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ensemble ces réformateurs. Il grille de promener son homme et l'enlève. Après un moment d'éclipse dans les couloirs, M. Sue reparaît; il vient s'asseoir définitivement dans le groupe des socialistes, entre M. Vidal et M. Esquiros. Aimable trio! M. Sue est un quinquagénaire gros et gris, habillé sans recherche, mais non sans élégance. Il pourrait passer pour un membre du conseil des manufactures, et n'a point l'air cancre et pingre de beaucoup de ses confrères montagnards, lesquels, d'ailleurs, semblent tout fiers de lui. L'un d'eux, surtout, ne pouvait assouvir ses regards voilés de besicles bleues, et semblait un chat-huant qui devient amoureux de la lune. C'est un maître d'école grêle, chétif, difforme, affreux. Je crus voir Marat admirant Lepelletier SaintFargeau. La présence de M. Sue met le public en fièvre de curiosité. On veut contempler les élus rouges de Saôneet-Loire; malheureusement une grande incertitude règne sur l'identité de ceux-ci. Il y a de faux Colfavru, on montre deux Charassin et une foule d'Esquiros; on présente comme Esquiros un gilet rouge qui se trouve être le citoyen Clavier, du Var. O suffrage universel, tienstoi bien!

Enfin, voici M. Baroche et la réforme électorale. Le ministre lit au milieu d'un grand silence son exposé des motifs, qui est bien fait, sauf trop d'affectation à répéter que les mesures proposées ne touchent pas à la Constitution; car, après tout, et quoique la chose soit tournée adroitement, en bonne foi, la Constitution est touchée ! Le projet demande que nul ne puisse être électeur s'il n'a trois ans de domicile au lieu où il vote. Cette disposition principale aura certainement pour résultat de priver du droit de suffrage un certain nombre de gens à

qui la Constitution a voulu le donner. Pourquoi n'être pas sincère! Les autres dispositions se défendent mieux au point de vue où l'on se place. Ce sont celles qui étendent le cercle des incapacités légales. Sont écartés les condamnés pour vol, immoralité, etc., quelle qu'ait été la durée de la peine. Rien de plus légitime. On écarte également les condamnés politiques, tels que rebelles, émeutiers, conspirateurs. Heureusement qu'il y a amnistie pour tous les délits de ce genre antérieurs au projet; autrement, nombre de personnages importants, le Président de la République tout le premier, se trouveraient n'être plus éligibles. Mais quel argument contre les mesures proposées! Voilà la grande fatalité ou, pour mieux dire, la grande justice qui s'élève contre ceux qui ont joué le terrible jeu des révolutions: parvenus au pouvoir, ils sont obligés de qualifier crimes les mêmes méfaits qui ont servi leur ambition et fondé leur fortune.

Le ministre demande l'urgence; la Montagne s'y oppose. C'est M. Michel (de Bourges) qui a parlé pour elle. M. Michel (de Bourges) a une grande renommée, dont nous confessons ne l'avoir jamais trouvé digne. Il est emphatique, sans souffle, il avocasse extrêmement. Ses amis l'appellent un vieux lion. Un lion blanchi, qui a le ventre pesant, la dent branlante, la griffe usée, et dont le rugissement fait rire, en quoi diffère-t-il du caniche? Que le citoyen Michel ne questionne personne de trop sincère on lui avouerait qu'il baisse; car enfin, il a dû avoir du talent, et jamais on ne l'eût tant vanté s'il n'avait été autre que nous le voyons. Sa thèse contre l'urgence de la loi, c'est qu'elle provoque le peuple au moment où il est calme, où il se renferme dans la légalité, où il se montre animé pour la légalité d'un « atta

chement viscéral.» Voilà le rugissement et le français de ce lion berrichon et montagnard.

M. Michel (de Bourges) s'est pourtant fait reprendre par M. Bedeau, et il a occasionné un petit tumulte que nous croyons bien qu'il cherchait. Il a dit que le parti de l'ordre, en adoptant la candidature de M. Leclerc, avait relevé les barricades sanglantes de Juin. Et qu'ont donc fait ceux qui ont inventé la candidature de M. de Flotte? Ah! ceux-là, ils ont proposé et cimenté une alliance entre le prolétariat et la bourgeoisie! Voilà comme ils raisonnent sur la Montagne. Ce qui surprend, c'est moins cette audace que la simplicité de ceux qui les écoutent à s'en laisser piquer. Ne voient-ils point qu'on ne dit cela que pour les mettre en colère et se faire interrompre?

M. Bedeau a fort bien réprimandé l'orateur en lui enseignant de respecter un brave citoyen qui a défendu l'ordre et les lois. Il aurait pu lui demander si le sang de Leclerc ne vaut pas l'encre de Sue.

A la Montagne a succédé le tiers-parti, en deux moitiés, l'une représentée par M. de Beaumont, qui laisse espérer qu'elle votera la loi, l'autre, par M. Lefranc, qui laisse espérer qu'elle ne la votera pas. M. de Beaumont, après avoir posé son importante personne, s'est tu; il a su du moins être court. M. Lefranc s'est embarqué dans une harangue. Il est de ceux qui excellent à esquiver le mot propre. Ayant filé et embrouillé leur phrase comme un cocon, ils finissent par y faire un trou pour en sortir, sans vouloir jamais prononcer le mot qui l'aurait éclairée tout l'auditoire leur souffle inutilement.

et

que

Ces préliminaires terminés, l'urgence a été décrétée à une majorité très forte.

La discussion, selon toute apparence, sera chaude et

compliquée. Ce qui nous étonnerait bien, serait que la Constitution en sortit vierge; ce qui nous étonnerait davantage, serait qu'il fût démontré que le suffrage universel. organisé comme il l'est, n'emportera pas la Constitution et tout ce qui s'en suit. Avant le 10 décembre, M. Jules Favre disait : Votons pour le prince Bonaparte, c'est le seul moyen de conserver la République! Sage raisonnement, que les partisans du suffrage universel feront bien de ne pas oublier.

III.

DISCUSSION.

21 mai 1850.

Durant toute la semaine qui vient de s'écouler, deux citoyens ne se sont pas abordés dans Paris sans s'adresser cette question aimable: A quand les coups de fusil? Il y avait discussion sur l'époque, il n'y en avait point sur la chose. Les uns disaient que ce serait pour demain, les autres qu'on attendrait huit jours; plusieurs affirmaient qu'on attendrait la fin du mois. Personne n'allait jusqu'à prétendre qu'on achèverait paisiblement l'année, ni même la saison.

Aujourd'hui l'atmosphère est plus calme; non pas que les nuages manquent, mais on les sent moins chargés

d'électricité révolutionnaire. Ce qui rassure les esprits, c'est que les Montagnards, qui voulaient se renfermer dans un silence menaçant et farouche, s'inscrivent par douzaines pour tonner à la tribune. Ah! ils veulent parler! on respire. Lorsqu'ils demandent la parole, chacun comprend qu'ils s'arrangent d'être battus.

Ainsi la partie est remise, les coups de fusil sont ajournés. Pour combien de temps? Pas pour longtemps, selon toute apparence. Voilà déjà cinq ou six mois que personne n'a été tué pour cause politique dans les rues de Paris; voilà bientôt un an qu'aucune révolution n'a été essayée; voilà deux ans que nous n'avons rien fait de grave. Deux ans sans barricades sérieuses sous la République. Nous dormons! Nous n'aimons plus la patrie, ni la liberté, ni nos frères!

Voilà notre état social! Nous nous étonnons sérieusement d'avoir passé deux ans sans en venir aux mains, et les sages disent aux empressés: Attendons 1852: en 1852, ce que vous désirez ne peut manquer; tout sera bouleversé nécessairement et totalement.

Mais c'est trop demander, c'est exiger trop de patience; nous n'irons pas jusque-là. Lisez les journaux, écoutez les discours, observez les mouvements très peu dissimulés des socialistes et des révolutionnaires. Si le Gouvernement ne fait rien contre ces manœuvres habiles et hardies, les séditieux auront bientôt autant de force que d'audace; ils seront les maîtres. Si le Gouvernement se met en défense, il ne peut prendre aucune mesure un peu efficace qui ne viole la Constitution ou qui ne serve de prétexte à le dire. Le voilà traître, parjure, provocateur; l'insurrection est le premier des droits et le plus saint des devoirs. Aux armes, citoyens!

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