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MORT DU MARÉCHAL BUGEAUD.

10 juin 1849.

M. le maréchal Bugeaud a rendu le dernier soupir ce matin. A minuit, l'espérance de le sauver n'était pas complétement perdue; à six heures et demie, il a succombé. La nouvelle s'en est répandue promptement dans Paris. Elle a été accueillie avec un sentiment de douleur et de consternation que toute la France éprouvera. Le pays fait une perte immense. Chacun le sent. Mais Dieu seul, qui a frappé ce coup soudain, en connaît la portée.

Par l'énergie de son âme, par l'ascendant qu'il exerçait sur l'armée, par la confiance qu'inspiraient son caractère et ses talents, M. le maréchal Bugeaud était du petit nombre de ces hommes qui peuvent, au moment donné, servir de rempart à une société tout entière. On

sait que ni la tête ni le cœur ne leur manquent devant le péril, et on leur obéit avant même qu'ils aient pris le commandement. Quand ils tombent, une brèche de plus est ouverte.

Le voilà tombé, cet homme calme et fort, vers qui tous les yeux se tournaient dans l'attente pleine d'angoisse où nous vivons; le voilà tombé sans effort, sans combat, sans bruit! Son épée était une frontière, son nom un drapeau. Un souffle a traversé l'air, et il n'est plus. Le rempart s'est écroulé, la puissante épée est rentrée au fourreau pour jamais.

La place de ce grand homme reste vide. Pour la remplir, il faut des combats et des années. Parmi nos vieux généraux, acteurs illustres des guerres de l'Empire où sa jeunesse s'est glorieusement passée, aucun n'a plus sa vigueur. Parmi les jeunes, aucun n'a son expérience et son autorité.

Tous le connaissaient, tous l'avaient vu à l'œuvre et l'admiraient; presque tous l'aimaient; aucun ne lui eût désobéi. Il n'est pas un officier-général dans l'armée française, pas un qui n'eût en son génie militaire la confiance la plus profonde. Et, quant aux soldats, ils l'appelaient leur père, et ils avaient raison. Rien ne remplacera, au jour de la première bataille, la foi dont les animait cette tête blanchie dans les périls, et cette renommée qu'aucun revers n'avait atteinte, et ce cœur plein de tendresse pour eux.

Et nous qui l'avons connu, nous qui cent fois et mille fois l'avons entendu parler avec tant de bon sens et de patriotisme des maux de la France; nous qui savons quelles étaient la puissance de sa raison et l'étendue de

son dévouement, nous disons que la société civile perd encore plus que l'armée. Il pouvait quelque chose de plus grand et de plus précieux pour la France que de gagner des batailles contre l'ennemi du dehors: il pouvait empêcher les Français de se déchirer entre eux. C'était le rêve de ses derniers jours: imposer la paix et cependant ne pas tirer l'épée. Hélas! comment ne point se troubler en le voyant mourir? comment ne point voir dans cette mort inattendue une de nos dernières ressources emportée, une de nos dernières espérances anéantie?

Ainsi Dieu frappe et brise les liens qui semblaient nous retenir encore sur la pente de l'abîme; ainsi les forces morales et matérielles de l'ordre social disparaissent de jour en jour. En moins de deux ans, la société française aura vu se renouveler en quelque sorte le personnel tout entier de ceux qui ont une action sur ses destinées. Elle est attaquée par des ennemis qu'elle ne connaissait point, et, si elle trouve un défenseur, il sera nouveau comme ceux qu'il devra vaincre. Que Dieu fasse justice ou miséricorde, il se manifestera par un miracle aux yeux de cette société naguère si fière de sa force: il suscitera du néant ses bourreaux ou ses sauveurs.

Dieu ne m'a pas jugé digne de rester ici-bas pour vous aider, a dit le maréchal Bugeaud au Président de la République. La France ne ratifiera pas cette humble et noble parole. Elle sait que le vainqueur d'Isly était digne de la défendre. Elle connaît les services qu'il lui a rendus; elle sera, nous l'espérons, unanime à les honorer, maintenant que les clameurs ingrates et sauvages qui bourdonnaient autour de ce glorieux nom, n'ayant plus de prétexte, vont s'éteindre. En sept années, à force de courage et de persévérance, le maréchal Bugeaud a

conquis l'Algérie. Lorsqu'il fut nommé gouverneurgénéral, nos possessions se bornaient à quelques villes, où nos soldats captifs étaient décimés par la fièvre et par la faim. Ce qu'on appelait alors le territoire français n'était qu'un hôpital dans une prison. Le maréchal nous a laissé un royaume plus vaste et plus soumis que les Tures ne l'avaient jamais possédé. Ce royaume, créé par ses armes, est défendu et sera gardé par ses traditions.

On écrira sans doute un jour cette histoire. Si l'historien est digne du sujet, la postérité n'aura pas assez d'éloges pour l'homme qui a su accomplir en si peu d'années un si grand ouvrage; et, quel que soit le mépris qu'inspire à nos descendants le temps où nous sommes, ils s'étonneront des injures et de l'impopularité que cet homme a subies.

Quelle honte, grand Dieu! le maréchal est mort frappé en quelque sorte d'ostracisme. Le département qu'il habitait, et dont il était le plus ardent bienfaiteur en même temps que le plus illustre citoyen, lui a préféré, aux dernières élections, des hommes qui n'ont pas même l'honneur d'avoir un nom dans cette foule qui se rue avec une fureur ignorante à l'assaut de l'ordre social.

Rien n'excusait cette monstrueuse aberration. Les qualités privées de M. le maréchal Bugeaud étaient au niveau de son courage et de ses talents. Il avait le cœur aussi droit que l'esprit, l'âme pleine de bonne foi et de générosité. Peu d'hommes ont fait plus d'ingrats, ont moins voulu croire à l'ingratitude; forcés d'y croire, en ont moins tenu compte. Il faut dire tout de suite, pour l'honneur de la nature humaine, qu'il rencontra aussi dans sa longue carrière des cœurs dignes du sien. On peut voir et recueillir partout les témoignages de la dou

leur publique. L'affliction et les regrets de ceux qui l'ont particulièrement connu ne se peuvent exprimer.

Sa mort a été chrétienne. Dieu n'a pas oublié que le vaillant soldat avait travaillé à agrandir l'empire de la Croix; il n'a pas oublié surtout les œuvres de charité dont il s'était toujours montré prodigue, et il l'a prévenu de toutes les grâces qu'il accorde à ceux qu'il veut récompenser et bénir. Calme comme en un jour de bataille, le vieux guerrier a vu s'avancer d'un œil ferme le dernier ennemi dont il dùt triompher. Il a reçu avec la foi et la simplicité d'un enfant les secours de la religion, et c'est après avoir suivi avec toute la liberté de son esprit les prières des mourants qu'il a rendu à Dieu son âme purifiée par le sacrement de pénitence. Spectacle auguste, dont ceux qui l'ont vu ne parlent pas sans pleurer; consolation suprême et la seule que puissent goûter les cœurs dévoués que ce malheur public atteint plus particulièrement.

Le maréchal adorait sa famille. La plus grande de ses douleurs a été de n'avoir auprès de lui ni sa femme ni ses enfants. On a pu le deviner, il n'en a point parlé. Aucun de ces noms chéris n'a passé de son cœur jusqu'à ses lèvres. Il craignait de faiblir en les prononçant. Seulement, on le voyait parfois lever les yeux et les mains au ciel, un soupir aussitôt étouffé s'échappait de sa poitrine, et une ombre de tristesse voilait ce mâle visage, sur lequel ni la vie ni la mort n'ont pu faire passer un inoment l'expression de l'effroi.

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