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de deux manières : ou bien, avec des sujets grecs et des traditions grecques, l'exécution est imparfaite et empreinte de rudese; ou bien les sujets eux-mêmes sont changés; au lieu de représenter des divinités ou des héros helléniques, l'artiste choisit des Scythes et figure même quelque trait de leurs mœurs et de leur vie familière. Ce qui amène naturellement une double question : 1° Quels sont les caractères du style de Panticapée? 2° Que nous apprennent sur les Scythes les monuments figurés qui ont été fabriqués dans le pays?

Ce que j'appelle le style de Panticapée, je ne l'ai constaté, jusqu'ici, que pour en signaler les défauts, défauts qui s'expliquent par l'abondance des fabriques, par le mélange d'artisans indigènes, de sorte que le commerce se substituait à l'art en même temps que les Barbares se substituaient aux Grecs. Au milieu de cette altération, toutefois, on voit persister la salutaire influence des traditions grecques; on voit aussi se produire de nouvelles tendances et une profusion qui n'est pas sans beauté. Cette profusion, propre à flatter le goût des rois et des plus riches personnages parmi les Scythes, était provoquée encore par la nature des matières précieuses que l'on employait et dont le pays regorgeait. De là l'ornementation chargée, les accessoires innombrables, la recherche de tout ce qui peut rendre les bijoux plus grands et plus pompeux. Quelquefois cette recherche est bien inspirée et les bijoux ont une richesse qui plaît aux yeux, un effet qui séduit même des juges difficiles. C'est en considérant par ce côté les fabriques de Panticapée, qu'il convient de reconnaître qu'elles ont un certain style propre; car, à côté de défauts sensibles, elles ont des qualités louables. Je citerai quel· ques exemples, afin de ne point rester dans les appréciations vagues. Les colliers, les agrafes et les bracelets qui sont dessinés à la planche IX, X, XII', et surtout à la planche XIX, sont les spécimens les plus flatteurs de ce style. Les têtes de Minerve ou du Soleil sont vues de face, avec des panaches, des chevelures rayonnantes et tout un appareil déclamatoire. Les vases, les têtes de lion, les glands, sont multipliés à plaisir; sur une agrafe il y a même tout un quadrige, avec un héros qu'assiste la Victoire, tandis que deux autres Victoires marchent, je devrais dire volent, à côté des chevaux. Pour relier ou encadrer ces ornements, les chaînettes, les tresses, les nœuds, les pendeloques, les enroulements de filigrane sont employés sans mesure, et il en résulte une ampleur, une pompe, un éclat, une agitation décorative qui aurait inquiété les Grecs et qui nous inquiète moins, parce que nous sommes nous-mêmes des barbares, et qui même peut nous charmer. Comme signature de plusieurs œuvres, on verra aussi le griffon, armes parlantes

de Panticapée, et les divers mythes auxquels le griffon est associé. La Minerve de face que j'ai déjà citée se trouve encore sur des plaques et des ornements 1. Quatre lions couchés en sens contraire, et formant le chaton d'une seule bague, présentent2, sous un autre aspect, le goût de l'accumulation. La planche XXI réunit les Méduses et les têtes variées qui furent, à une époque donnée, à la mode parmi les Grecs. Enfin, le bouclier de la planche XXV est certainement un des produits les plus caractéristiques de Panticapée.

Le style local apparaît surtout dans les sculptures qui représentent des guerriers scythes. Je n'ose parler des temps où l'art était presque perdu, parce qu'alors la critique n'est même plus possible. Ainsi, le cavalier couronné par la victoire et le cavalier qui s'arrête en adoration devant un autel, sont du siècle de Marc-Aurèle, comme la couronne avec médaillon romain qui est figurée sur la même planche 3; mais je citerai avec plus de confiance le torques de la planche VIII, dont les extrémités sont formées par deux cavaliers scythes. Leur tête est nue, et de grands cheveux tombent sur leurs épaules. Ils ont la veste à manches, le pantalon large du bas, serré à la ceinture, cette culotte, qui s'appelait la fourchue (brocha, bracca, braie), et qui était en bourre et plus généralement en peau. Du reste, on reconnaît de la manière la plus frappante les Cosaques d'aujourd'hui, et pour le type, et pour le costume. On distingue la lanière qui retient les cheveux de peur qu'ils ne flottent, ainsi que les paysans russes les retiennent aujourd'hui; il n'est pas jusqu'au harnais du cheval qui ne soit resté le même. Le même costume, mais plus riche, est porté par un cavalier qui s'apprête à percer de sa lance un lièvre tapi dans un sillon.

Les anaxyrides, ou larges pantalons, ont un semis d'ornements qui doivent être ces petites feuilles d'or estampées que l'on retrouve en si grande quantité dans les tombeaux, et qui se fixaient sur les vêtements comme une broderie. Le costume des archers que l'on voit sur la même planche, adossés et bandant leur arc, n'est pas le même : j'y reviendrai dans un instant. Un Scythe, debout devant une femme assise et qui tient un miroir, boit dans un rhyton. Plus loin, on voit deux Scythes agenouillés, les bras entrelacés comme deux amis, boire dans le même rhyton". Dans le caveau du Koul-Oba on a recueilli quatre exemplaires de plaques d'or repoussées et qui représentent, non plus un guerrier, mais un personnage court, trapu, à larges culottes, à tunique

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1 Planche XV, fig. 15.- Planche XVIII, fig. 6.- Planche III.- Planche XX, Planche XX, fig. 6. • Ibid. fig. 11. Pl. XXXII, fig. 11.

fig. 9.

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fendue et rapprochée par-devant comme une polonaise ou une redingote 1. On a supposé que c'était un bouffon. Mais le vase d'argent de la planche XXXIII offre certainement le tableau le plus piquant et le plus instructif qui soit parvenu jusqu'à nous. Sept guerriers scythes sont assis sur un gazon émaillé de fleurs, et ils se reposent après les fatigues du combat. Les deux premiers s'entretiennent gravement, appuyés sur leurs lances, tandis qu'un troisième, accroupi, ajuste la corde de son arc, qui s'est détendue. Plus loin, un Scythe, agenouillé devant son camarade, lui tient la tête et lui arrache une dent: la grimace du patient est des plus expressives. Enfin, un dernier groupe est formé par un blessé qui soutient sa jambe, tandis qu'un de ses amis l'entoure de bandages. Outre l'intérêt de cette naïve composition, qui nous laisse voir dans toute sa vérité un campement de Scythes, il y a deux choses à considérer : les types et les costumes. A la première impression, ces types et ces costumes nous transportent en pleine Allemagne et en plein moyen âge. On croit voir les derniers défenseurs de Witikind se préparant, après une défaite, à livrer une nouvelle bataille à Charlemagne. Les types sont autant germaniques que russes. Les traits accentués, le nez fort, les lèvres graves, la façon dont les cheveux sont plantés sur le front, la large barbe et la longue chevelure, la taille grande et les membres épais, tout justifie le système que M. Bergmann2 a soutenu, et qui fait des Scythes, non pas seulement des peuples slaves, mais des peuples germaniques. Aussi, dans une troisième édition de son remarquable travail, M. Bergmann fera-t-il bien d'appeler à son secours, plus qu'il ne l'a fait, l'archéologie : il trouvera en elle un auxiliaire plus efficace qu'il ne le croit.

Quant aux costumes, ils diffèrent sensiblement de ceux des cavaliers. C'est le costume des piétons. Aussi voit-on de grosses bottes de peau de daim ou de cuir, attachées par une forte ligature au-dessus de la cheville. Le pantalon entre dans ces bottes et est serré autour du bas de la jambe par la même ligature. Ce pantalon est couvert de broderies qui, par leurs dispositions, rappellent l'Orient et les étoffes assyriennes, telles que les Grecs les représentent sur leurs plus anciens vases. Sur toute la longueur d'un de ces pantalons on voit distinctement une rangée de boutons. D'autres boutons plus gros se remarquent sur le devant des tuniques. Ainsi le vêtement juste et ce bouton, qui devait jouer un si grand rôle dans le costume moderne, nous viennent des Scythes,

'Pl. XXXII, fig. 1. Les Scythes, ancêtres des peuples germaniques et slaves, deuxième édition, Halle, 1860.

tandis que les Grecs et les Romains aimaient les belles draperies et la fibule élégante. La tunique des guerriers scythes est serrée autour de la taille par une ceinture de cuir, ce qui lui donne une certaine analogie avec notre blouse. Enfin, trois des personnages ont la tête couverte d'un capuchon pointu, qui, de face, ressemble à une mitre persane et n'est pas sans analogie avec le bonnet phrygien. On ne fera pas des observations moins instructives sur les arcs, les carquois et les boucliers.

S IV. Terres cuites, vases peints, verres

Des figurines en terre cuite aucune n'est antérieure au siècle d'Alexandre, et, dans toutes les branches de l'art, cette conclusion répétée justifie le système que j'opposais, dès le début de ces articles, au système des éditeurs. Les sujets sont les mêmes que dans le reste de la Grèce, masques, poupées, génies, enfants avec des petits chiens ou des oiseaux, amours, danseuses, têtes de Vénus, statues de Vénus, Victoire, Psyché, etc. etc. La même remarque s'applique aux vases; je n'en vois qu'un seul1, avec des figures noires, qui rappelle l'ancien style. Les plus dignes d'attention sont ceux qui sont ornés de sujets en relief: par exemple, celui qui représente l'enlèvement de Čassandre 2, et surtout le vase célèbre dont les bas-reliefs, moulés, appliqués, coloriés avec soin, dorés en partie, sont signés par Xénophante, artiste athénien. Le sujet est une chasse, et les chasseurs sont des satrapes, reconnaissables à leur costume, tel qu'on le voit sur les médailles de Datame, sur les monnaies de Nagidus, de Mallus, de Soli, et sur la grande mosaïque de Pompée. Des noms sont même tracés au-dessus des principaux satrapes, et M. le duc de Luynes a restitué la plupart de ces noms dans un article inséré jadis dans le Bulletin archéologique de l'Athénæum français3. Le nom de Darius avait déjà été reconnu par les savants russes. M. de Luynes a rectifié ou complété les noms de Corylas, satrape de Paphlagonie sous le règne d'Artaxerxès Mnémon, d'Artimas, satrape de Lydie au temps de la retraite des Dix Mille, d'Abrocamas, satrape chargé de défendre le passage de l'Euphrate contre Cyrus le jeune, de Seisainès, nom assyrien qui a été conservé par Eschyle dans sa tragédie des Perses. Ainsi les artistes athéniens se plaisaient quelquefois à peindre des personnages historiques, et leur fantaisie se jouait librement au milieu de souvenirs qui flattaient les haines na

1 Planche LXXX', fig. 1. — 2 Planche XLVIII, fig. 3. › Deuxième année,

n° 3.

tionales des Grecs. Je ne crois pas que ce vase si précieux fût une exception. D'autres du même genre ont dû être exécutés, et ce fut pour les artistes une source certaine de succès. Mais de tous ces vases, un seul est parvenu jusqu'à nous. Je me trompe, il en est parvenu d'autres, témoin le vase colossal de Naples, que l'on appelle le vase de Darius, parce que le nom de Darius y est tracé également, tandis que la Grèce et l'Asie sont personnifiées par des figures de femmes et également nommées. On sait que les fabriques italiennes s'inspiraient directement de la Grèce et lui empruntaient ses sujets et même ses goûts passagers. Le vase trouvé à Canosa et décrit par MM. Minervini et Gerhard, tour à tour, en apporte une preuve nouvelle.

Les objets en verre que contenaient les tombeaux de Kertch n'ont rien non plus qui les distingue des objets trouvés dans les autres pays. Mais deux morceaux sont remarquables: une coupe à nervures élégantes, d'un verre très-fin, de couleur violette, avec des veines blanches, et un vase avec des rinceaux et des guirlandes de vigne, au milieu duquel est un encadrement rectangulaire où se lit l'inscription suivante : ENNION EПOIEI. Ennion était célèbre par les produits de ce genre, car nous connaissons deux autres vases en verre qui portent sa signature : un de ces vases, trouvé en Italie, a été décrit par M. Cavedoni1. Ainsi le commerce portait ses œuvres dans les pays les plus éloignés les uns des autres, tandis que la terminaison de son nom ferait supposer qu'il était Athénien.

S V. Objets en bois.

Jamais on n'avait douté du talent des Grecs à travailler le bois; toutes leurs vieilles idoles, depuis le fabuleux Dédale, étaient en bois, et, même au siècle d'Alexandre, les fils de Praxitèle, Céphisodote et Timarque, avaient exécuté en bois les statues d'Habron, de Lycurgue et de toute la famille de Lycurgue. Mais qui eût osé penser que des œuvres aussi fragiles, aussi propres à être consumées par le temps, parviendraient jusqu'à nous? On a vu plus haut que les tombes de la Crimée avaient gardé des restes notables de cercueils peints et sculptés. Ces cercueils, isolés du sol par quatre pieds, soustraits à l'action de l'air et de l'humidité, étaient restés intacts jusqu'au jour où les caveaux furent ouverts. Alors ils s'affaissèrent, mais non sans qu'on en recueillît de précieux fragments. Ces fragments, conservés religieusement au musée

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