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*Pénible coutume, asservissement incommode! se chercher incessamment les unes les autres avec l'impatience de ne se point rencontrer; ne se rencontrer que pour se dire des riens, que pour s'apprendre réciproquement des choses dont on est également instruite, et dont il importe peu que l'on soit instruite; n'entrer dans une chambre précisément que pour en sortir; ne sortir de chez soi l'après-dînée que pour y rentrer le soir, fort satisfaite d'avoir vu en cinq petites heures trois Suisses, une femme que l'on connaît à peine, et une autre que l'on n'aime guère! Qui considérerait bien le prix du temps, et combien sa perte est irréparable, pleurerait amèrement sur de si grandes misères.

* On s'élève 1 à la ville dans une indifférence grossière des choses rurales et champêtres; on distingue à peine la plante qui porte le chanvre d'avec celle qui produit le lin, et le blé froment d'avec les seigles, et l'un ou l'autre d'avec le méteil 2 : on se contente de se nourrir et de s'habiller. Ne parlez à un grand nombre de bourgeois ni de guérets, ni de baliveaux 3, ni de provins, ni de regains, si vous voulez être entendu; ces termes pour eux ne sont pas français. Parlez aux uns d'aunage, de tarif, ou de sou pour livre, et aux autres de voie d'appel, de requête civile, d'appointement, d'évocation. Ils connaissent le monde, et encore par ce qu'il a de moins beau et de moins spécieux ; ils ignorent la nature, ses commencements, ses progrès, ses dons et ses largesses. Leur ignorance souvent est volontaire, et fondée sur l'estime qu'ils ont pour leur profession et pour leurs talents. Il n'y a si vil praticien qui, au fond de son étude sombre et enfumée, et l'esprit occupé d'une plus noire chicane, ne se préfère au laboureur, qui jouit du ciel, qui cultive la terre, qui sème à propos, et

1. On s'élève. » « On est élevé, on grandit à la ville.» Les grands n'étaient pas pujours aussi ignorants des choses rurales que les bourgeois. Ils étaient souvent élevés la campagne et y passaient une partie de leur vie. Mme de Sévigné nous intéresse ux avenues et aux arbres de sa maison des Rochers, et méte avec beaucoup d'origi.alité dans ses lettres les impressions de la campagne et de la solitude, aux souvenirs 1 aux anecdotes de la cour.

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2. Meteil. Melange de froment et de seigle, semé, récolté, moulu, et employé our faire du pain.

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3. Baliveaux. Le maître brin d'une souche qui est de belle venue, qu'on a réBervé dans les coupes pour croitre en haute futaie. Ces termes sont-ils plus français pour nous que pour les contemporains de La Bruyère, et ne devons-nous pas prendre Botre part de cette critique si vive et si sensée?

4 D'evocation.» Ce sont des termes de droit.

5. Spécieux. Se prend rarement en bonne part

qui fait de riches moissons'; et s'il entend quelquefois parler des premiers hommes ou des patriarches, de leur vie champêtre et de leur économie, il s'étonne qu'on ait pu vivre en de tels temps, · où il n'y avait encore ni offices ni commissions, ni présidents ni procureurs il ne comprend pas qu'on ait jamais pu se passer du greffe, du parquet et de la buvette.

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Les empereurs n'ont jamais triomphé à Rome si mollement, si commodément, ni si sûrement même, contre le vent, la pluie, la poudre et le soleil, que le bourgeois sait à Paris se faire mener par toute la ville : quelle distance de cet usage à la mule de leurs ancêtres! Ils ne savaient point encore se priver du nécessaire pour avoir le superflu, ni préférer le faste aux choses utiles : on ne les voyait point s'éclairer avec des bougies 3, et se chauffer à un petit feu la cire était pour l'autel et pour le Louvre. Ils ne sortaient point d'un mauvais dîner, pour monter dans leur carrosse ; ils se persuadaient que l'homme avait des jambes pour marcher, et ils marchaient. Ils se conservaient propres quand il faisait sec, et dans un temps humide ils gâtaient leur chaussure, aussi peu embarrassés de franchir les rues et les carrefours, que le chasseur de

1. «De riches moissons. » Fénelon n'aurait pas mieux dit. Peut-être est-il le seul avec La Bruyère qui ait vivement senti, au XVIe siècle, le vide que l'ignorance des choses rurales et de la nature laissait dans l'éducation et la littérature. Homère et Virgile ont peint toute la nature; sur le théâtre même, les Grecs faisaient l'eloge de leur beau ciel et de leur terre fertile en moissons et en héros; au XVe siècle, on semble avoir pour la campagne, le même mépris que pour ceux qui la cultivent.

2. Les empereurs. De tout temps, on a fait la satire du présent, en vantant outre mesure le passé. Les anciens ont sans cesse répété ce lieu commun, et deja, dans Homère, Nestor ne se lasse pas de dire: « J'ai vécu dans ma jeunesse, avec des horumes beaucoup meilleurs et beaucoup plus forts que ceux d'aujourd'hui. Il n'est point necessaire de prouver que rien n'est moins vrai ni moins sérieux que cette décadence toujours croissante du genre humain. Remarquons seulement les deux traits principaux qui font croire à La Bruyere que son siècle a degénéré de l'âge précédent et qui pourraient tout aussi bien faire penser le contraire: le luxe augmenté et les distinctions entre les classes s'effacent. C'est là également ce qui a frappé Fenelon. « Memor visita tous les magasins de Salente, toutes les boutiqués d'artisans et toutes les places publiques. Il défendit toutes les marchandises de pays étrangers qui pouvaient introduire le luxe et la mollesse. Il régla les habits, la nourriture, les meubles, la grandeur et l'ornement des maisons pour toutes les conditions differentes. Il bannit tous les ornements d'or et d'argent. » Ce n'est pas tout; il distingue « sept classes d'hommes, qui seront vêtues chacune de couleurs différentes, et condamnées pour toujours l'une au blanc, l'autre au bleu, la troisième au vert, la quatrième au jaune aurore, etc. « Ainsi, sans aucune dépense, chacun sera distingué suivant sa condition, et on baunira de Salente tous les arts qui ne servent qu'à entretenir le faste. Télémaque, livre x. Qui vourait vivre au milieu de cette population bariolée ?

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3. Des bougies. Du temps de La Bruyère la bougie, ou, comme on disait alors, la thandelle de Bougie, était un vrai luxe. On la nommait ainsi parce qu'on allait chercher la cire dont on la faisait à Bougie, e de la côte d'Afrique, aujourd'hui dans la province de Constantine.

traverser un guéret, ou le soldat de se mouiller dans une tranchée. On n'avait pas encore imaginé d'atteler deux hommes à une litière1 : il y avait même plusieurs magistrats qui allaient à pied à la chambre ou aux enquêtes 2, d'aussi bonne grâce qu'Auguste3 autrefois allait de son pied au Capitole. L'étain dans ce temps brillait sur les tables et sur les buffets, comme le fer et le cuivre dans les foyers; l'argent et l'or étaient dans les coffres. Les femmes se faisaient servir par des femmes; on mettait celles-ci jusqu'à la cuisine. Les beaux noms de gouverneurs et de gouvernantes n'étaient pas inconnus à nos pères : ils savaient à qui l'on confiait les enfants des rois et des plus grands princes; mais ils partageaient le ser vice de leurs domestiques avec leurs enfants, contents de veiller eux-mêmes immédiatement à leur éducation. Ils comptaient en toutes choses avec eux-mêmes; leur dépense était proportionnée à leur recette; leurs livrées, leurs équipages, leurs meubles, leur table, leurs maisons de la ville et de la campagne, tout était mesuré sur leurs rentes et sur leur condition : il y avait entre eux des distinctions extérieures qui empèchaient qu'on ne prît la femme du praticien pour celle du magistrat, et le roturier ou le simple valet pour le gentilhomme. Moins appliqués à dissiper ou à grossir leur patrimoine qu'à le maintenir, ils le laissaient entier à leurs héritiers, et passaient ainsi d'une vie modérée à une mort tranquille. Ils ne disaient point : Le siècle est dur, la misère est grande, l'argent est rare; ils en avaient moins que nous, et en avaient assez, plus riches par leur économie et par leur modestie, que de leurs revenus et de leurs domaines. Enfin, l'on était alors pénétré de cette maxime, que ce qui est dans les grands splendeur, somptuosité, magnificence, est dissipation, folie, ineptie dans le particulier.

4. Litière. Chaise à porteurs.

2. A la chambre. Dans la première institution du parlement, il n'y avait que deux chambres et deux sortes de conseillers: l'une était la grand'chambre pour les audiences, dont les conseillers s'appelaient jugears, qui ne faisaient que juger; l'autre des enquetes, dont les conseillers s'appelaient rapporteurs, qui ne faisaient que rapporter les proces par écrit. FURETIERE.

3. Auguste avait ses raisons pour être si modeste.

4. Domestiques. Ils ne donnaient point à leurs enfants d'autres domestiques que les leurs propres.

5.

Praticien. Celui qui est versé dans la pratique judiciaire

[Chapitre VIII. ]

DE LA COUR.

* Le reproche, en un sens, le plus honorable que l'on puisse faire à un homme, c'est de lui dire qu'il ne sait pas la cour : il n'y a sorte vertus qu'on ne rassemble en lui par ce seul mot'.

* Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage; il est profond, impénétrable; il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur 2, déguise ses passions, dément son cœur, parle, agit contre ses sentiments: tout ce grand raffinement n'est qu'un vice, que l'on appelle fausseté, quelquefois aussi inutile au courtisan pour sa fortune, que la franchise, la sincérité et la vertu.

** Qui peut nommer de certaines couleurs changeantes1, et qui sont diverses selon les divers jours dont on les regarde ? de même, qui peut définir la cour?

* Se dérober à la cour un seul moment, c'est y renoncer: le courtisan qui l'a vue le matin la voit le soir, pour la reconnaître le lendemain, ou afin que lui-même y soit connu.

* L'on est petit à la cour, et, quelque vanité que l'on ait, on s'y trouve tel; mais le mal est commun, et les grands mêmes y sont petits.

* La province est l'endroit d'où la cour, comme dans son point de vue, paraît une chose admirable : si l'on s'en approche, ses agréments diminuent comme ceux d'une perspective que l'on voit de trop près.

4. « Mot. » C'est commencer ce chapitre par une satire bien vive et bien hardle. 2.

Contraint son humeur. Le duc d'Orléans, régent, disait d'un grand seigneur ·

« C'est un parfait courtisan, il n'a ni humeur, ni honneur. »

3. Contre ses sentiments.» «Que de bassesses pour parvenir ! Il faut paraître, non Das tel qu'on est, mais tel qu'on nous souhaite. Bassesse d'adulation, on encense et on adore l'idole qu'on méprise; bassesse de lâcheté, il faut savoir essuyer des dégoûts, dévorer des rebuts, et les recevoir presque comme des grâces; bassesse de dissimulation, point de sentiments à soi, et ne penser que d'après les autres; bassesse de déréglement, devenir les complices et peut-être les ministres des passions de ceux de qui pous dépendons.... Ce n'est point là une peinture imaginée; ce sont les mœurs des fours, et l'histoire de la plupart de ceux qui y vivent.» MASSILLON, Petit Carême, Premier dimanche, p. 34 de l'édition annotée de M. Deschanel. Les divisions systématiques dont Massillon se sert presque toujours, affaiblissent la vigueur de son beau Langage.

4. Couleurs changeantes. Il y a bien longtemps qu'on a dit que le courtisan était un Protée. C'est la même comparaison reprise d'une manière plus familiere et plus moderne.

L'on s'accoutume difficilement à une vie qui se passe dans une antichambre, dans des cours, ou sur l'escalier.

* La cour ne rend pas content; elle empêche qu'on ne le soit ailleurs.

Il faut qu'un honnête homme ait tâté de la cour: il découvre, en y entrant, comme un nouveau monde qui lui était inconnu, où il voit régner également le vice et la politesse, et où tout lui est utile, le bon et le mauvais.

* La cour est comme un édifice bâti de marbre ; je veux dire qu'elle est composée d'hommes fort durs, mais fort polis 3.

* L'on va quelquefois à la cour pour en revenir, et se faire par là respecter du noble de sa province, ou de son diocésain.

:

* Le brodeur et le confiseur seraient superflus, et ne feraient qu'une montre inutile, si l'on était modeste et sobre les cours seraient désertes et les rois presque seuls, si l'on était guéri de la vanité et de l'intérêt. Les hommes veulent être esclaves quelque part, et puiser là de quoi dominer ailleurs. Il semble qu'on livre en gros aux premiers de la cour l'air de hauteur, de fierté et commandement, afin qu'ils le distribuent en détail dans les provinces ils font précisément comme on leur fait, vrais singes de la royauté.

* Il n'y a rien qui enlaidisse certains courtisans comme la présence du prince : à peine les puis-je reconnaître à leurs visages; leurs traits sont altérés, et leur contenance est avilie. Les gens fiers et superbes sont les plus défaits, car ils perdent plus du

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4. Antichambre. La vie oisive et inutile des courtisans n'inspire encore que de l'étonnement. L'indignation viendra plus tard.

2. «Tout lui est utile. » La Bruyère parle ici de lui-même.

3. Fort polis. » C'est un jeu de mots spirituel, mais peut-être pas d'un goût assez sévère. P. Corneille a dit à peu près de même, dans Polyeucte, acte IV:

Toute votre félicité

Sujette à l'instabilité

En moins de rien tombe par terre,
Et comme elle a l'éclat du verre,
Elle en a la fragilité.

4. Esclaves quelque part. » Vérité triste et profonde qui ne trouve pas seulemen Son application dans les cours. Salluste fait dire à Lépide: «Les satellites de Sylla qui portent les plus grands noms de Rome, qui ont sous les yeux les beaux exemple de leurs ancêtres, par une bassesse que je ne puis assez admirer, ont acheté le droit de vous commander en se faisaut ses esclaves. Fragments, § II, page 332 du Conciones annoté de M. J. Girard. - Tacite a imité cette pensée dans un passage célèbre: . Othon était là, tendant les mains, saluant la foule, envoyant des baisers, et pour obtenir l'empire, prodigue de servilité. Omnia serviliter pro dominatione. Hist. 1, 36

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