Page images
PDF
EPUB

III.

RAPPORT DE M. THIERS.

15 octobre 1849.

Nous l'avons dit plus d'une fois et nous aurons souvent l'occasion de le répéter: Le monde civilisé tout entier travaille à une apologie de la Religion catholique. Les peuples ne frémissent, les trônes ne sont renversés, les sociétés ne croulent, le genre humain n'est dans l'angoisse et la terreur que pour justifier la sagesse des enseignements et des œuvres de l'Eglise, et pour ramener les générations futures à ses lois, si déplorablement méconnues de nos pères et de nous. Plus le travail de destruction commencé dans le dernier siècle s'élargit et s'accomplit, plus aussi la lumière se fait. Les causes de la mort révèlent les sources de la vie. Nous apprenons comment une société peut vivre, lorsque nous voyons pourquoi elle meurt. Qu'est-ce que la société à l'heure présente? Un cadavre, dont la science politique fait l'autopsie en cherchant inutilement à le galvaniser. Or, partout où le scalpel découvre une lésion, un désordre, une cause de mort, que voit-on? Un principe chrétien faussé, une loi religieuse violée, une force mystérieuse et divine, qu'on a pu supprimer, mais qu'on n'a pu remplacer, et faute de quoi tout manque. En apparence ce n'était rien, en réalité c'était la vie.

Les problèmes sociaux abondent; l'ignorance et la mauvaise foi seules les disent nouveaux. Il n'en est pas un, d'aucun ordre, que l'Eglise n'ait prévu et résolu dès le commencement. Tous ces problèmes sont nés avec l'homme; les sociétés chrétiennes ne les connaissent qu'aux époques où elles ont méprisé, abrogé les lois morales qui les empêchaient de se poser.

Nous sommes dans une de ces époques dures, mais fécondes, que l'on appelle « époques de transition, » et qu'il faudrait appeler époques de punition, ou, d'une façon plus haute et plus chrétienne, époques de rénovation. Car Dieu punit en père; de cette main qui secoue et broie les insolentes conceptions de l'erreur, il met à nu et montre à tous les yeux les lois transgressées, les lois véritables dont il faut reprendre le joug.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que les petits haïssent les grands. La sujétion a rugi quand la domination a été superbe; la richesse avare a toujours vu près d'elle le spectre de la pauvreté jalouse. Job se louait devant Dieu de ce que ses domestiques, au temps de sa prospérité, n'avaient pas dit de lui: Qui nous donnera de sa chair, afin que nous soyons rassasiés? C'est précisément l'imprécation que poussaient les blessés des barricades de Juin.

Qu'avait fait Job pour mériter l'affection de ceux qui lui étaient soumis? Il le dit lui-même : « J'ai été bon à >> mes serviteurs, les considérant comme créés par le » même Dieu que moi. Je n'ai pas mangé seul mon >> pain; la compassion est sortie avec moi du sein de ma » mère. » Et il prononce encore ces paroles, qui pourraient apprendre aux propriétaires d'aujourd'hui pourquoi il y a des socialistes :

Si la terre que je possède crie contre moi et si les >> sillons pleurent avec elle;

» Si j'en ai mangé le fruit sans donner d'argent, et si » j'ai affligé le cœur de ceux qui l'ont cultivée :

>> Qu'elle produise pour moi des ronces au lieu de fro>>ment, et des épines au lieu d'orge! »>

L'Eglise, qui en sait plus que Job, l'Eglise, dépositaire et interprète d'une loi destinée à fonder et à maintenir sur la terre une loi vraiment fraternelle, a étendu les devoirs de la puissance et les droits de l'infériorité. Elle a prescrit au grand, non-seulement d'assister le petit, en lui faisant une part de ses biens, mais encore et surtout d'user de son pouvoir pour que tout homme, à quelque bas degré que Dieu l'eût fait naître, connût ses priviléges et pratiquât ses devoirs d'enfant de Dieu; pour qu'il fût protégé, aimé, respecté; pour qu'instruit de son origine auguste et de sa fin divine, il se respectât luimême, défendant son âme des conseils de la haine et de l'envie.

A force de persévérance, à force de luttes contre toutes les passions, à force d'inspirations célestes obéies avec un courage plus qu'humain, l'Eglise était parvenue à faire passer l'Evangile dans les mœurs et dans les lois; elle avait établi la société entière sur cette base. Si l'œuvre n'avait pas encore toute la beauté possible aux œuvres humaines, ce n'était que l'imperfection d'un édifice inachevé; le plan se développait visible et magnifique, et l'active ouvrière travaillait partout. Quel droit ne possédait pas sa sanction? Quel besoin n'avait pas sa satisfaction assurée ou prochaine? Qu'a-t-on défait qui n'ait pas été, depuis, reconnu nécessaire et indispensable? Qu'a-t-on refait qui ne soit pas une reprise maladroite

et insuffisante du grand travail abandonné? Et qu'essaie-t-on d'impossible et de funeste qui ne soit pas une reprise aussi, la reprise de quelque folie arrêtée à ses débuts ou étouffée dans sa vigueur par la main vigilante et forte qui disciplinait le genre humain?

Dans cet amas de contradictions où tout se brouille pour notre esprit, où le sophisme a souvent l'air de la vérité, où la vérité apparaît avec la physionomie du sophisme; dans cet amalgame effrayant, qu'on nous dit recéler les principes d'une constitution et d'où tous nos efforts ne tirent jamais que des ferments de guerre civile, la sagesse catholique faisait deux parts. Elle admettait, respectait et adorait comme droits de Dieu même tout ce qui est le droit véritable de l'individu dans la société, tout ce qui est le droit véritable de la société sur l'individu, et elle le faisait admettre, respecter et adorer de chacun. Le reste, ce que nous appelons tantôt le droit de l'Etat, tantôt le droit de l'homme, elle le rejetait et le frappait d'anathème. C'était une hérésie. Qu'on ouvre le vaste recueil des hérésies foudroyées par l'Eglise, on n'en trouvera pas une, pas une seule qui ne soit ou le germe ou le développement des principes morbifiques sous lesquels nous succombons.

Nous nous sommes dit que l'erreur était la vérité; nous avons admiré les hérésiarques, et nous les avons appelés les libérateurs de la raison humaine; nous avons violemment tourné contre l'Eglise le mépris et l'adversion que méritent ses adversaires et ses calomniateurs; nous avons méconnu ses conseils, proscrit ses lois, haï ses œuvres et fait une immense part d'honneur, de gloire et de puissance à tout ce qu'elle condamnait : l'heure de la justice est arrivée, mais c'est aussi l'heure de la lu

mière. Tombée dans l'abîme, l'orgueilleuse humanité reconnaîtra qu'elle s'est trompée de chemin.

Rien de plus curieux à lire maintenant que les confidences échangées entre les hommes qui ont sérieusement commencé chez nous l'attaque contre les vérités et les institutions catholiques. Frédéric de Prusse écrivait à Voltaire que la religion chrétienne ne portait que des herbes venimeuses (an. 1766), et Voltaire le félicitait d'avoir, par-dessus tous les princes, l'ame assez forte, le coup-d'œil assez juste, et d'être assez instruit pour savoir que, depuis dix-sept cents ans, la secte chrétienne n'avait jamais fait que du mal. Ces deux grands hommes reconnaissaient qu'il fallait, pour le bonheur et le progrès de l'espèce humaine, abolir une secte ennemie des plaisirs. Frédéric surtout plaint la France d'y être encore attachée. «Si la secte est conservée et protégée en France, >> c'en est fait des beaux-arts et des hautes sciences; la >> rouille de la superstition achèvera de détruire un peuple » d'ailleurs aimable et né pour la société. » Il espère que le triomphe de la « philosophie » ne tardera pas : « Quel » malheureux siècle pour la cour de Rome! On l'attaque >> ouvertement en Pologne; on chasse ses gardes du corps » de France et de Portugal, et il paraît qu'on en fera au» tant en Espagne. Les philosophes sapent ouvertement » les fondements du Trône apostolique; on persiffle le >> grimoire du magicien; on éclabousse l'auteur de la >>secte; on prêche la tolérance, tout est perdu; il faut un » miracle pour sauver l'Eglise. »

Infiniment plus habile dans sa haine que les faquins lettrés dont il encourageait l'audace, Frédéric leur indiquait où ils devaient porter leurs coups. Voltaire, pour en finir plus vite, souhaitait une destruction par les

« PreviousContinue »