, et savoir raisonner des choses parmi les honnêtes gens. Mad. Jour. Tout cela est fort nécessaire votre maison !

pour conduire

M. Jour. Assurément. Vous parlez toutes deux comme des bêtes, et j'ai honte de votre ignorance. Par exemple (à Madame Jourdain), savez-vous, vous, ce que c'est que vous dites à cette heure?

Mad. Jour. Oui; je sais que ce que je dis est fort bien ait, et que vous devriez songer à vivre d'autre sorte.

M. Jour. Je ne parle pas de cela. Je vous demande ce que c'est que les paroles que vous dites ici.

Mad. Jour. Ce sont des paroles bien sensées, et votre conduite ne l'est guère.

M. Jour. Je ne parle pas de cela, vous dis-je; je vous demande, ce que je parle avec vous, ce que je vous dis à cette heure, qu'est-ce que c'est ?

Mad. Jour. Des chansons.

M. Jour. Hé! non, ce n'est pas cela. Ce que nous disons tous deux ? le langage que nous parlons à cette neure ?

Mad. Jour. Hé bien ?

M. Jour. Comment est-ce que cela s'appelle ?

Mad. Jour. Cela s'appelle comme on veut l'appeler.
M. Jour. C'est de la prose, ignorante.

Mad. Jour. De la prose ?

M. Jour. Oui, de la prose. Tout ce qui est prose n'est point vers; et tout ce qui n'est point vers est prose. Heu, voilà ce que c'est que d'étudier! (à Nicole.) E toi, sais-tu oien comme il faut faire pour dire un U?

Nic. Comment ?

M. Jour. Oui, qu'est-ce que tu fais quand tu dis un U?
Nic. Quoi ?

M. Jour. Dis U, pour voir.

Nic. Hé bien, U.

M. Jour. Qu'est-ce que tu fais ?

Nic. Je dis U.

M. Jour. Oui mais quand tu dis U, qu'est-ce que tu tais?

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