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cela, il est très-conséquent à sa théorie de la production nécessaire des choses, il met en principe que Dieu n'a pu se proposer aucune fin; car, s'il agissait pour une fin quelconque, il désirerait quelque chose dont il serait privé, ce qui détruit l'idée de la perfection de Dieu. En fait, toutes les causes finales dont on parle sont de pures fictions inventées par les hommes. Et là-dessus, parce que le vulgaire et les mauvais théologiens abusent du principe des causes finales et imaginent des fins extravagantes, Spinoza en conclut que toutes les fins qu'on peut concevoir sont des chimères, et que la nature ne se propose aucun but dans ses opérations.

Voilà toute la théodicée de Spinoza, la première partie de l'Éthique

sur Dieu. Sa théorie de l'âme en découle. Si Dieu seul est substance, l'homme n'est qu'un être particulier, qui existe seulement en acte; de même le corps est un certain mode de l'étendue, qui existe en acte, et rien de plus.

Sans prolonger les citations, vous apercevez toutes les conséquences de ces principes: plus d'espoir d'immortalité, la prière inutile envers un être immuable et sans volonté, qui n'a pas créé l'homme mais le porte dans son sein comme un mode passager de ses éternels attributs; tous les cultes sont des superstitions extravagantes, et l'homme n'est qu'un pur phénomène, composé d'une petite portion d'étendue et d'une pensée très-limitée, dont la fonction la plus haute est de reconnaître le peu qu'elle est, et, pendant les courts instants de cette existence éphémère, de s'élever à l'être infini par une aspiration à la fois sublime et vaine appelée l'amour. Cet amour intellectuel d'un Dieu qui lui-même ne peut aimer, et fait tout ce qu'il fait nécessairement, serait une inconséquence dans le système, s'il fallait y voir autre chose qu'un pur mouvement du fini vers l'infini, destitué de tout caractère moral, trompeuse imitation de l'amour chrétien qui s'adresse à un père véritable, ou peut-être réminiscence affaiblie de l'amour platonicien, tel que Spinoza pouvait l'avoir vu admirablement dépeint dans les dialogues d'un de ses compatriotes, Léon Hébreu, célèbre juif portugais du xvro siècle 1.

On conçoit qu'Oldenburg ait été peu satisfait d'un tel système, qu'il ait fort approuvé son ami de ne pas le mettre au jour, et qu'il lui ait adressé bien des objections. Spinoza y répond avec la douceur et l'obsti

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Léon, fils d'Abravanel, était né à Lisbonne. Forcé de quitter le Portugal et ensuite l'Espagne après l'édit de 1492, il vint chercher un refuge avec sa famille en Italie. Léon y composa les Dialogi di amore, qui ont eu tant de succès, d'éditions et de traductions. La plus jolie édition est celle des Aldes, de 1541.

nation d'une conviction profonde. Comme les solitaires, il ne comprend que ses idées, et les retrouve partout. Oldenburg lui reprochait surtout de confondre Dieu et la nature 1; Spinoza s'en défend, mais il soutient que ce rapport intime de Dieu et de la nature est dans tous les anciens philosophes, qu'il est jusque dans saint Paul, enseignant que tout existe et se meut en Dieu; «il est enfin, dit-il 2, dans tous les anciens sages « hébreux, comme on le peut conjecturer de traditions maintenant « altérées. » Il se plaît à en appeler souvent à la tradition hébraïque; il prétend, par exemple, que l'Evangile de saint Jean est tout juif. Mais n'est-il pas étrange qu'il se borne à des allusions obscures, et qu'il ne cite jamais nettement la cabale, ni aucun philosophe de l'école de Maimonide, ni Maïmonide lui-même, alors même qu'il reproduit presque littéralement ses arguments bien connus contre l'anthropomor phisme, et son interprétation des passages des saintes Écritures qui semblent attribuer à Dieu les passions et les desseins de l'humanité? Au reste Spinoza est bien en cela de son siècle, qu'il fait très-peu de cas des plus grandes autorités philosophiques. « Platon, dit-il, Aristote et Socrate «n'ont pas de crédit chez moi3. » Dans toute sa correspondance, nous ne trouvons pas un seul mot d'éloge pour Descartes; il le critique souvent; il l'accuse de s'être servi d'une hypothèse pour expliquer la formation du monde. Lui aussi, comme Leibniz, il ne croit pas que l'étendue soit naturellement dépourvue de mouvement, car alors elle tendrait au repos, et n'en pourrait sortir que par une impulsion étrangère, par un premier mouvement donné par une cause toute-puissante et extérieure. La supposition d'une telle cause est absurde, selon Spinoza, et gâte à ses yeux toute la philosophie de Descartes. On voit par lá deux choses, d'abord que la force attribuée à la matière au lieu de l'étendue, loin de prévenir le spinosisme, le favoriserait plutôt ; ensuite que, sur ce point décisif et caractéristique, la nécessité d'une impulsion première, partie d'une cause non matérielle, Spinoza se sépare hautement de Descartes; et, comme les cartésiens hollandais s'étaient rangés

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Édit. de Paulus, t. 1, p. 508, lettre du 15 novembre 1675. Ibid. p. 50g: Cum antiquis omnibus Hebræis, quantum ex quibusdam traditionibus, tametsi multis modis adulteratis, conjicere licet. 3 Ibid. t. I, p. 66o. — Ibid. p. 678, lettre du 5 mai 1676: «Ex extensione, ut eam Cartesius concipit, molem scilicet quiescentem, corporum existentiam demonstrare non tantum difficile, sed omnino impossibile est. Materia enim quiescens, quantum in se est, in sua quiete perseverabit, nec ad motum concitabitur, nisi a causa potentiori externa; et hac de * causa non dubitavi olim affirmare rerum naturalium principia cartesiana inutilia «esse, ne dicam absurda. »

parmi ses adversaires les plus déclarés, il les traite sans façon d'imbéciles 1.

Maintenant, si le système que nous venons d'exposer n'est évidemment pas le cartésianisme, est-il l'athéisme? C'est assurément un panthéisme déclaré, qui se connaît et se montre loyalement à découvert. Mais il faut distinguer, ce semble, deux sortes de panthéisme. Affirmer que cet univers visible, indéfini ou infini, se suffit à lui-même, et qu'il n'y a rien à chercher au delà, c'est le panthéisme de Diderot, d'Helvétius, de La Mettrie, de d'Holbach; ce panthéisme-là est bien l'athéisme, et on ne comprendrait pas par quelle complaisance on lui ôterait son nom, malheureusement très-ancien, qui dès lors n'aurait plus d'application, et devrait être rayé du dictionnaire. Mais un tel panthéisme peut-il être imputé à Spinoza ? Chez les encyclopédistes français, les choses particulières, les individus seuls existent; l'univers est la collection des individus, collection sans unité, ou dont la seule unité est une matière première hypothétique, que le philosophe admet ou n'admet pas, mais qui ne doit pas occuper sa pensée. Au contraire, dans Spinoza, la substance unique est tout, et les individus ne sont rien. Cette substance n'est pas l'unité nominale de la collection des individus qui seuls existent; c'est elle qui est seule véritablement existante, et devant elle le monde et l'homme ne sont que des ombres; en sorte qu'on pourrait trouver dans l'Éthique un théisme excessif qui écrase les individus2. A la rigueur

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Édit. de Paulus, t. I, p. 507, lettre du 5 mai 1676 Stolidi cartesiani, quia mihi favere creduntur, ut a se hanc amoverint suspicionem, meas ubique opiniones et scripta detestari non cessabant nec etiam nunc cessant. » Nous avons dit ailleurs avec quelque exagération d'indulgence (Fragments de philosophie moderne, Spinoza et la synagogue des juifs portugais à Amsterdam): « Spinoza «a trop effacé la personnalité dans l'existence. Chez lui, Dieu, l'être en soi, l'éternel, «l'infini, écrase trop le fini, le relatif, et cette humanité sans laquelle pourtant les « attributs les plus profonds et les plus saints de la divinité sont inintelligibles et « inaccessibles. Spinoza a tellement le sentiment de Dieu, qu'il en perd le senti«ment de l'homme. Cette existence temporaire et bornée, rien de ce qui est fini ne lui paraît digne du nom d'existence, et il n'y a pour lui d'être véritable que « l'être éternel. L'Ethique, toute hérissée qu'elle est de formules géométriques, si « aride et si repoussante dans son style, est, au fond, un hymne mystique, un «élan, un soupir de l'âme vers celui qui seul peut dire légitimement : « Je suis ce« lui qui suis. Spinoza, excommunié par les juifs comme ayant abandonné leur foi, « est essentiellement juif et bien plus qu'il ne le croyait lui-même. Le dieu des juifs est un dieu terrible. Nulle créature vivante n'a de prix à ses yeux, et l'âme de l'homme lui est comme l'herbe des champs et le sang des bêtes de somme (Ecclé siaste). Il appartenait à une autre époque du monde, à des lumières encore plus « hautes que celles du judaïsme, de réconcilier le fini et l'infini, de séparer l'âme

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et dans le fin fond des choses, il n'y a peut-être là qu'un seul et même système, mais avec deux formes bien différentes, l'une où Dieu n'est que l'univers, l'autre où l'univers n'existe qu'en Dieu. Ce dernier panthéisme est celui de Spinoza, comme de ses ancêtres d'Espagne, d'Alexandrie et de l'Inde. Mais, peut-on, je vous prie, confondre Plotin avec Diderot et la Mettrie, non-seulement pour les intentions, mais pour les principes; les uns enfoncés dans les sens et la matière, ne voyant rien au delà de l'heure présente et de leurs grossiers plaisirs, l'autre pur et sublime, tenant sans cesse son âme élevée vers les régions célestes, et aspirant à se perdre dans l'ineffable Dieu qu'il adore. Or c'est à Plotin qu'il faut comparer Spinoza. Le dieu de Spinoza n'est pas le néant, puisque, au contraire, c'est l'être absolu. Mais répétons-le avec toute la force qui est en nous, cet être absolu n'est pas le vrai Dieu, car c'est une substance et non pas une cause; ce n'est pas un être libre, par conséquent ce n'est pas une personne, et il ne peut ni se connaître, ni rien connaître ; il ne peut donc être l'objet ni de notre reconnaissance, ni de nos respects, ni de notre amour, car lui-même est incapable d'aimer; image mensongère du dieu de Platon et d'Aristote, de Descartes et de Bossuet; puissance irrésistible, qui a tout produit sans le vouloir, intelligence infinie qui s'ignore, étendue infinie vide de pensée et d'amour; abîme d'où tout sort et où tout rentre, existence éternelle, qui est et qui dure sans fin, sans objet et sans raison.

<de tous les autres objets, de l'arracher à la nature où elle était comme ensevelie, et, par une médiation et une rédemption sublime, de la mettre en un juste rapport " avec Dieu. Spinoza n'a pas connu cette médiation. Chez lui l'infini ne produit le fini que pour le détruire, sans raison et sans fin. Oui, Spinoza est juif, et, quand il priait Jéhovah sur cette pierre que je foule, il le priait sincèrement dans l'esprit « de la religion judaïque. Sa vie est le symbole de son système. Adorant l'Éternel, sans cesse en face de l'infini, il a dédaigné ce monde qui passe; il n'a connu ni le plaisir, ni l'action, ni la gloire, car il n'a pas soupçonné la sienne. Jeune, il a voulu connaître l'amour, mais il ne l'a pas connu, puisqu'il ne l'a pas inspiré. «Pauvre et souffrant, sa vie a été l'attente et la méditation de la mort. Il a vécu dans un faubourg de cette ville (Amsterdam), ou dans un coin de la Haye, gagnant à polir des verres le peu de pain et de lait dont il avait besoin pour se «soutenir; hai, répudié des hommes de sa communion; suspect à tous les autres, détesté de tous les clergés de l'Europe, qu'il voulait soumettre à l'État, n'échappant aux persécutions qu'en cachant sa vie; humble et silencieux, d'une douceur et d'une patience à toute épreuve, passant dans ce monde sans vouloir s'y arrêter, ne songeant à y faire aucun effet, à y laisser aucune trace. Spinoza est un mouni indien, un soufi persan, un moine enthousiaste; et l'auteur auquel peut-être ressemble le plus ce prétendu athée est l'auteur inconnu de l'Imitation de Jésusa Christ.

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Il est difficile de plus ressembler à Spinoza que Malebranche, et en même temps d'en différer davantage. Comme le pauvre juif d'Amsterdam, Malebranche a passé sa vie, humble et souffrant, dans la cellule d'un couvent, loin du monde et des affaires, occupé de Dieu seul, tout entier à l'étude, à la méditation, à la prière. Comme lui, il part de Descartes et l'abandonne vite; il abuse de la géométrie et se complaît dans les raisonnements abstraits; il sacrifie l'homme à l'être absolu qu'il croit seul en possession de l'existence et de l'activité véritable; mais, au lieu de gâter Descartes par la cabale et la tradition juive hétérodoxe, souvent il l'épure et l'agrandit à l'aide de saint Augustin; par saint Augustin il remonte à Platon et s'en inspire, en sorte qu'on peut dire avec vérité que Malebranche est à la fois le Spinoza et le Platon du christianisme. S'il pense trop souvent comme l'un, plus souvent encore il pense comme l'autre, et plus d'une fois il lui dérobe son style merveilleux. S'il n'a point le bon sens, la mâle simplicité, la vigueur constante de Descartes, on admire en lui une abondance, une élévation, une aisance pleine de charme; ôtez-lui la négligence et la prolixité, il se placera entre Bossuet et Fénelon.

Né à Paris en 1638, Nicolas Malebranche entra en 1660 dans la congrégation de l'Oratoire, et, quoiqu'il fût de la constitution la plus frêle, petit et mal conformé, il se soutint par un régime sévère, écrivit beaucoup, et prolongea ses jours jusqu'à la fin de 1715. Ses principaux ouvrages sont : Recherche de la vérité, Paris, 1674, 1 vol. in-12; ce livre a successivement grossi entre les mains de l'auteur, et il y en a eu de son vivant six éditions; la dernière est de 1712, 2 vol. in-4° et 4 vol. in-12; Conversations chrétiennes, Paris, 1676; De la nature et de la grâce, Amsterdam, 1680; Méditations chrétiennes, Cologne, 1683; Traité de morale, Rotterdam, 1684; Réponse au livre de M. Arnauld Des vraies et des fausses idées, Rotterdam, 1684, et dans les années 1685, 1686, 1687, et même en 1694 et jusqu'en 1705, divers écrits sur le même sujet; Entretiens sur la métaphysique et la religion, Rotterdam, 1688; Traité de l'amour de Dieu, 1698; Entretiens d'un philosophe chrétien et d'un philosophe chinois sur l'existence et la nature de Dieu, Paris, 1708; Réflexions sur la prémotion physique, Paris, 1715.

Comme on le voit par les titres seuls de ces ouvrages, Malebranche mêle sans cesse la philosophie et la théologie, manquant déjà en cela aux préceptes et à l'exemple de Descartes, qui avait soigneusement renfermé la philosophie dans l'ordre naturel. Par ce périlleux mélange, Malebranche compromit à la fois la philosophie et la théologie. Le Traité de la nature et de la grâce ne satisfit ni Arnauld, ni Fénelon, ni

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