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SCENES DE L'AVARE.

COMÉDIE DE MOLIÈRE.

[QUEL chef-d'œuvre que l'Avare de Molière ! Chaque scène est une situation. Quoi de mieux conçu que le caractère de l'Avare? C'est une de ses pieces où il y a le plus d'intentions et d'effets comiques. La scène où maître Jacques le cuisinier donne le menu d'un repas à son maître, qui veut létrangler dès qu'il en est au rôti, et où maître Jacques le cocher s'attendrit sur les jeûnes de ses chevaux; celle où Valère et Harpagon se parlent sans jamais s'entendre, l'un ne songeant qu'aux beaux yeux de son Elise, et l'autre ne concevant rien aux beaux yeux de sa cassette; et bien d'autres encore, sont du comique le plus divertissant."-LAHARpe.]

PERSONNAGES.

HARPAGON, père de Cléante et d'Élise, et amoureux de Mariane.
ANSELME, père de Valère et de Mariane.

CLEANTE, fils d'Harpagon, amant de Mariane.

ELISE, fille d'Harpagon.

VALÈRE, fils d'Anselme, et amant d'Élise.

MARIANE, fille d'Anselme.

FROSINE, femme d'intrigue.

MAÎTRE JACQUES, cuisinier et cocher d'Harpagon.

LA FLÈCHE, valet de Cléante.

DAME CLAUDE, servante d'Harpagon.

BRINDAVOINE,

LA MERLUCHE,

UN COMMISSAIRE.

laquais d'Harpagon.

(La scène est à Paris, dans la maison d'Harpagon.)

HARFAGON, LA FLÈCHE.

Harp. Hors d'ici tout à l'heure, et qu'on ne réplique pas. Allons, que l'on détale de chez moi, maître juré filou, frai ibier de potence.

La Flè. Pourquoi me chassez-vous?

Harp. C'est bien à toi, à me demander des raisons! Sors vite, que je ne t'assomme.

La Flè. Qu'est-ce que je vous ai tait

Harp. Tu m'as fait, que je veux que tu sortes.

La Flè. Mon maître, votre fils, m'a donné ordre de l'attendre.

Harp. Va-t'en l'attendre dans la rue. Je ne veux point

voir sans cesse devant moi un espion qui urète de tous côtés pour voir s'il n'y a rien à voler.

La Flè. Comment voulez-vous qu'on fasse pour vous voler? Êtes-vous un homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites sentinelle jour et nuit?

Harp. Je veux renfermer ce que bon me semble et faire sentinelle comme il me plaît. (bas, à part.) Je tremble qu'i n'ait soupçonné quelque chose de mon argent. (haut.) Ne serais-tu point homme à faire courir le bruit que j'ai chez moi de l'argent caché?

La Flè. Vous avez de l'argent caché ?

Harp. Non, coquin, je ne dis pas cela. (cas.) J'enrage ! (haut.) Je demande si malicieusement tu n'irais point faire courir le bruit que j'en ai.

La Flè. Hé! que nous importe que vous en ayez ou que vous n'en ayez pas, si c'est pour nous la même chose? HARPAGON, levant la main pour donner un soufflet à La Flèche.

Tu fais le raisonneur! Je te donnerai de ce raisonnement-ci par les oreilles. Sors d'ici, encore une fois.

La Flè. Hé bien! je sors.

Harp. Attends. Ne m'emportes-tu rien?

La Flè. Que vous emporterais-je ?

Harp. Viens-çà que je voie.

La Flè. Les voilà.

Harp. Les autres.

La Flè. Les autres ?

Harp. Oui.

Montre-moi tes mains.

La Flè. Les voilà. (à part.) Ah! qu'un homme comme cela mériterait bien ce qu'il craint! et que j'aurais de joie à le voler!

Harp. Hé?

La Flè. Quoi ?

Harp. Qu'est-ce que tu parles de voler?

La Flè. Je dis que vous fouillez bien partout pour voir s je vous ai volé.

Harp. C'est ce que je veux faire.

(Harpagon fouille dans les poches de La Flèche.)

La Flè. (à part.) La peste soit de l'avarice et des ava ricieux !

Harp. Comment ? que dis-tu ?

La Flè. Ce que je dis?

Harp. Oui. Qu'est-ce que tu dis d'avarice et d'avan

cieux ?

La Flè. Je dis que la peste soit de l'avarice et des avari.

cieux.

Harp. De qui veux-tu parler?

La Flè. Des avaricieux.

Harp. Et qui sont-ils, ces avaricieux ?

La Flè. Des vilains et des ladres.

Harp. Mais qui est-ce que tu entends par-là ?
La Flè. De quoi vous mettez-vous en peine?
Harp. Je me mets en peine de ce qu'il faut.

La Flè. Est-ce que vous croyez que je veux parler de

vous ?

Harp. Je crois ce que je crois; mais je veux que tu me dises à qui tu parles quand tu dis cela.

La Flè. Je parle. . . .Je parle à mon bonnet.

Harp. Et moi, je pourrais bien parler à ton dos.

La Flè. M'empêcherez-vous de maudire les avaricieux ? Harp. Non; mais je t'empêcherai de jaser et d'être insolent: tais-toi.

La Flè. Je ne nomme personne.

Harp. Te tairas-tu ?

La Flè. Oui, malgré moi.

Harp. Ah! ah!

La Flè. (montrant à Harpagon une poche de son justaucorps.) Tenez, voilà encore une poche.

Êtes-vous satisfait ?

Harp. Allons, rends-le moi sans te fouiller.

La Flè. Quoi ?

Harp. Ce que tu m'as pris.

La Flè. Je ne vous ai rien pris du tout.
Harp. Assurément ?

La Flè. Assurément.

Harp. Adieu. Va-t'en. Je te le mets sur ta conscience au moins

SCÈNE SUIVANTE.

HARPAGON, FROSINE.

Harp. (se croyant seul.) Je ne sais si j'aurai bien fait d'avoir enterré dans mon jardin dix mille écus qu'on me rendit hier. Dix mille écus en or, chez soi, est une somme as..(à part, apercevant Frosine.) Hé bien? qu'est-ce, Frosine?

sez....

Fros. Oh! monsieur, que vous vous portez bien! et que vous avez là un vrai visage de santé !

Harp. Qui? moi ?

Fros. Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard
Harp. Tout de bon ?

Fros. Comment! vous n'avez de votre vie été si jeune que vous êtes, et je vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous.

Harp. Cependant, Frosine, j'en ai soixante bien comptés Fros. Hé bien! qu'est-ce que cela? soixante ans ! C'est la fleur de l'âge, cela; et vous entrez maintenant dans ! belle saison de l'homme.

Harp. Il est vrai; mais vingt années de moins pourtant ne me feraient point de mal, à ce que je crois.

Fros. Vous moquez-vous ?

Vous n'avez pas besoin de

cela, et vous êtes d'une pâte à vivre jusqu'à cent ans.

Harp. Tu le crois ?

Fros. Assurément: vous en avez toutes les marques. Tenez-vous un peu. Oh! que voilà bien, entre vos deux yeux, un signe de longue vie!

Harp. Tu te connais à cela ?

Fros. Sans doute. Montrez-moi votre main. Ah! quelle ligne de vie !

Harp. Comment ?

Fros. Ne voyez-vous pas jusqu'où va cette ligne-là ?
Harp. Hé bien? qu'est-ce que cela veut dire ?

Fros. Je disais cent ans; mais vous passerez les six vingts.

Harp. Est-il possible?

Fros. Il faudra vous assommer, vous dis-je ; et vous mettrez en terre et vos enfants et les enfants de vos enfants.

Harp. Tant mieux. Comment va notre affaire ?

Fros. Faut-il le demander? et me voit-on mêler de rien dont je ne vienne à bout? J'ai surtout pour les mariages un talent merveilleux; et je crois, si je me l'étais mis en tête, que je marierais le grand Turc avec la république de Venise. Il n'y avait pas de si grandes difficultés à cette affaire-ci. J'ai dit à la mère le dessein que vous aviez conçu pour Mariane, à la voir passer dans la rue, et prendre l'air à sa fenêtre.

Harp. Quelle réponse a-t-elle faite?

Fros. Elle a reçu la proposition avec joie; et quand je ui ai témoigné que vous souhaitiez fort que sa fille assistât ce soir au contrat de mariage qui doit se faire de la vôtre, elle y a consenti sans peine, et me l'a confiée pour cela.

Harp. C'est que je suis obligé, Frosine, de donner à souper au seigneur Anselme; et je serai bien aise qu'elle soit du régal.

Fros. Vous avez raison. Elle doit après dîner rendre vi. site à votre fille, d'où elle fait son compte d'ailer faire un tour à la foire, pour venir ensuite au souper.

Harp. Hé bien! elles iront ensemble dans mon carrosse que je leur prêterai.

Fros. Voilà justement son affaire.

Harp. Mais, Frosine, as-tu entretenu la niere touchant le bien qu'elle peut donner à sa fille ? Lui as-tu dit qu'il fallait qu'elle fît quelque effort, qu'elle se saignât pour une occasion comme celle-ci ? car encore n'épouse-t-on point une fille sans qu'elle apporte quelque chose.

Fros. Comment! c'est une fille qui vous apportera douze mille livres de rente.

Harp. Douze mille livres de rente?

Fros. Oui. Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une grande épargne de bouche: c'est une fille accoutumée à vivre de salade, de lait, de fromage, et de pommes, et à laquelle, par conséquent, il ne faudra aucune des délicatesses qu'il faudrait pour une autre femme; et cela monte bien tous les ans à trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n'est curieuse que d'une propreté fort simple, et n'aime point les superbes habits, ni les riches bijoux, ni les meubles somp tueux; et cet article-là vaut plus de quatre mille livres par

an.

De plus, elle a une aversion horrible pour le jeu ; ce qui n'est pas commun aux femmes d'aujourd'hui ; et j'en sais une de notre quartier qui a perdu vingt mille francs cette année. Mais n'en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au jeu par an, quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf mille livres; et mille écus que nous mettons pour la nourriture: ne voilà-t-il pas par année vos douze mille francs bien comptés ?

Harp. Oui, cela n'est pas mal; mais ce compte-là n'a rien de réel.

Fros. Pardonnez-moi. N'est-ce pas quelque chose de réel que de vous apporter en mariage une grande sobriété, l'héritage d'un grand amour de simplicité le parure, et l'acquisition d'un grand fonds de haine pour le jeu ?

Harp. C'est une raillerie que de vouloir me constituer sa dot de toutes les dépenses qu'elle ne fera point. Je n'irai pas donner quittance de ce que je ne reçois pas; e. il faut bien que je touche quelque chose.

Fros. Oh! monsieur, vous toucherez assez; elles m'ont parlé d'un certain pays où elles ont du bien dont vous seres

Le maître,

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