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tiennent qu'ils sont mauvais, et tout le monde convient qu'ils sont mauvais mais l'endroit de l'ouvrage que ces critiques croient citer, et qu'en effet ils ne citent point, n'en est pas pire.

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* Que dites-vous du livre d'Hermodore? Qu'il est mauvais, répond Anthime. Qu'il est mauvais? Qu'il est tel, continue-t-il, que ce n'est pas un livre, ou qui mérite du moins que le monde en parle. Mais l'avez-vous lu? Non, dit Anthime. Que n'ajoute-t-il que Fulvie et Mélanie l'ont condamné sans l'avoir lu, et qu'il est ami de Fulvie et de Mélanie 2.

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* Arsène, du plus haut de son esprit 3, contemple les hommes; et, dans l'éloignement d'où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse : loué, exalté, et porté jusqu'aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s'admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu'il a, posséder tout celui qu'on peut avoir, et qu'il n'aura jamais: occupé et rempli de ces sublimes

à La Bruyère ces inversions, qui donnent de la variété à la phrase, et que Fénelon regrettait de ne pas trouver assez frequemment dans nos écrivains.

1. Que dites-vous? » Les écrivains satiriques ont toujours recherché la forme du dialogue. Horace et Boileau en font un grand usage, le premier surtout. Ils se rapprochent par là de la comédie. On a pu soutenir avec raison que les Provinciales de Pascal avaient contribué à former Molière.

2. Et de Melanie. » Le marquis. Quoi! chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette piece?

Dorante. Oui, je prétends la soutenir.

Le marquis. Parbleu, je la garantie détestable,

Dorante. La caution n'est pas bourgeoise. Mais, marquis, par quelle raison, de grâca, cette comédie est-elle ce que tu dis?

Le marquis. Pourquoi elle est detestable?

Dorante. Oui.

Le marquis. Elle est détestable, parce qu'elle est détestable.

Durante. Après cela, il n'y a plus rien à dire; voilà son procès fait. Mais encore, instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont.

Le marquis. Que sais-je, moi? je ne me suis pas seulement donné la peine de l'écou ter. Mais enfin je sais bien que je n'ai jamais rien vu de si méchant. Dieu me sauve, et Dorilas, contre qui j'etais, a été de mon avis.

Dorante. L'autorite est belle, et te voilà bien appuyé. »

MOLIÈRE, Critique de l'Ecole des femmes, sc. 6. Souvenez-vous que la pièce de Molière fut publiéo en 1663, et ce caractère de La Bruyere en 4689.

3. Du plus haut de son esprit. »

Aux conversations même il trouve à reprendre;
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre;
Et les deux bras croises, du haut de son esprit,
Il regarde en pitie tout ce que chacun dit!

MOLIERE, le Misanthrope, acte 11, sc. 5.

Voyez tout le portrait qui est fort beau. La Bruyère, qui ne publia ses Caractères que plus de vingt ans après le Misanthrope, a beaucoup emprunté à Molière; il ne lui est pas ici inférieur.

4. Porté. Heureuse gradation.

idées, il se donne à peine le loisir de prononcer quelques oracles, élevé par son caractère au-dessus des jugements humains, il abandonne aux âmes communes le mérite d'une vie suivie et uniforme, et il n'est responsable de ses inconstances' qu'à ce cercle d'amis qui les idolâtrent; eux seuls savent juger, savent penser, savent écrire, doivent écrire; il n'y a point d'autre ouvrage d'esprit si pien reçu dans le monde et si universellement goûté des honnêtes gens, je ne dis pas qu'il veuille approuver1, mais qu'il daigne lire ; incapable d'être corrigé par cette peinture, qu'il ne lira point.

* Théocrine sait des choses assez inutiles, il a des sentiments toujours singuliers; il est moins profond que méthodique, il n'exerce que sa mémoire; il est abstrait, dédaigneux, et il semble toujours rire en lui-même de ceux qu'il croit ne le valoir pas : le hasard fait que je lui lis mon ouvrage, il l'écoute; est-il lu", il

1. Inconstances.» Marques d'inconstance. Ce pluriel est rare; l'auteur a dit de même dans la préface, des exactitudes.

2. Eux seuls savent, etc. »

Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis.

MOLIÈRE, les Femmes suvantes.

3. Des honnêtes gens. Ce mot revient à chaque instant dans les écrivains du XVIe siècle, mais il n'avait que rarement le sens sérieux et solide que nous y attachons. Aptoto chez les Grecs, signifie souvent les plus riches; boni viri, en latin, les partisans du sénat. L'honnête homme du temps de La Bruyère, c'était juste l'opposé du pedant, l'esprit éclairé et poli, qui fuyait toute affectation de science, et qui sans écrire, aimait les lettres et savait en juger. « Si je pouvais luicter en ces vieux champions là (les grands écrivains de l'antiquité), ie serois honneste homme. » MoNTAIGNE, Essais, 1, 25. « Parmi les occupations les plus importantes, César ne laisse pas de donner quelques heures aux belles-lettres, dont Atticus, cet honnête homme des anciens, n'avait pas acquis une connaissance plus délicate dans la douceur de son repos, et la tranquillité de ses études. » SAINT-EVREMOND, Observations sur Salluste.

«Je dois ces réflexions sur Malherbe, à un honnête homme de nos amis, qui a tout le discernement qu'on peut avoir, et qui dans la fleur de son age, joint une grande capacité avec une grande sagesse.» BOUHOURS, Manière de bien penser, iv. » Pascal a donné une définition étendue de l'honnête homme dans un curieux passage de ses Pensées.

4. a Approuver. Le père Bouhours a fait un portrait tout semblable, qui a servi à La Bruyère, aussi bien que celui de Molière. Voici ce passage dont la pureté élégante montre encore mieux ce que vaut la perfection savante et énergique de notre auteur: Je ne hais rien tant que certains esprits qui s'en font extrêmement accroire. Ils ont dans leur mine, dans leurs gestes, et jusque dans le ton de leur voix, un air de fierté et de suffisance, qui fait juger qu'ils sont fort contents d'eux-mêmes. Ils font profession de n'estimer rien, et de trouver à redire à tout. Il ne se fait pas un ouvrage d'esprit, qui ne leur fasse pitié; mais en récompense, ils ne font rien qu'ils n'admirent. Ils prennent quelquefois un ton d'oracle, et décident de tout souverainement dans les compagnies. Pour leurs ouvrages, ils en font un grand mystère, on par affectation, ou pour exciter davantage la curiosité de ceux qui ont envie de les voir, ou parce qu'ils jugent peu de personnes capables d'en connoitre le juste prix. Ce sont des trésors cachés, qu'ils ne communiquent qu'à trois ou quatre de leurs admirateurs. » Entretiens d'Ariste et d'Eugène, iv.

5. « Abstrait.» Distrait, celui qui ne peut appliquer son attention à aucun sujet, abstrait, celui qui la concentre en lui-même et sur ses idées.

6. Est-il lu. Tournure vive, qui ressemble à "ablatif absolu des latins.

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me parle du sien. Et du vôtre, me direz-vous, qu'en pense-t-il? je vous l'ai déja dit, il me parle du sien.

* Il n'y a point d'ouvrage accompli qui ne fondit1 tout entier au milieu de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs, qui ôtent chacun l'endroit qui leur plait le moins 2.

* C'est une expérience faite, que, s'il se trouve dix personnes qui effacent d'un livre une expression ou un sentiment, l'on en fournit aisément un pareil nombre qui les réclame; ceux-ci s'écrient Pourquoi supprimer cette pensée ? elle est neuve, elle est belle, et le tour en est admirable; et ceux-là affirment, au contraire, ou qu'ils auraient négligé cette pensée, ou qu'ils lui auraient donné un autre tour. Il y a un terme, disent les uns, dans votre ouvrage, qui est rencontré3, et qui peint la chose au naturel ; il y a un mot, disent les autres, qui est hasardé, et qui d'ailleurs ne signifie pas assez ce que vous voulez peut-être faire entendre : et c'est du même trait et du même mot que tous ces gens s'expliquent ainsi; et tous sont connaisseurs et passent pour tels. Quel autre parti pour un auteur, que d'oser pour lors être de l'avis de ceux qui l'approuvent?

* Un auteur sérieux n'est pas obligé de remplir son esprit de toutes les extravagances, de toutes les saletés, de tous les mauvais mots que l'on peut dire, et de toutes les ineptes applications que l'on peut faire au sujet de quelques endroits de son ouvrage, et encore moins de les supprimer; il est convaincu que, quelque scrupuleuse exactitude que l'on ait dans sa manière d'écrire, la raillerie froide des mauvais plaisants est un mal inévitable, et que les meilleures choses ne leur servent souvent qu'à leur faire rencontrer une sottise.

* Si certains esprits vifs et décisifs étaient crus, ce serait en

4. Qui ne fondit. Métaphore juste et heureuse. Que ceulx qui nous ont voulu bastir ces années passées, un exercice de religion si contemplatif et si immateriel, ne s'estonment point s'il s'en treuve qui pensent qu'elle feust échappée et fondue entre leurs doigts, si elle ne tenoit parmy nous comme marque, titre et instrument de division et de part, plus que par soy-mesme. MONTAIGNE, Essais, III, 8.

2. Qui leur platt le moins.» «M. de Termes ne s'accommode pas, dites-vous, du mot de lubricité. Eh! bien, qu'il en cherche un autre. Mais moi, pourquoi ôterois-je un mot qui est dans tous les dictionnaires au rang des mots les plus usités? Où en seroit-on, si l'on vouloit contenter tout le monde? Quid dem? quid non dem? Renuis tu quod jubet alter. Tout le monde juge et personne ne sait juger. » BOILEAU, Correspondance.

3. Rencontré. On emploie plus souvent de nos jours trouvé, qui vaut moins. 4. Décisifs. Ne s'emploie guère qu'en parlant des choses, une raison décisive

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core trop que les termes pour exprimer les sentiments, il faudrait leur parler par signes, ou sans parler1 se faire entendre. Quelque soin qu'on apporte à être serré et concis, et quelque réputation qu'on ait d'être tel, ils vous trouvent diffus: il faut leur laisser tout à suppléer, et n'écrire que pour eux seuls : ils conçoivent une période par le mot qui la commence, et par une période tout un chapitre leur avez-vous lu un seul endroit de l'ouvrage, c'est assez, ils sont dans le fait et entendent l'ouvrage : un tissu d'énigmes leur serait une lecture divertissante, et c'est une perte pour eux que ce style estropié qui les enlève soit rare, et que peu d'écriyains s'en accommodent. Les comparaisons tirées d'un fleuve dont le cours, quoique rapide, est égal et uniforme, ou d'un embrasement qui, poussé par les vents, s'épand au loin dans une forêt où il consume les chènes et les pins, ne leur fournissent aucune idée de l'éloquence; montrez-leur un feu grégeois qui les surprenne, ou un éclair qui les éblouisse, ils vous quittent du bon et du beau, * Quelle prodigieuse distance entre un bel ouvrage et un ouvrage parfait ou régulier! je ne sais s'il s'en est encore trouvé de ce dernier genre. Il est peut-être moins difficile aux rares génies de rencontrer le grand et le sublime que d'éviter toute sorte de fautes. Le Cid n'a eu qu'une voix pour lui à sa naissance, qui a été celle de l'admiration; il s'est vu plus fort que l'autorité et la

un argument décisif. Un esprit décisif forme pourtant un beau sens, et qu'aucun autre mot ne remplace.

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1. « Sans parler. Il serait à souhaiter que nous fussions comme les anges, qui se communiquent leurs pensées sans le secours des paroles; mais n'étant pas de purs esprits, nous sommes contraints d'avoir recours au langage, pour exprimer ce que nous pensons; et telle pensée ne peut s'entendre sans un certain nombre de mots si vous en retranchez quelque chose, sous prétexte de rendre la pensée plus forte. vous tombez infailliblement dans l'obscurité. » BOUHOURS, Manière de penser. iv. 2. Ce style estropié. « N'avez-vous pas pris garde que l'obscurité des pensées vient encore de ce qu'elles sont estropiées, si j'ose m'exprimer de la sorte; je veux dire que le sens n'en est pas complet, et qu'elles ont quelque chose de monstrueux, comme ces statues imparfaites ou toutes mutilées, qui ne donnent qu'une idée confuse de ce qu'elles représentent, et qui n'en donnent même aucune?» BouHOURS, Ibid. La Bruyère, comme tous les écrivains originaux, a beaucoup pris partout; on voit combien il restait original, en s'emparant des pensées et même des expressions des autres.

3. Qui les enlève, Qui les charme; capit, rapit,

4. D'un embrasement, etc. » C'est la comparaison dont se sert Quintilien, pour vanter l'éloquence de Cicéron.

5. Parfait ou régulier. Si La Bruyère veut parler ici d'un ouvrage absolument parfait, où il n'y ait rien à reprendre, il est évident qu'il n'en sortira jamais un seul de la main de l'homme; tout ce que peuvent faire ces rares génies dont on parle, c'est d'approcher autant que possible de la perfection, Seulement ils suivent moins les règles des tres qu'ils n'imposent les leurs; ils sont originaux. Les imitateurs viennent ensuite qui marchent religieusement sur leurs traces, ils sont léguliers.

politique', qui ont tenté vainement de le détruire; il a révni en sa faveur des esprits toujours partagés d'opinions et de sentiments, les grands et le peuple; ils s'accordent tous à le savoir de mémoire, et à prévenir au théâtre les acteurs qui le récitent. Le Cid enfin est l'un des plus beaux poëmes que l'on puisse faire ; et l'une des meilleures critiques qui ait été faite sur aucun sujet, est celle du Cid.

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* Quand une lecture vous élève l'esprit, et qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle' pour juger de l'ouvrage, il est bon, et fait de main d'ouvrier.

* Capys, qui s'érige en juge du beau style, et qui croit écrire comme BOUHOURS et RABUTIN, résiste à la voix du peuple, et dit tout seul que Damis n'est pas un bon auteur. Damis cède à la multitude, et dit ingénument, avec le public, que Capys est froid écrivain.

L'usage a eu raison de n'allier presque jamais, parfait et régulier, comme on le volt ici, mais correct et régulier. Voyez ce que l'auteur dit plus loin des esprits sublimes et des esprits justes.

4. La politique.

En vain contre le Cid un ministre se ligue,

Tout Paris, pour Chimène a les yeux de Rodrigue;
L'Académie en corps a beau le censurer,

Le public révolté s'obstine à l'admirer.

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BOILEAU, Sat, IX.

2. « L'une des meilleures critiques. N'y a-t-il pas beaucoup d'exagération dans cette espèce d'égalité qu'on veut établir entre Corneille et ses juges! Les Sentiments de l'Académie sur le Cid, méritent-ils l'éloge qu'en fait ici La Bruyère, et qu'on a trop souvent répété? Il semble que M. Daunou a très-bien jugé cette critique: « En vain le public, guidé cette fois par un pur instinct, avait accueilli avec transport les premières représentations du Cid; cette production miraculeuse du génie français, insultée dans un libelle de Scuderi, était magistralement critiquée au sein de l'Académie française, où siégeait Faret, et où ne siégeait pas Corneille. Il règne à la vérité quelque modération, quelque décence dans cette censure solennelle; mais au moment où Corneille, s'élevant soudainement au-dessus de ses contemporains et de lui-même, fesait le plus grand pas qui jamais peut-être ait été fait dans aucun art, c'était demeurer bien au-dessous de lui que de s'appliquer à tempérer, par un examen minutieux et peu juste, l'heureux enthousiasme qu'un tel chef-d'œuvre avait excité. » Eloge de Boileau.

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3. Courageux. Courage et cœur s'employaient encore très-souvent l'un pour l'autre. 4. Ne cherchez pas une autre règie. Celle-ci est en effet infaillible et éternelle. Voilà de la véritable critique et digne d'un esprit supérieur. Il ne faut pas mépriser les minuties des rhéteurs et les chicanes des grammairiens; elles sont parfois d'une grande utilité. Mais les premières et les plus solides règles du goût sont d'un ordre plus relevé. Longin avait dit avant La Bruyère: Tout ce qui est véritablement sublime a cela de propre quand on l'écoute, qu'il élève l'âme, et lui fait concevoir une plus haute opinion d'elle-même. Du Sublime, ch. v, trad. de Boileau.

5. Bouhours. » Ingénieux et savant jésuite, profondément versé dans la connaissance de la langue française, beaucoup trop vanté de son temps et trop oublié du nôtre. Il avait cité La Bruyère avec éloge dans son Recueil des Pensées ingénieuses.

<Rabutin. Bussy-Rabutin, cousin de madame de Sévigné, homme de beaucou

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