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* Le devoir du nouvelliste est de dire: Il y a un tel livre qui court, et qui est imprimé chez Cramoisy en tel caractère; il est bien relié et en beau papier; il se vend tant: il doit savoir jusques à l'enseigne du libraire qui le débite; sa folie est d'en vouloir faire la critique.

Le sublime du nouvelliste est le raisonnement creux sur la politique.

Le nouvelliste se couche le soir tranquillement sur une nouvelle qui se corrompt la nuit, et qu'il est obligé d'abandonner le

matin à son réveil.

*

:

* Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule s'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur, que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l'impression qui doit servir à son dessein. Quelques lecteurs croient néanmoins le payer avec usure, s'ils disent magistralement qu'ils ont lu son livre, et qu'il y a de l'esprit, mais il leur renvoie tous leurs éloges, qu'il n'a pas cherchés par son travail et par ses veilles : il porte plus haut ses projets, et agit pour une fin plus relevée : il demande des hommes un plus grand

d'esprit, quofque fort peu estimable Il avait voulu faire entrer La Bruyère à l'Académie française, et n'y put réussir. L'auteur des Caractères ne fut reçu que quelque temps après la mort de Bussy.

1. « Nouvelliste. » Il s'agit des journaux encore dans leur enfance. On voit avec quelle irrévérence les traite La Bruyère; on ne se doutait guère de l'importance qu'ils devaient prendre un jour. Voltaire en parle déjà avec plus de respect : « Les puissances européennes ont-elles une querelle à démêler? elles plaident d'abord par-devant les gazetiers, qui les jugent en premier ressort, et ensuite elles appellent de ce tribunal à celui de l'artillerie. » Mais à la même époque, d'Alembert disait : « J'ai su qu'il n'y a rien à apprendre dans les journaux, sinon que le journaliste est l'ami ou l'ennemi de celui dont il parle, et cela ne m'a pas paru fort intéressant à savoir. »

2. « Cramoisy. Sébastien-Mabre-Cramoisy, imprimeur du roi, rue Saint-Jacques, aux Cicognes. Autrefois toutes les boutiques avaient des enseignes, parce que les maisons n'étant point numérotées l'enseigne était l'unique moyen de les faire reconnaître.

3. Se couche. » Expression piquante et originale dont l'auteur s'est servi encore fort heureusement dans cet autre passage: » L'on se couche à la cour, et on se lève sur l'intérêt. »

4.

Ses esprits. » Le système de Descartes sur les esprits animaux, qu'il disait nécessaires à la vie et au mouvement, avait rendu ce pluriel fort commun.

5.

Quelque tour. » S'il donne à sa pensée une tournure ingenieuse et piquante. 6. Une vanité. » L'auteur se sert volontiers de cette espèce d'article.

7. «Qui doit servir. » La construction est trainante. Ces phrases iongues et négli gées, qui ressemblent à celles de la conversation, se trouvent dans les meilleurs ecri vains. La Bruyère ne semble pas avoir voulu les éviter.

8. « Une fin plus relevée. » La Bruyère parle ici de lui-même et avec l'accent d' Bonnête homme.

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et un plus rare succès que les louanges, et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs 2.

* Les sots lisent un livre, et ne l'entendent point : les esprits médiocres croient l'entendre parfaitement: les grands esprits ne l'entendent quelquefois pas tout entier; ils trouvent obscur ce qui est ɔbscur, comme ils trouvent clair ce qui est clair : les beaux esprits * veulent trouver obscur ce qui ne l'est point, et ne pas entendre ce qui est fort intelligible.

* Un auteur cherche vainement à se faire admirer par son ouvrage. Les sots admirent quelquefois, mais ce sont des sots. Les personnes d'esprit ont en eux les semences de toutes les vérités et de tous les sentiments, rien ne leur est nouveau, ils admirent peu ils approuvent.

4

* Je ne sais si l'on pourra jamais mettre dans des lettres plus d'esprit, plus de tour, plus d'agrément et plus de style que l'on

1. Qui est. Nous avons déjà remarqué que le relatif se trouve ainsi souvent placé loin de son antécédent, sans que phrase cesse d'ètre claire et correcte

2. Meilleurs. Devray, le soing et la despense de nos peres ne vise qu'à nous meubler la teste de science; du ingement et de la vertu, peu de nouvelles. Criez d'un passant à nostre peuple: O le sçavant homme! Et d'un aultre: O le bon homme! H ne fauldra pas de detourner les yeulx et son respect vers le premier. Il y fauldroit un tiers crieur: 0 les lourdes testes! Nous nous enquerons volontiers: Sçait-il du grec ou du latin? escrit-il en vers ou en prose? Mais s'il est devenu meilleur ou plus advisé, c'estoit le principal, et c'est ce qui demeure derriere. » MONTAIGNE, Essais, 1, 24. Les beaux esprits. » Ce mot n'avait pas encore partout le sens défavorable qu'il a ici et qu'il a conserve:

3.

Oh! que tu changerais d'avis et de langage,
Si deux jours seulement, libre du jardinage,
Tout à coup devenu poëte et bel espril
Tu t'allais engager à polir un écrit

Qui dit, sans s'avilir, les plus petites choses.

BOILEAU, Ep. IX.

Homère est peut-être le plus vaste et le plus bel esprit qui ait jamais été. » PERRAULT. Parallele des anciens et des modernes. C'est une chose singulière qu'un bel espril allemand ou moscovite, et s'il y en a quelques-uns au monde, ils sont de la nature de ces esprits qui n'apparaissent jamais sans auser de l'étonnement » BOUHOURS. D bet esprit, Entretiens d'Ariste et d'Eugène.

4. Je ne sais. Voltaire est plus affirmati. Loin que j'aie reproché à Voitur d'avoir mis de l'esprit dans ses lettres, j'ai trouvé au contraire qu'il n'en avait pa assez, quoiqu'il le cherchât toujours. On dit que les maitres à danser font mal la révérence, parce qu'ils la veulent trop bien faire. J'ai cru que Voiture était souvent dans ce cas. Ses meilleures lettres sont étudiées. On sent qu'il se fatigue pour trouver c qui se présente si naturellement au comte Hamilton, à madame de Sévigné, et à tan d'autres dames, qui écrivent sans effort ces bagatelles mieux que Voiture ne les écrivait avec peine. · - Balzac avait un mauvais goût tout contraire. Il écrivait des lettres familieres avec une étrange emphase. Son genre de style n'aurait pas été mauvais pour une oraison funèbre. - Balzac, ne à Angoulême en 1592, a laissé entre autres ouvrages, le Socrate chrétien, le Prince, l'Aristippe et un très-grand nombre de lettres; il a donné de la noblesse et de l'harmonie à la langue française. Voiture, nė à Amiens en 4598; l'Academie française prit le deuil quand il mourut; Lettres Poésies diverses très-vantes de son temps.

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en voit dans celles de BALZAC et de VOITURE. Elles sont vides de
sentiments qui n'ont régné que depuis leur temps, et qui doiven
aux femmes leur naissance : ce sexe va plus loin' que le nôtr
dans ce genre d'écrire; elles trouvent sous leur plume des tours
et des expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long
travail et d'une pénible recherche; elles sont heureuses dans le
choix des termes, qu'elles placent si juste, que, tout connus qu'ils
sont, ils ont le charme de la nouveauté, et semblent être faits
seulement pour l'usage où elles les mettent : il n'appartient qu'à
elles de faire lire dans un seul mot 2 tout un sentiment, et de rendre
délicatement une pensée qui est délicate; elles ont un enchaînement
de discours inimitable qui se suit naturellement, et qui n'est lié
que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j'oserais
dire que les lettres de quelques-unes d'entre elles seraient peut-
être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit.

'2 Au'woo'* Il n'a manqué à TÉRENCE3 que d'être moins froid: quelle
pureté, quelle exactitude, quelle poiitesse, quelle élégance, quels
caractères ! Il n'a manqué à MOLIÈRE que d'éviter le jargon et le
barbarisme, et d'écrire purement: quel feu, quelle naïveté,
quelle source de la bonne plaisanterie, quelle imitation des mœurs,

+

4. « Plus loin. » La phrase de P. Louis Courier est devenue célèbre : « Gardez-vous bien de croire que quelqu'un ait écrit en français depuis le règne de Louis XIV; la moindre femmelette de ce temps-là vaut mieux pour le langage que les Jean-Jacques, Diderot, d'Alembert, contemporains et postérieurs; ceux-là sont tous ànes bâtes, sous le rapport de la langue, pour user d'une de leurs phrases. »

2. Un seul mot.» Madame de Sévigné écrivait à sa fille: « Je suis toute à vous; » et à ses connaissances: « Je suis tout à vous.» Elle trouvait moyen de changer en un sentiment une simple formule de politesse.

D

3. Térence. Remarquez qu'il n'est pas du tout ici question de Plaute. Térence a eu de tout temps en France une meilleure fortune que son rival. Montaigne l'appelle la mignardise et les grâces du langage latin. Fénelon dit qu'il a une naïveté inimitable. Diderot, dans un charmant passage, le compare à quelques-unes de ces précieuses statues qui nous restent des Grees, un Venus de Médicis, un Antinous. Elles ont peu de passions, peu de caractère, pre-que point de mouvement, mais on y remarque tant de pureté, tant d'élégance et de erité, qu'on n'est jamais las de les considérer. On revient à Plaute de nos jours on estime moins la politesse et la pureté que la force et le naturel. Ces changements de goût pourraient être très-curieux et trèsutiles à étudier.

4. D'écrire purement. » La Bruyère a peut-être ici exagéré sa pensée pour le besoin de l'antithèse et de la symétrie. Il va beaucoup plus loin que Fénelon, qui pardonne à a prose de Molière, et condamne ses vers, jugement dont Voltaire s'est beaucoup moqué avec raison. Rien de plus facile que de relever des négligences et des fautes, dans un si grand nombre de pièces écrites pour la plupart de verve et que l'auteur n'avait souvent pas le temps de revoir. Mais quel langage fut jamais plus vif, plus naturei, plus français, on peut dire aussi, plus savant et plus fourni de vieilles et solides locutions gauloises? Au moins les Latins admiraient-ils le style antique de Plaute, et 4' recherchaient pas des barbarismes. Il s'en faut de beaucoup, au reste, que les juge ments littéraires de La Bruyère soient toujours irrécusables.

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quelles images, et quel fléau du ridicule! mais quel homme on aurait pu faire de ces deux comiques '

* J'ai lu MALHERBE et THÉOPHILE 2. Ils ont tous deux connu la nature, avec cette différence, que le premier, d'un style plein et uniforme, montre tout à la fois ce qu'elle a de plus beau et de plus noble, de plus naïf et de plus simple; il en fait la peinture ou l'histoire. L'autre, sans choix, sans exactitude, d'une plume libre et inégale, tantôt charge ses descriptions, s'appesantit sur les détails; il fait une anatomie : tantôt il feint, il exagère, il passe le vrai dans la nature; il en fait le roman.

* RONSARD et BALZAC ont eu, chacun dans leur genre, assez de bon et de mauvais pour former après eux de très-grands hommes en vers et en prose.

* MAROT, par son tour et par son style, semble avoir écrit depuis RONSARD: il n'y a guère, entre ce premier et nous, que la différence de quelques mots.

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4. De ces deux comiques. Il paraft assez difficile de savoir ce que produirait l'alliance de deux génies si opposés. Diderot a très-bien dit: Comme c'est le visage réel de l'homme, et jamais la charge de ce visage que Térence nous montre, il ne fait point éclater de rire. On n'entendra point un de ses pères s'écrier d'un ton plaisamment douloureux: Que diable allait-il faire dans cette galère? Térence n'est pas possédé de ce démon-là, il porte dans son sein une muse plus douce et plus tranquille. » 2.Théophile. Le rapprochement n'est pas heureux. Il s'agit de ce Théophile que Boileau a immortalisé pour le ridicule, en citant ces fameux vers:

D

Ah! voici le poignard qui du sang de son maitre

S'est souillé lachement. Il en rougit, le traitre!

Il disait encore: la charrue écorche la plaine; et dans un autre endroit je baignerai mes mains dans les ondes de tes cheveux. Théophile Viaud, né à Clérac en 1590. Il a fait des tragédies, des élégies, des odes, des sonnets, etc.

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3. Uniforme. Toujours égal. Ce mot s'emploie rarement comme un éloge; Montaigne a dit beaucoup mieux: l'égale polissure et cette perpétuelle douceur de beauté fleurissante des épigrammes de Catulle. »

4. L'histoire. Cet éloge qui conviendrait à Fénelon ou à Virgile, n'est-il pas exagéré, lorsqu'on l'applique à Malherbe?

5.11 feint. Fingit, il invente, il est dans le faux.

6. De très-grands hommes. Cela est plus vrai de Balzac que de Ronsard. Voyez sur ce poête le jugement de Fénelon, Lettre sur les occupations de l'Académie française, édition de M. Despois, p. 37. Ronsard, né près de Vendôme en 1525, passa de son temps pour un Homère, et s'essaya dans tous les genres; il a laissé quelques jolies pieces; sa tentative de réformer la langue française et de la calquer sur le grec fit beaucoup de brait, et eat peu de succès.

7. Marot. Clément Marot, né à Cahors en 1495. Il a laissé des épîtres et des poésies légères encore tres-estimées.

8. «Que la différence de quelques mots. Il faut remarquer aussi que Marot n'a réussi que dans le genre familier, badin, plus naturel au génie français, plus facile, et ou déjà il avait des modeles qui ne manquaient pas de mérite. Ronsard a échoué c'est que son entreprise était plus que la noblesse du style soutenu et élevé ne se rencontre guère que lorsque la langue est mùre, et les esprits et le goût déjà formés. Il avait fallu daue la prose, Rabelais, Amyot, Montaigne, et les immenses travaux des grammairiens, avant d'arriver à Descartes et à Pascal

carrigen

* RONSARD et les auteurs ses contemporains ont plus nui au style' qu'ils ne lui ont servi : ils l'ont retardé dans le chemin de la perfection; ils l'ont exposé à la manquer pour toujours, et à n'y plus revenir. Il est étonnant que les ouvrages de MAROT, si naturels et si faciles, n'aient su faire de Ronsard, d'ailleurs plein de verve et d'enthousiasme, un plus grand poëte que Ronsard et que Marot; et, au contraire, que Belleau, Jodelle et du Bartas aient été sitôt suivis d'un RACAN et d'un MALHERBE, et que notre langue, à peine corrompue, se soit vue reparée.

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* MAROT et RABELAIS sont inexcusables d'avoir semé l'ordures dans leurs écrits: tous deux avaient assez de génie et de naturel pour pouvoir s'en passer, même à l'égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu'à rire dans un auteur. Rabelais surtout est incom

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4. Ont plus nui_au style. Ce n'est pas l'avis de Bouhours, qui semble ici ètre plus dans le vrai: Пs donnèrent, dit-il, à la langue, un caractère d'élégance et de doctrine qu'elle n'avait point encore auparavant, en l'enrichissant des dépouilles de la Grèce et de l'Italie. Amyot, Joachim du Bellay et Ronsard eurent le plus de part à ce changement: mais tout ce que firent ces grands maîtres ne fut qu'une ébauche, dont les traits furent effacés ou corrigés dans les règnes suivants. Desportes, du Perron Malherbe et Coeffeteau réformèrent le langage d'Amyot, de du Bellay et de Ronsard comme Amyot, du Bellay et Ronsard avaient réformé le langage de ceux qui les avaient précédés. Les changements qui se sont faits depuis trente ans ont servi de dernières dispositions à cette perfection, où la langue française devait parvenir sous le règne du plus grand monarque de la terre. » Entretiens d'Ariste et d'Eugène; de la langue française. Style est mis ici pour langue. La Bruyère, à l'exemple de Boileau dans l'Art poétique, esquisse rapidement l'histoire de la langue, et de ses progrès suc

cessifs.

2. Belleau. Belleau, Jodelle et du Bartas, faisaient partie de la Pléiade poétique avec Ronsard, Baïf, Jean Dorat, du Bellay et Ponthus.-Dans les éditions antérieures à celle de 1696, La Bruyère avait mis Saint-Gelais, au lieu de du Bartas. Mais SaintGelais, poëte d'ailleurs encore assez lu, est un disciple de Marot; tandis que du Bartas, auteur du long poëme de la Semaine ou les sept Jours de la Création, a outré tous les défauts de Ronsard.

3. Racan.» Né en 1589, a laissé des Mémoires sur la vie de Malherbe, des Bergeries, etc. Son morceau sur la Retraite est connu de tout le monde. Boileau a dit : Racan chante Philis, les bergers et les bois.

Malherbe, né à Caen en 1556, réformateur de la poésie française, a laissé des odes dont quelques-unes sont encore très admirées. La Bruyère n'a rien dit de Desportes, faible d'idées et de style, mais déjà correct et harmonieux, et qui a rendu de grands services à la langue.

4. « Rabelais. » Né à Chinon en 4483, cordelier, prédicateur, bénédictin, médecin, secrétaire d'ambassadeur, chanoine, mort curé de Meudon en 1553.

5. Semé l'ordure.» Ce mot était fort bien employé dans le style soutenu. Mais on ie trouve presque toujours au pluriel:

Chaque instant de ma vie est chargé de souillures;

Elle n'est qu'an amas de crimes et d'ordures.
MOLIERE, Tartufe, III, 6.

Pascal a dit au singulier: «que le cœur de l'homme est creux et plein d'ordure!. Pensées. Ce mot energique est aujourd'hui d'un emploi rare, la langue s'effeminaat à force de délicatesse.

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