Page images
PDF
EPUB

aux prescriptions étroites des maîtrises et des jurandes ; qu'il est mieux logé, mieux vêtu, mieux nourri; qu'il a plus de distractions, qu'un plus large avenir est ouvert devant lui, etc.

Voici le passage de La Bruyère dont nous venons de parler :

« On voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus dans la campagne, noirs, livides, nus et tout brûlés du soleil, attachés à la terre, qu'ils fouillent et remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet, ils sont des hommes; ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé. »

<< Reconnaît-on là, poursuit le Constitutionnel, la po» pulation robuste et intelligente de nos campagnes? Est» ce là cette race d'hommes qui peuple notre armée de >> vaillants soldats, qui nous a donné des capitaines, des » savants, des industriels, des agronomes, et plus récem» ment les électeurs du 20 avril, du 10 décembre et du >> 13 mai? >>

On voit tout ce qu'il y aurait à dire contre ce raisonnement, et combien il est faible en tous sens. La France n'a pas attendu 1790 pour avoir de beaux et braves soldats, et pour voir des hommes intelligents et distingués en toute sorte de mérite sortir de ses fécondes campagnes, qui n'étaient point les lieux d'horreur et de misère tout peuplés de brutes et de sauvages, que La Bruyère s'amuse à dépeindre. Le Constitutionnel qualifie La Bruyère d'observateur consciencieux, de philosophe éclairé, de chrétien fervent. La Bruyère n'est rien de

tout cela. C'est tout simplement un artiste, un homme de lettres, faible moraliste, car il est plein de misanthropie, et qui, comme tous ceux de sa profession, aurait donné cent vérités pour une antithèse. Il suffit d'ouvrir son livre charmant et faux pour reconnaître un de ces esprits qui jouent à la surface des choses, ne cherchant dans les spectacles et dans les misères de la vie que des effets de littérature. L'ancienne société française, forte de son expérience, de son bon sens, et tranquille sur les larges bases où elle était assise, n'ignorait pas ce qu'elle renfermait de misères, mais elle se sentait le temps, les moyens, la possibilité d'y pourvoir. Elle travaillait à les adoucir, et faisait en souriant des pensions aux beaux esprits qui prétendaient connaître l'art de les supprimer. Elle les eût mis aux Petites-Maisons avec beaucoup de justice, s'ils avaient proposé dès-lors les moyens auxquels ils sont arrivés aujourd'hui.

Le paysan n'était pas le seul qui travaillât pour tout le monde. Il y avait le prêtre qui priait pour tout le monde, le juge qui siégeait pour tout le monde, le soldat qui mourait pour tout le monde. Personne n'y voyait rien d'étonnant ni d'injuste, sauf peut-être quelque philosophe tourmenté d'orgueil et d'envie, qui trouvait mauvais qu'on eut beaucoup de grec et un beau style, et que cependant on ne fût point appelé à gouverner l'empire.

C'était un peu le cas de La Bruyère. S'imaginant n'être pas traité suivant son importance, il se plaignait volontiers de tout, et il avait des idées sociales comme en eut plus tard Rousseau, comme en eurent, après Rousseau, mille carabins philosophes, et comme en ont finalement aujourd'hui tous les portiers, tous les ou

vriers, tous les valets de ferme qui lisent des feuilles démocratiques. Ils ne sont pas au premier rang; ils connaissent des hommes plus riches et mieux placés qu'eux : c'est assez; et tout n'est qu'iniquité dans le monde.

Pour en revenir au texte allégué par le Constitutionnel, La Bruyère a fait un dessin de fantaisie qui n'est d'aucune valeur dans une discussion sérieuse, et qui surtout ne prouve pas ce que le Constitutionnel veut prouver. Ni le paysan français du xvII° siècle ne ressemblait à ce monstre, ni celui du XIXe siècle n'en diffère au point où on le croit. Et peut-être, hélas! le modèle, au lieu de s'éloigner du portrait, s'en est-il rapproché. Physiquement, il est probable que le soleil fait toujours les mêmes effets, et il en sera ainsi jusqu'à ce que l'on ne remue plus la terre qu'à l'abri des parasols de soie du fouriérisme, ou que les légumes et le blé poussent d'euxmêmes et sans culture aux accents de M. Considérant. Que les paysans parlent leur patois ou qu'ils s'expriment en français, leur voix n'est pas douce et n'a nul besoin de l'être ce n'est pas de leur voix qu'ils vivent; ils n'ont de discours à faire qu'au conseil municipal, lorsqu'ils y sont élus; et si cette voix ne débite ni calomnies, ni impiétés, ni sottises, elle est plus agréable à entendre que celle de tous les parleurs d'Académie, de tribune et de tribunaux. Ils vivaient de pain noir, d'eau et de racines: ils en vivent encore. L'avarice y contraint ceux que la nécessité n'y condamne pas, et ils en vivront de plus en plus, car c'est un résultat nécessaire de l'extrême division des propriétés, qui réduit de plus en plus les troupeaux. Quel moyen de nourrir des moutons et des bœufs sur des parcelles de terre qui, bientôt, n'auront plus la longueur de la charrue, et qu'il faudra travailler à la

bêche et féconder d'engrais humains? Enfin, les paysans continuent et continueront d'épargner aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre; car c'est à cette condition seulement que les autres hommes leur épargneront la peine de se battre pour se défendre, de tisser pour se vêtir et de manipuler le fer et le bois pour travailler. Ils continueront aussi de payer l'impôt, le fermage, l'intérêt des sommes qu'ils auront empruntées; ils continueront d'avoir des charges à supporter, des enfants à nourrir, des maladies à souffrir; ils continueront de craindre la grêle, la gelée et la sécheresse; et, pour tout dire, comme tout homme en cette vie, ils continueront de porter le poids de la vie. Si c'est une destinée trop fâcheuse, le Constitutionnel y connaît-il un autre remède que de réaliser au plus vite, non l'utopie purement politique de M. Proudhon, mais l'utopie char

nelle de Fourier?

Voilà l'état physique des paysans, tel à peu près que le dépeint La Bruyère. En quoi donc s'est-il tant amélioré, comme l'assure le Constitutionnel, et en quoi pouvons-nous dire, nous, que La Bruyère n'a pas été un peintre exact? Des deux côtés l'erreur est dans l'état moral des populations de la campagne, dont ni La Bruyère ni le Constitutionnel ne tiennent compte. Ce qui empêchait le paysan du xvir siècle d'être si malheureux, malgré l'apparence, c'est qu'il était chrétien. Ce qui fait que, malgré les améliorations alléguées, en les supposant réelles, le paysan du xix siècle peut se trouver mille fois plus misérable qu'il ne le fut jamais et devenir l'effroi du monde, c'est qu'on l'a rendu socialiste ou révolutionnaire.

Le paysan du xvII° siècle, ce sauvage ouvrier de la terre

dont La Bruyère n'a voulu voir que le rude visage, s'élevait communément à la plus grande hauteur morale où l'homme puisse parvenir : il croyait en Dieu, il croyait en la justice et en la miséricorde de Dieu, et il acceptait sans murmure l'humble rang où il était placé; en cela très supérieur, nous osons le dire, au philosophe qui prenait plaisir à le peindre sous des traits si repoussants. La société ne l'abandonnait point, et lui ne la poursuivait point de sa haine. Il n'ignorait ni ses devoirs en cette vie, ni les espérances de l'autre vie, et il coulait ses jours, voués au travail, dans la crainte et dans l'amour de Dieu. C'était à la campagne qu'on respectait les lois, c'était à la campagne qu'on avait du bon sens et de bonnes mœurs. Si La Bruyère, au lieu de regarder de loin le paysan courbé sur la glèbe, l'avait vu le dimanche dans l'église, auditeur intelligent de la parole catholique; s'il l'avait vu dans ses travaux se fortifiant, dans ses afflictions se consolant par la prière; s'il l'avait vu à son lit de mort, déjà tout rempli, grâce à sa vie simple et pure, des lumières et des espérances de l'éternité, le bel esprit eût tenu sans doute un autre langage. Tout bel esprit qu'il était, il n'aurait pas laissé de remarquer plus de différence qu'il n'en avait notée entre le paysan et la brute, et il aurait compris que la part assignée par la Providence à ces hommes de labeur n'était pas la plus mauvaise, quoiqu'ils ne fussent point appelés, comme aujourd'hui, à donner leur avis sur les affaires de l'Etat.

Nous voudrions que La Bruyère pût contempler le paysan de nos jours dans toute la splendeur de ses progrès politiques, intellectuels et moraux, n'écoutant plus son curé, ne connaissant plus Dieu, n'y croyant plus, esprit fort, lisant au cabaret le journal de M. Proudhon

« PreviousContinue »