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noirs ombrages qui se confondent avec la couleur des eaux car les lacs de Calédonie sont toujours les lacs noirs d'Ossian ;* les autres plus tristes, plus austères encore, dressant ça et là sur leur surface quelques rochers dépouillés, à peine frappés de tons bizarres par les reflets de la lumière, ou quelques ouffes de fleurs saxatiles ;† le plus grand nombre déployant de frais rivages, des bocages ravissants, des bouquets de futaies élevées, placés comme de grandes masses d'ombres sur le vert soyeux de la pelouse: jardin délicieux où l'ê me se transporte avec ravissement, et dont l'éloquente beauté parle au cœur de tous les hommes ! J'ai vu un paysan immobile devant le lac, les yeux fixes, l'esprit absorbé, à ce qu'il paraissait, dans une méditation profonde. Je me suis approché de lui. Je l'ai détourné de sa contemplation. Il m'a regardé un moment, et m'a dit en soupirant et en élevant les mains vers le ciel : Fine country!

"Le lac Lomond peut être regardé en élégance, en grandeur, en variété de sites et d'effets, dit l'excellent Itinéraire de Chapman, comme le plus intéressant et le plus magnifique de la Grande-Bretagne." Je le regarde, moi qui ai parcouru beaucoup de pays, comme un des spectacles les plus intéressants et les plus magnifiques de la nature, et je me flatte de faire adopter cette appréciation au lecteur le moins sensible en ce genre de beautés, sans me servir d'aucun des prestiges de l'hyperbole.

Qu'il se représente un lac sur lequel on compte trenteaeux îles, dont un grand nombre ont plusieurs milles de longueur; et qui a son horizon borné de tous côtés par une chaîne de montagnes dont quelques-unes ont plus de cinq cents toises d'élévation. Qu'il joigne à cette simple donnée topographique l'effet d'une végétation variée, mais toujours charmante ou sublime, celui des accidents du jour et de l'ombre dans les circuits de ces gorges profondes où le soleil paraît et disparaît à tout moment, en passant derrière les montagnes qui les embrassent; les apparences bizarres des vapeurs qui pendent à leurs sommets, dans ce pays qui a consacré, si l'on peut parler ainsi, la mythologie des nuages, les bruits singu iiers des échos qui se renvoient à des distances infinies la moindre rumeur du moindre flot, et qui finissent par vous apporter je ne sais quel frémissement harmonieux, comme ce

* Ossian, barde fameux, aussi habile à manier la lance qu'à tirer des Bons de la lyre.

+ On donne le nom de saxatiles à toutes les plantes qui croissent dans en lieux pierreux ou parmi les rochers.

lui qui expire dans la dernière vibration d'une corde de harpe ; la tradition des premiers temps, et, avec elle, les noms d'Os sian, de Fingal, d'Oscar, qui sont parvenus avec la mémoire de leurs faits et de leurs chants à tous les habitants de ces rivages presque aussi vivement que ceux des héros d'une époque plus rapprochée, et de ce Rob-Roy lui-même, par lequel le Ca lédonien, ému d'une forte surprise ou d'un profond sujet de crainte, jure encore aujourd'hui comme les Latins juraient par Hercule.

NODIER.-Né à Besançon, en 1783; mort en 1840.

Observation. Cette description ravissante, d'un style aussi harmoLieux que pittoresque, fait partager au lecteur les émotions qui ont agité l'écrivain à la vue du site enchanteur dont son talent magique prése te une réelle et sublime peinture.

LE CHÊNE ET LE ROSEAU.

Le chêne un jour dit au roseau :
Vous avez bien sujet d'accuser la nature;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau ;
Le moindre vent qui d'aventure

Fait rider la face de l'eau

Vous oblige à baisser la tête;

ependant que* mon front, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave l'effort de la tempête.

Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr
Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n'auriez pas tant à souffrir;
Je vous défendrais de l'orage:
Mais vous naissez le plus souvent

Sur les humides bords des royaumes du venɩ.
La nature envers vous me semble bien injuste.
Votre compassion, lui répondit l'arbuste,
Part d'un bon naturel: mais quittez ce souci ;

Les vents me sont moins qu'à vous redoutables.
Vous avez jusqu'ici

Je plie, et ne romps pas.

Contre leurs coups épouvantables

Résisté sans courber le dos :

*Poétique, pour pendant que.

Mais attendons la fin. Comme il disait ces mots,
Du bout de l'horizon accourt avec furie

Le plus terrible des enfants

Que le nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L'arbre tient bon; le roseau plie.

Le vent redouble ses efforts,

Et fait si bien qu'il déracine

Celui de qui la tête au ciel était voisine,

Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.

LA FONTAINE.

LE PRINTEMPS EN BRETAGNE.

LE printemps en Bretagne est plus doux qu'aux environ de Paris et fleurit trois semaines plus tôt. Les cinq oiseaux qui l'annoncent, l'hirondelle, le loriot, le coucou, la caille, et e rossignol, arrivent avec de tièdes brises qu'hébergent les golfes de la péninsule armoricaine.* La terre se couvre de marguerites, de pensées, de jonquilles, de jacinthes, de nar. cisses, de renoncules, d'anémones, comme les espaces aban. donnés qui environnent Saint-Jean-de-Latran et Sainte-Croix de Jérusalem, à Rome. Des clairières se panachent d'élégantes et hautes fougères; des champs de genêts et d'ajoncs resplendissent de fleurs qu'on prendrait pour des papillons d'or posés sur des arbustes verts et bleuâtres.

Les haies, au long desquelles abondent la fraise, la framboise, et la violette, sont décorées d'églantiers, d'aubépine blanche et rose, de boules de neige, de chèvre-feuilles-convolvulus, de buis, de lierre à baies écarlates, de ronces dont les rejets brunis et courbés portent des feuilles et des fruits magnifiques. Tout fourmille d'abeilles et d'oiseaux : les essaims et les nids arrêtent les enfants à chaque pas. Le myrte et le laurier croissent en pleine terre; la figue mûrit comme en Provence. Chaque pommier, avec ses roses carminées, ressemble à un gros bouquet de fiancée de village.

L'aspect du pays, entrecoupé de fossés boisés, est celui d'une continuelle forêt, et rappelle l'Angleterre. Des vallons étroits et profonds, où coulent, parmi des saussaies et des chènevières, des petites rivières non navigables, présentent des

* L'Armorique est l'ancien nom de la Bretagne. de deux mots celtiques or, proche, et mor, mer.

Elle tire son nom

perspectives riartes et solitaires. Les futaies à fonds da bruyères et à cépées de houx, habitées par des sabotiers, des charbonniers, et des verriers tenant du gentilhomme, du commerçant, et du sauvage, les landes nues, les plateaux pelés, les champs rougeatres de sarrasin, qui séparent ces vallons entre eux, en for* mieux sentir la fraîcheur et l'agrément. Sur les côtes se succèdent des tours à fanaux, des clochers de la Renaissance, tes vigies,† des ouvrages romains, des monu ments druidiques, des ruines de châteaux: la mer borne lę

but.

Observation

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CHATEAUBRIAND.

Description charmante, écrite avec tout l'amour que peut inspirer la terre natale. Le style si élevé et si majestueux de M. de Chateaubriand s'est admirablement plié à la forme bucolique: Virgile n'eût pas mieux dit.

LA MAISON, JES AMIS, LES PLAISIRS DE JEAN.
JACQUES A LA CAMPAGNE, S'IL
ÉTAIT RICHE.

Je n'irais pas me bâtir une ville à la campagne, et mettre au fond d'une province les Tuileries‡ devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts; et, quoiqu'une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gaie que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurais pour cour une basse-cour, et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'au rais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier, et mon avare magnificence n'étalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or, cette petite prodigalité serait peu

*La Renaissance (des beaux-arts); ère nouvelle qui date du règne de François Ier.

+ Pointes de rochers isolés au milieu de la mer.

Le palais des Tuileries On l'appelle ainsi, parce qu'il y avait an trefois des tuileries dans cet endroit.

coûteuse, parce que j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté.

Là, je rassemblerais une société plus choisie que nombreuse d'amis aimant le plaisir, et s'y connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses et le panier des vendangeurs. Là, tous les airs de la ville seraient oubliés ; et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d'amusements divers, qui ne nous donneraient chaque soir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins, où l'abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance; la salle à manger serait partout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre, quelquefois au loin, près d'une source vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d'aunes et de coudriers: une longue procession de gais convives porterait en chantant l'apprêt du festin; on aurait le gazon pour table et pour chaises; les bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre, l'appétit dispenserait des façons; chacun, se préférant ouvertement à tout autre, trouverait bon que tout autre se préférât de même à lui: de cette familiarité cordiale et modérée, naîtrait sans grossièreté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin, plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait pour lier les cœurs. d'importuns laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux d'un œil avide, s'amusant à nous faire attendre à boire, et murmurant d'un trop long diner. Nous serions nos valets, pour être nos maîtres; chacun serait servi par tous; le temps passerait sans le compter, le repas serait le repos, et durerait autant que l'ardeur du jour. S'il passait près de nous quelque paysan retournant au travail, ses outils sur l'épaule, je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa misère; et moi, j'aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les entrailles, et de me dire en secret: "Je suis encore homme.”

Point

Si quelque fête champêtre rassemblait les habitants du

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