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dans la préface, déclare qu'il y a bien des choses dans ce livre que l'auteur ne croit pas le moins du monde être vraies, et il en apporte des exemples nombreux et décisifs. Comme s'il voulait prévenir l'accusation que le spinosisme dérive du cartésianisme, Meyer proclame avec une sorte d'enthousiasme que la philosophie de Descartes est beaucoup trop timide, qu'elle s'arrête souvent devant des questions qui lui paraissent surpasser l'entendement humain, tandis que Spinoza considère ces questions, et d'autres bien plus difficiles, comme fort explicables, pourvu qu'on suive une tout autre méthode que celle de Descartes. Il n'hésite pas à mettre en avant le principe que ni le corps ni l'esprit ne sont des substances, quoi qu'en ait dit Descartes. Mais c'est surtout sur la liberté humaine que Meyer s'attache à mettre en lumière la différence de la doctrine cartésienne et de celle de son ami. Selon Spinoza, la volonté n'est point distincte de l'entendement, et encore bien moins n'a-t-elle pas la prétendue liberté que Descartes lui attribue. Nous le demandons, est-il possible d'élever de plus fortes barrières entre le cartésianisme et le spinosisme; et comment, après cela, soutenir qu'il n'y a qu'un pas de l'un à l'autre, lorsque, pour arriver au système de Spinoza, il faut, selon Spinoza lui-même, renoncer précisément à tout ce qui constitue le système de Descartes, et à la méthode qui en est l'âme ?

En 1670, Spinoza mit au jour son traité théologico-politique : Tractatus theologico-politicus, etc. Hamburgi, in-4°. C'est ce traité qui, en bien et en mal, a fait sa renommée. Quoiqu'il n'y eût pas mis son nom, et qu'il l'eût fait paraître à Hambourg, bien loin de tous les foyers connus des discussions philosophiques, l'ouvrage fit un immense effet d'un bout à l'autre du monde savant, et souleva de toutes parts cette

« me non omnia quæ in eo tractatu continentur pro meis agnoscere, quum non pauca in eo scripserim quorum contrarium prorsus amplector, hocque uno aut altero exemplo ostenderet.» Dans notre collection de lettres autographes de philosophes du XVII siècle, nous possédons une très-curieuse lettre inédite de Spinoza à Meyer, de Voorburg, du 3 août 1663, dans laquelle, en lui renvoyant sa préface non encore imprimée avec quelques notes marginales, il le prie de dire aussi qu'il a changé bien des choses dans Descartes, soit pour le meilleur ordre des matières, soit pour la plus grande force des démonstrations, et qu'il a dû souvent ajouter et développer. Vellem moneres me multa alio modo quam a Cartesio demonstrala sunt demonstrare, non ut Cartesium corrigam sed tantum ut meum ordinem melius retineam et numerum axiomatum non ita augerem; et hac etiam de causa multa quæ a Cartesio nude, sine ulla demonstratione, proponuntur, demonstrare, et alia quæ Cartesius missa fecit, addere debuisse. » Meyer a fait droit à cette demande dans sa préface, en employant presque ces mêmes termes.

tempête d'applaudissement et de réprobation qu'on appelle la gloire. Le Traité théologico-politique a été traduit dans toutes les langues, et il est fort connu, mais ses véritables sources sont encore tout à fait ignorées. Il se divise en deux parties: l'une politique, qui est presque tout entière hollandaise; l'autre théologique, qui n'est point aussi originale qu'elle le paraît d'abord, et ne fait que continuer la tradition de la théologie juive hétérodoxe.

La politique de Spinoza se rapproche beaucoup de celle de Hobbes', et elle en diffère beaucoup aussi. Spinoza repousse avec raison le principe qu'en entrant dans la société l'homme aliène ses droits naturels; il établit qu'il est des droits qu'on ne peut perdre 2, par exemple la liberté de penser et de dire ce qu'on pense3. Ensuite, par une contradiction inouïe, avec Hobbes il confère à l'État le droit de statuer souverainement en matière de culte et de religion. En vérité, ce n'était pas la peine de rompre avec la petite communauté juive où il était né, pour élever sur sa tête un pouvoir qui, sous prétexte de régler le culte extérieur, pouvait entreprendre sur ces mêmes droits de la conscience qui venaient d'être si justement réservés ; triste inconséquence, qui rappelle le fils d'une race opprimée, encore si épouvantée des persécutions qu'elle a partout endurées et de la part des musulmans et de la part des chrétiens, qu'elle cherche un abri contre l'inquisition religieuse sous un pouvoir civil, si absolu qu'il puisse être, pourvu qu'il soit distinct et indépendant du pouvoir religieux; et cela, dans la trompeuse espérance que toute puissance civile qui n'est pas dominée par le fanatisme est elle-même intéressée à ménager tous ses sujets et à maintenir parmi eux la liberté et la paix. Mais ce n'est pas là qu'il faut chercher, comme on l'a fait, le caractère général de cette partie du Traité théologico-politique; il est dans l'admirable esprit de tolérance qui respire à chaque page, et que Spinoza empruntait à la fois de l'horreur innée de tout juif pour les persécutions religieuses et de ce qu'il voyait pratiqué partout sous ses yeux en Hollande, au milieu du xvII° siècle. Alors comme aujourd'hui, mille sectes religieuses couvraient la Hollande, et y vivaient en paix, l'une à côté de l'autre, sous la protection de la liberté commune. C'est dans cette petite et grande république que Locke

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Sur Hobbes et sa politique, voyez notre Histoire générale de la philosophie, leç. x1, p. 378-382, et surtout Philosophie sensualiste, leg. VI, VII et VIII. Tractatus theologico-politicus, cap. xvii: Ostenditur neminem omniu in summam potestatem transferre posse, nec esse necesse. Ibid. сар. xx: Ostenditur in libera republica unicuique et sentire que velit et quæ sentiat dicere licere. Ibid. cap. xix: Ostenditur jus circa sacra penes summas potestates omnino esse.

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aussi, un peu après Spinoza, rencontra, et dans les lois et dans les mœurs, le principe de la tolérance universelle; et, s'il essaya en vain de le transporter parmi les calvinistes d'Angleterre, qui n'entendaient encore par la liberté religieuse que le droit d'opprimer impunément et tout à leur aise les catholiques, du moins il le répandit parmi les honnêtes gens de tous les pays. Voltaire le tenait des disciples de Locke, et il faut dire à l'honneur de Spinoza qu'il en a été le premier apôtre. Il appartenait à un juif philosophe de revendiquer avant qui que ce soit ce grand principe, et, à ce titre, Spinoza doit nous être cher à tous, car qui de nous, catholiques ou protestants, juifs ou musulmans, triomphant aujourd'hui, n'aura pas besoin d'invoquer demain pour lui-même

le droit sacré de la tolérance?

Spinoza est donc déjà juif dans la partie politique de son fameux traité; il l'est bien plus encore dans la partie théologique. On peut dire que toute cette partie est un code régulier du plus absolu rationalisme, qui reprend et agrandit la tradition juive hétérodoxe, devance et surpasse les hardiesses de la critique moderne de France et d'Allemagne. Spinoza y soulève toutes les questions depuis si controversées : quelle est la véritable date des divers ouvrages dont se compose la Bible; quelle peut être la part d'Esdras dans la dernière rédaction de ces ouvrages; quelle autorité doit être accordée aux apôtres, si enfin il n'y a pas une manière très-légitime d'interpréter philosophiquement ce qui, dans les saintes Écritures destinées au peuple, est donné sous la forme de métaphores, de symboles, d'allégories. En lisant cette partie du Traité théologico-politique, nous croyons relire le Guide des Égarés, avec cette différence que Maïmonide affecte toujours l'orthodoxie, et que Spinoza n'y prétend point. Ce n'est assurément pas dans Descartes, étranger à la théologie et profondément respectueux envers l'autorité religieuse; ce n'est pas davantage dans les théologiens hollandais du XVIIe siècle, tirant de la Bible mille sectes diverses, mais sans élever le moindre doute sur l'authenticité des saints monuments; c'est dans Maïmonide et dans ses commentateurs que Spinoza a trouvé les germes de toutes les idées développées dans ses trois remarquables chapitres sur les miracles, sur les prophètes et sur le don de prophétie. Ils contiennent la célèbre théorie du prophétisme, qui de l'école arabe avait passé dans la théologie hétérodoxe des juifs. L'esprit de cette théologie est manifeste dans l'ouvrage de Spinoza, et, à moins de fermer volontairement yeux à la lumière, il est impossible de méconnaître, dans le savant juif d'Amsterdam, non certes un commentateur et un pur écolier de Moise de Narbonne, de maître Léon et de Maimonide, mais un de leurs

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descendants, d'un génie encore plus libre, plus profond, plus audacieux.

Or, s'il est incontestable que Spinoza ait suivi la tradition hétérodoxe des juifs dans l'interprétation de la Bible, comment admettre qu'il ait ignoré le côté philosophique de cette même tradition? Et, s'il l'a connu, il en a dû passer quelque chose dans ses études et dans sa pensée, lorsque, jeune encore, il travaillait sur la philosophie de son temps.

En 1675, Spinoza songeait à publier son grand ouvrage, depuis longtemps composé, et qu'il avait communiqué en partie à Oldenburg, en 1661. Mais le seul bruit de ce dessein réveilla les inimitiés de toute sorte que le Traité théologico-politique lui avait faites, et ces inimitiés prirent un caractère si menaçant, que Spinoza retint son livre et se renferma de plus en plus dans la solitude et le silence jusqu'à sa mort en 1677Cependant l'Éthique parut cette même année parmi ses OEuvres posthumes, grâce aux soins de deux amis fidèles1. Maintenant qu'elle a passé par le feu d'une controverse de deux siècles, cette abstruse métaphysique, tout enveloppée de formules mathématiques, est comme percée à jour; il n'y a plus à se faire illusion sur son caractère et sur sa portée. Le prétendu cartésien abandonne ouvertement toute l'entreprise du cartésianisme. Il tourne le dos à sa méthode. Plus de psychologie: au lieu de partir des phénomèmes de la pensée pour arriver successivement aux plus hautes vérités, à l'aide de la réflexion soutenue par le raisonnement, Spinoza renverse l'œuvre de Descartes; il débute par où Descartes aurait pu finir, par un principe abstrait, par une définition, et, outrant tous les défauts que nous avons signalés dans les dernières Méditations, de cette seule définition il déduit tout un vaste système à la façon des géomètres, avec leur appareil accoutumé de propositions et de corollaires, d'axiomes, de postulats, comme Descartes en avait malheureusement donné l'exemple. Enfin, la définition sur laquelle Spinoza se fonde est précisément cette fameuse définition de la substance aussitôt retirée qu'avancée par Descartes. Déjà le titre du premier ouvrage de Spinoza, Principes de Descartes géométriquement démontrés, malgré l'explication de la préface, avait fait considérer à la foule le philosophe d'Amsterdam comme un disciple du philosophe français; l'em

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B. D. S. Opera posthuma, 1677, in-4° sans nom de lieu. Ces écrits posthumes sont l'Ethique, en cinq parties, un essai inachevé de politique, Tractatus politicus, un traité sur la réforme de l'entendement, De emendatione intellectus, un abrégé de grammaire hébraïque, et la correspondance de Spinoza.

ploi systématique de cette même définition de la substance acheva l'erreur. Jamais pourtant apparence ne fut plus contraire à la réalité. Pas un seul cartésien n'avait accueilli cette définition et ne s'en était servi depuis le désaveu formel du maître; et, si Spinoza en fit usage, ce n'est pas parce qu'il la trouvait dans Descartes, puisque en même temps il y trouvait le contraire clairement et solidement exposé, et dès qu'il la reprit, tout ce qu'il y avait de cartésiens en Hollande se levèrent contre cette définition et la combattirent au nom même du cartésianisme, sapant ainsi par la base la nouvelle doctrine qui reposait tout entière sur cette définition. En effet, admettez-la, et tout le reste se suit et s'enchaîne, dans les cinq parties dont se compose l'Éthique, avec une rigueur mathématique.

La substance est ce qui est de soi et par soi, et n'a besoin de rien autre pour être. Par conséquent, la substance ne peut être produite par rien autre, et elle est cause de soi-même, causa sui.

Une telle substance est éternelle et infinie.

Une substance éternelle et infinie est nécessairement unique, deux essences éternelles et infinies étant inadmissibles.

Cette substance unique est Dieu.

Dieu seul est libre; car un être est dit libre quand il existe par la seule nécessité de sa nature, et n'est déterminé à agir que par soi-même. Une substance infinie et éternelle ne peut avoir que des attributs éternels et infinis. Les deux attributs éternels et infinis de Dieu sont l'esprit et la matière.

Hors de là, rien d'infini et d'éternel, rien de libre; tout ce qui n'est pas Dieu est déterminé, non-seulement à exister à sa manière, mais à agir d'une certaine manière; il n'y a rien de contingent.

La nature naturante, natura naturans, est Dieu considéré comme cause libre et déterminante. La nature naturée, natura naturata, est tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine.

La pensée, la volonté, le désir, l'amour, sont des modes qui appartiennent à la nature naturée et non pas à la nature naturante.

Dieu n'a pas de pensées en acte, ni de volontés à proprement parler; ce sont là de simples modalités des êtres finis.

Les choses n'ont pu être produites par Dieu ni d'une autre façon, ni dans un autre ordre qu'elles ont été produites.

Il n'y a point de causes finales. Descartes reconnaissait qu'il y avait très-certainement des causes finales à toutes choses, mais il pensait que nous ne pouvons pas toujours les découvrir, et qu'en physique il est sage de s'abstenir de cette recherche. Spinoza met en principe, et, en

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