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RÉFORME DU SUFFRAGE UNIVERSEL.

I.

1er mai 1850.

La Constitution protége le suffrage universel par de grandes sévérités; elle défend de l'attaquer, et c'est un crime de dire qu'il peut produire de mauvais résultats ou qu'il n'en peut pas produire de bons. Son excellence est un dogme; il y a une inquisition et des pénalités contre qui la contesterait. Que personne donc ne la mette en doute! car ce doute, fùt-il écrit dans le cerveau même de l'humanité, tous les bons républicains, M. Hugo en tête, y feraient des ratures. C'est très bien, et nous nous soumettons; le suffrage universel est une invention. agréable, heureuse, parfaite; il ne peut manquer de conduire les peuples qui le pratiquent au plus haut degré

de paix, de sécurité, de moralité, de splendeur. Voilà la foi républicaine.

Cette foi, l'usage que nous avons fait jusqu'à présent du suffrage universel la confirme amplement; mais surtout, la dernière élection de Paris est décisive. Il n'y avait que le suffrage universel qui pùt faire de M. Sue - un législateur.

Mais, avant de cueillir ce beau fruit, que de précieux gages de repos, de prospérité, de justice, rien que dans la culture de l'arbre qui nous l'a donné!

Depuis quatre ou cinq semaines la population était divisée en deux sortes de gens, les électeurs de M. Leclerc et les électeurs de M. Sue. Avant d'en venir au vote on s'adressait, on se renvoyait les calomnies, les injures, les menaces, chacun traînant de son mieux dans la boue le candidat du voisin. — Quelle école de politesse!

De ces deux candidats, l'un n'a donné que de bons exemples, l'autre n'a donné que de mauvais enseignements. Les bons exemples de l'un étaient diffamés, les mauvais enseignements de l'autre étaient glorifiés. Quel exercice de morale!

Si deux citoyens entraient en relations, l'un pour faire nettoyer sa chaussure, l'autre pour gagner quatre sous en lui rendant ce service, et que ces deux citoyens vinssent à causer, ils se déclaraient infailliblement, l'un électeur de Leclerc, l'autre électeur de Sue; et c'était comme s'ils se fussent dit, l'un: Je nommerai Leclerc. pour te tenir en bride; l'autre : Je nommerai Sue pour te prendre tes bottes et te forcer à les cirer lorsqu'elles seront à mes pieds. Quelle leçon et quelle semence de fraternité !

Enfin, après s'être entendu appeler père dénaturé,

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janissaire, intrigant, banqueroutier, menteur, aristo, jésuite (hélas oui!), Leclerc, qui a servi son pays blement et héroïquement, qui s'est dévoué, qui a fait plus que se dévouer, qui a été trouvé pur et honnête en toute sa vie, Leclerc a échoué. Le citoyen modeste, l'homme des grands services et des bons exemples, s'est vu préférer l'auteur effronté des mauvais livres! - Quel encouragement à la modestie, aux bonnes mœurs ! quelle juste récompense du patriotisme et de l'amour

des lois !

Ce n'est pas tout ce résultat obtenu, on s'injurie, on se menace de plus belle. Hier, on se divisait en deux camps ennemis, aujourd'hui on se partage en vainqueurs et en vaincus; l'histrion qui dansait hier devant moi à la foire est un de mes vainqueurs; je suis le vaincu de mon domestique, de mon décrotteur, de mon portier. Ils me font entendre que mon règne expire; je leur fais entendre que je ne suis pas encore décidé à me laisser dépouiller. Ils me disent que les rues sont pavées; je réponds que ma giberne est pleine.

Le moyen de douter que tout cela ne finisse par un embrassement général, et que nous ne devenions promptement, grâce à la pratique et aux résultats du suffrage universel, le peuple le plus poli, le plus juste, le plus fraternel et le mieux uni qui soit sur la terre?

En vérité, les glorieux inventeurs du suffrage universel ont été bien simples de le mettre sous la protection des amendes et de la prison. Comment ces sages législa— teurs n'ont-ils pas compris la fortune qui attendait un si merveilleux moyen d'assurer parmi les hommes le règne de la morale, de la justice et de la concorde?

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Grande et belle foule dans les tribunes; frémissements, agitations sur les bancs de l'Assemblée. C'est un grand jour! Le projet de loi destiné à réglementer le suffrage universel est prêt; le ministre va l'apporter tout à l'heure. Il n'y a d'attention que pour M. Baroche, et il n'est pas là. C'est dire assez le triste sort des orateurs qui sont à la tribune, discutant le budget des travaux publics. A peine M. Berryer même se fait-il écouter; l'Assemblée est inattentive malgré toute l'estime que l'on a pour lui. Un patriote corse s'évertue en faveur du port de Bastia il faut le plaindre! Certes! et nous en sommes garants auprès de ses électeurs, ce n'est pas sa faute s'il n'obtient pas ce qu'il demande. Il paraît sentir vivement l'injustice que l'on fait à la Corse et au port de Bastia ; il s'agite, il invoque l'honneur national et l'intérêt de notre puissance maritime; il va jusqu'au tremblement oratoire. Peine perdue! On attend M. Baroche; M. Baroche ne paraît pas. Mais voici M. Denjoy, et il parle d'interpellations. Ecoutons! M. Denjoy dit ordinairement quelque chose. S'il pouvait agacer la Montagne, cela ferait passer

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le temps! M. Denjoy profite habilement du bénéfice de sa renommée; il tient la Chambre en suspens durant une minute au moins, et même le silence redouble. Mais enfin, il est bien forcé de laisser entendre qu'il veut, lui aussi, s'occuper de l'affaire en discussion, du budget des travaux publics. Le premier mot n'en est pas lâché qu'on ne l'écoute plus; quelques-uns, qui allaient lui prêter l'oreille, rient de leur simplicité; le bourdonnement renaît. Est-ce que M. Baroche ne viendra pas? Est-ce qu'il y a remise? Non, c'est pour trois heures. Il n'est que deux heures encore. Bon courage, valeureux orateurs qui discutez le budget! Au milieu de ce bruit et de cette inattention, M. Berryer, en dépit du ministre, ampute un million sur nous ne savons quel chemin de fer. On n'y prend pas garde; c'est autre chose qu'il s'agit d'amputer. Il faut opérer le suffrage universel, sur lequel, décidément, poussent trop de loupes et de tumeurs.

Un vif mouvement de curiosité se manifeste dans l'Assemblée et se communique aux tribunes. Les têtes s'allongent, les lorgnettes s'ajustent et cherchent leur point de mire. Est-ce M. Baroche? Pas encore, mais c'est l'objet de la loi, c'est la tumeur: M. Sue fait son entrée. Un Arago le conduit avec un sentiment d'orgueil visible. Il le mène d'abord au sommet où siégent les Burgraves rouges. Le citoyen Sue salue premièrement les citoyens Michel de Bourges et Joly père. A tous seigneurs, honneur! Puis, à travers un beau concours de saluts et de sourires, il descend à M. de Lamennais, dont il reçoit une poignée de main fraternelle. Sue et Lamennais, quelle sauce! Et, pour parler le langage des héros de M. Sue, quel arlequin! Combien ces deux hommes-là doivent s'estimer! Cependant l'Arago ne laisse pas longtemps

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