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sérablement, et ses victoires ne porteront pas de fruits tant que la société française ne sera pas placée sous la loi de Dieu. Sans cette loi, qui est l'ordre même, sans les miracles de sagesse et de charité qu'elle inspire, tout ce que la société croira étouffer vivra plus fort sous la compression, tout ce qu'elle croira sauvé sera perdu.

Nous ne voulons pas que l'on puisse dire: La société était en péril, et les catholiques lui ont refusé leur concours! Nous ne voulons pas davantage que l'on puisse soupçonner les catholiques d'avoir un moment compté sur l'efficacité des œuvres purement humaines, pour assurer la conservation d'une société dont l'unique péril est d'avoir cru qu'elle se gouvernerait bien elle-même et qu'elle était à jamais émancipée des lois de Dieu.

IDÉES SOCIALES DE PHÉMIE PASSOT.

23 avril 1849.

Phémie Passot gouverne chez moi les tables de nuit et les couches de ma petite fille. Je demande pardon de cette périphrase, comment oser dire qu'une citoyenne française cumule les fonctions doublement avilissantes de femme de chambre et de bonne d'enfant? Non, cela ne saurait s'avouer sous le régime de l'égalité. Cependant, ce n'est pas tout-à-fait ma faute si la révolution de Février, qui a changé tant de positions, n'a pas changé aussi celle de Phémie Passot. Nos rentes se trouvant assez réduites et nos contributions passablement accrues, nous renvoyâmes notre cuisinière, désormais difficile à nourrir, et Phémie eut son emploi. Elle y aspirait depuis longtemps à cause des relations extérieures, peut-être aussi à cause des maniements de fonds. L'expérience ne

fut pas longue. Au bout de huit jours, nos estomacs refusèrent absolument les essais affreux de cette nouvelle cuisine. Phémie elle-même n'en pouvait plus; elle parut totalement incapable de surveiller le rôt, de conduire le pot-au-feu, surtout de rendre bon compte de ses trafics avec l'épicier et la fruitière. C'était pourtant l'endroit où elle prétendait briller. Elle aurait volontiers dit comme M. Garnier-Pagès: Je vous sauverai de la banqueroute. Il fallut la remettre au balai, de quoi elle ne témoigna pas moins d'humeur que M. Ferdinand Flocon lorsqu'on le fit, de ministre, simple législateur. Nous vîmes assez, ma femme et moi, que Phémie nous gardait rancune. Hélas! elle avait tort. Nous ne demandions qu'à trouver un cordon bleu dans cette laveuse d'écuelles de la veille. Pourquoi ne peut-on entrer à la cuisine aussi facilement que l'on monte à la tribune? Pourquoi faut-il plus d'études à combiner une sauce qu'à composer une constitution?

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Phémie est une personne de dix-neuf ans, taillée en poutre. Larges pieds, larges mains, large nez, large bouche, avec de certains petits yeux picards pas trop timides, et un gros coloris rouge broyé à l'huile sur une peau noire. Elle n'est point mécontente de ce partage. A son compte, il se trouve des minois plus « désavantageux que le sien. Elle ne sait ni écrire, ni lire, ni coudre, et n'est propre qu'à manier le torchon. Ma femme s'est estimée heureuse, après deux ans, d'avoir pu faire entrer dans ce crâne de fonte le Pater et l'Ave Maria. Néanmoins, Phémie se complaît en son esprit autant qu'en sa figure et ne se plaint que de n'être pas au rang où l'appelaient ses mérites. C'est une républicaine de naissance. Avant la révolution, nous avions déjà saisi

quelques lueurs de sa profonde aversion pour l'ordre social. Elle pensait, et le laissait voir, qu'il n'était pas juste que sa maîtresse eût des corsets mieux faits que les siens; car à quoi tient que Madame est svelte et fine, tandis que Phémie Passot casse tous les jours quelques aunes de lacets sans pouvoir se dégrossir? La seule faiseuse de corsets en est cause, évidemment.

Phémie ressentait vivement cet abus de la richesse. Pour saluer avec enthousiasme la révolution de Février, elle n'eut besoin que de nos inquiétudes. L'impôt des quarante-cinq centimes lui fit un vrai plaisir, et je ne crois pas qu'une déclaration du valet de chambre du premier étage l'eût rendue aussi heureuse que de me voir porter à la Monnaie la moitié de mes douze couverts d'argent. Elle n'y gagna rien, elle y perdit même; car ma femme, obligée de faire offrande à la patrie de l'habit de printemps qu'elle voulait acheter, dut se condamner à porter jusqu'au mois de juin une vieille robe de mérinos destinée à Phémie. Mais Phémie aimerait infiniment mieux se promener en chemise que de voir à sa maîtresse une robe neuve. Ma pauvre Phémie, je voulais faire arranger cette robe pour vous; je ne le puis en ce moment, patientez un peu. Madame, je n'ai pas besoin de patience; je suis assez contente de voir ce qui Comment, vous êtes contente de voir ce qui se passe! Mais cela, pourtant, vous prive d'une robe, bien malgré moi. Ce n'est pas pour une robe de moins que la Révolution me fera de la peine, répondit Phémie. Puisque cette Révolution est au profit des pauvres domestiques, elle peut leur coûter quelque chose.

se passe.

Vraiment, reprit la maîtresse étonnée, vous vous entendez mieux que moi à la politique; je ne vois pas du

tout que la Révolution se soit faite à votre profit. Dans ce moment, Madame, ça n'en a pas l'air, peutêtre; mais, à la fin, la République nous donnera l'égalité, et alors... Et alors Phémie? Alors, Madame, les pauvres seront riches à leur tour, et ça sera nous qui serons servis. Dam! c'est bien juste.

Ma femme jugea cette conversation assez grave pour m'être rapportée. Elle m'apprit en même temps que Phémie tenait différents autres propos sur le gouvernement, la philosophie, la religion et l'économie sociale; et que tout cela venait en ligne droite de la loge du citoyen portier, M. Chopin, grand lecteur de la Vraie République, lequel trouvait Phémie infiniment plus disposée à s'instruire que nous ne l'aurions jamais soupçonné.

Et je t'assure, me dit ma femme, que c'est une langue bien pendue!

Je fis comparaître Phémie. Elle se présenta fièrement, un peu émue peut-être, ce que je vis à la façon dont elle tenait la corne de son tablier; mais d'ailleurs résolue à maintenir ses droits civiques, et même à me dire mon fait.

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Est-ce que vous voulez que je vous mette à la porte, Phémie?

Je ne demande pas ça, M'sieu.

C'est

que si vous en aviez envie, ma fille, votre départ m'accommoderait. Je commence à m'ennuyer de vous servir.

- Sans doute que Monsieur veut s'amuser, dit Phémie avec plus de majesté encore que d'embarras; ce n'est pas Monsieur qui sert ici.

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