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LA LETTRE AU GÉNÉRAL OUDINOT.

9 mai 1849.

Nos soldats avaient éprouvé un échec devant Rome, où l'on avait cru qu'ils entreraient sans coup férir. Cette nouvelle, reçue par dépêche télégraphique, ranima chez nous les espérances du parti républicain. Il profita de la circonstance pour proposer dans l'Assemblée une décision qui rendit plus incertain encore le caractère ambigu et de pure expectative qu'il voulait maintenir à l'expédition. La proposition passa, mais sans être formellement exprimée. Le Prince président n'en tint aucun compte. Il écrivit au général Oudinot une lettre très courageuse, dans laquelle il lui annonçait qu'il recevrait des renforts, et que les armées de la France ne resteraient pas humiliées.

La Lettre du Président de la République au général Oudinot ne pouvait manquer d'avoir du retentissement dans l'Assemblée. Elle en aura partout. C'est un acte de gouvernement, un acte un peu irrégulier peut-être, un peu plus viril et hardi que ne le permet la fiction consti

tutionnelle, mais qui n'en est pas moins très honorable pour son auteur et qui ne déplaira pas à l'opinion. En France, l'opinion est assez sujette à aimer les coups de tête, lorsqu'elle y trouve du cœur. De bonne heure donc, les bancs étaient garnis, les tribunes pleines. On comptait sur des interpellations. Elles ne se sont pas fait attendre. Au milieu du plus beau silence, un personnage mitoyen, rouge, mais d'un rouge changeant, qui se fonce ou se décolore suivant l'occasion, M. Grévy, s'adresse aux ministres; il leur demande ce que signifie la Lettre. Dans son opinion, cette lettre ne serait pas parfaitement conforme au vote d'avant-hier. Nous avouons que c'est aussi notre pensée. Entre le vote qui a désavoué nos soldats et la Lettre qui leur dit : « Courage, vous aurez du renfort, » la conformité ne nous semble pas parfaite. Eh bien! nous avons tort, et M. Barrot, non moins grave que M. Grévy, nous l'assure. O puissance de la fiction! Cette Lettre, dit M. Barrot, n'est qu'un acte privé. Les ministres la couvrent sans doute de leur responsabilité, néanmoins elle ne change rien à la politique du cabinet, qui est strictement celle du vote d'avant-hier. Forte rumeur. Comment! comment! Mais M. Barrot est aussi bon avocat qu'un autre. Il entre dans une argumentation indescriptible, de laquelle il tire, après bien des évolutions, que le gouvernement et la majorité de l'Assemblée veulent absolument la même chose, c'est-à-dire ne pas attaquer la République romaine, et cependant mettre à la place de la République un autre gouvernement. Nous avons vu le moment que M. Odilon Barrot s'embarquerait à prouver que la seule consigne de nos soldats est d'aller maintenir à Rome tous les bienfaits de la révolution. Mais il coupe court, et,

après avoir annoncé qu'en exécution du vote d'avanthier le cabinet a envoyé un agent à Rome, il conclut en priant l'Assemblée d'attendre, pour se prononcer sur l'interpellation, les dépèches officielles qui vont arriver demain. Que peuvent avoir de commun ces dépêches avec la Lettre du Président? M. Grévy le sait sans doute, car il trouve la réponse du ministre parfaitement catégorique, et il accepte le renvoi. La situation tourne à l'imbroglio. M. Ledru-Rollin vient mettre les points sur les i. Il argumente serré. Par la date de la Lettre du Président, par son texte, par la publicité qui lui sera donnée, puisqu'elle sera certainement mise à l'ordre du jour de l'armée, il prouve, et il prouve très bien que cette Lettre est une protestation du chef du Pouvoir exécutif contre la résolution de l'Assemblée. On ne saurait être plus net, c'est justice de le dire, et il n'a pas dépendu de M. Ledru-Rollin que la partie ne s'engageàt très sérieusement entre les deux pouvoirs.

Il a paru moins clair lorsqu'il a voulu, à son tour, expliquer le vote de lundi. Ce vote, en effet, est un coup méchant porté dans l'ombre par des ennemis qui n'ont pas osé déclarer jusqu'où ils voulaient enfoncer le fer, et dont la main a tremblé, comme presque toutes les mains en ce temps-ci.

Et c'est là, précisément, ce qui fait que le Président a pu, sans risquer d'élever un conflit, écrire cette Lettre si désagréable à l'omnipotence parlementaire. Il a vraiment du patriotisme et il ne manque pas de résolution. Double force contre des déclamateurs et des ambitieux subalternes qui n'ont qu'une habileté secondaire au service de l'intérêt de parti !

Lorsqu'il s'est agi de conclure, M. Ledru-Rollin a

faibli. Au lieu de proposer un acte, il a prononcé des injures, et sa harangue n'a eu d'autre résultat que des applaudissements vains et retentissants comme elle. M. Odilon Barrot en a détruit tout l'effet en quelques mots pleins de dignité. L'éloquence de l'homme d'Etat manque souvent au président du conseil, mais il rencontre celle de l'honnête homme et de l'homme bien élevé, qui a son prix et qui gagne d'ailleurs à la comparaison. On applaudit le Ministre. La Montagne s'agite et lance ses aménités à poings fermés sur les amis du Ministère. Un montagnard se dresse et gesticule jusqu'à épouvanter ses voisins. Quel malheur! ce galant homme, plein d'une si belle fureur, n'a point de voix !

Cependant il y a un membre qui trouve que l'on ne conclut pas et qui s'en impatiente. C'est M. Clément Thomas. Il paraît; les esprits s'apaisent. L'ex-général de la garde nationale de Paris a le don d'écarter les pensées trop sévères. Sa situation, d'ailleurs, inspire l'intérêt. Après avoir poussé si vite et s'être lancé en deux enjambées des bureaux du National jusqu'aux fonctions législatives et jusqu'au grade de commandant supérieur d'une armée de deux cent mille hommes, il va mourir. Mon Dieu, oui! le 14 mai, c'est aujourd'hui le 9, il sera mort! Comme ces géants que la pression d'un ressort fait surgir tout droits et tout terribles d'une petite boîte, mais qu'une pression tout aussi légère y fait rentrer, M. Clément Thomas va être inhumainement renfoncé dans sa tabatière et nous ne le verrons plus. Il nous rappelle le jeune malade de Millevoye: triste et mourant à son aurore. Il est grand, un peu pâle, il s'appuie mélancoliquement sur le bois de la tribune:

V.

Bois que j'aime, adieu! je succombe.

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Mais M. Thomas y met de la rancune, et ne serait pas fâché d'entraîner avec lui quelqu'un dans la nuit éternelle. Il s'en prend d'abord au journal la Patrie qui s'est permis de commenter un peu sévèrement le vote nocturne de lundi dernier. Les rédacteurs du National sont étonnants par la faiblesse de leur mémoire. N'ont-ils donc jamais lu leur journal, du temps qu'ils le rédigeaient? Rien ne peut rendre l'accent avec lequel M. Thomas a lu l'article de la Patrie, le geste par lequel il s'est lui-même interrompu, la majesté avec laquelle il a froissé la feuille irrévérencieuse et l'a foulée aux pieds, littéralement, en pleine tribune. Rien ne peut rendre non plus le puissant éclat de rire qui s'est élevé de toutes parts. Passant de la Patrie au Président, M. Thomas a dit qu'il fallait peutêtre excuser les actes d'un homme étranger à nos mœurs; mais que, néanmoins, il conviendrait de nommer une commission qui serait chargée de rédiger une adresse où l'Assemblée exprimerait au Président toute sa réprobation. Ce dernier trait n'a pas eu moins de succès que l'extermination de la Patrie.

Mais ce n'était pas là le succès que désirait la Montagne. M. Flocon a remplacé M. Thomas, tenant à la main une petite motion ainsi conçue :

« Vu l'art. 67 de la Constitution, qui déclare que tous » les actes du Président de la République autres que la >> nomination des ministres sont sans effet s'ils ne sont >> contresignés par un ministre,

» L'Assemblée nationale déclare que la lettre du Pré» sident de la République est nulle et de nul effet. >>

A part la forme, par trop montagnarde, cette proposition n'est pas maladroite. Le Président semble, dans sa lettre, faire assez peu de cas de la résolution de l'As

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