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mations ce dont il s'agit. Sans doute les origines du bouddhisme, sont, comme toutes les autres, incertaines à bien des égards, et l'histoire, telle que nous la pratiquons aujourd'hui, n'y trouve pas toutes les garanties d'authenticité qu'elle exige à bon droit; mais le peu qu'en dit l'auteur ne comprend même pas ce qu'on peut extraire de suffisamment probable des légendes, et, si l'on n'avait pas, pour le compléter, d'autres renseignements, on se ferait difficilement une idée de ce qu'a été le Bouddha et quelle fut la réforme qu'il tenta dans le sein du brahmanisme. On peut dégager des légendes bouddhiques, tout extravagantes qu'elles sont, un assez bon nombre de faits très-vraisemblables, et ce serait pousser trop loin le scepticisme que de les nier absolument en les passant sous silence. Sans doute il serait téméraire d'affirmer que tous ces faits ont eu lieu bien réellement; mais, étant possibles, il faut les admettre jusqu'à preuve contraire, et les rejeter ne serait pas beaucoup plus sage que d'y croire aveuglément1. D'ailleurs M. Wassilieff accepte la computation singhalaise, et, en s'appuyant de l'autorité si légitime de M. Lassen, il rapporte la mort du Bouddha à l'an 544 avant notre ère 2. Sans s'arrêter peut-être assez à la question du Nirvâna, il la résout dans le sens le plus ordinaire, et, selon lui, les bouddhistes ne voient dans le Nirvâna que l'anéantissement et la destruction complète, qui soustrait l'homme au cercle des existences3. Je suis, sur ce point si grave, tout à fait d'accord avec M. Wassilieff, et son témoignage a d'autant plus de poids, qu'il a vécu longtemps parmi des bouddhistes,

'J'ai essayé moi-même de faire dans les légendes la part du réel et du merveilleux; je ne me flatte pas d'y avoir réussi; mais il me semble que le récit, ainsi amendé, qu'on en peut tirer, est fort acceptable à la raison la plus sévère, et je ne crois pas qu'en le recevant dans ces limites on s'écarte beaucoup de la vérité. 2 M. W. Wassilieff, Le bouddhisme, etc. p. 31 et 34, note. Cette date suffit pour reconstituer toute l'histoire du bouddhisme primitif, qui s'appuie d'ailleurs bientôt sur des monuments tels que les fameuses inscriptions de Piyadasi.3 On sait que l'on conteste encore cette interprétation du Nirvâņa. Il en faut croire cependant, outre les auteurs, les missionnaires qui ont résidé dans les pays bouddhiques. Voici, d'ailleurs, les propres termes dont se sert M. Wassilieff: « L'idée primitive du Nirvâņa, ou de cet état qui est la fin dernière de toute cette étude, n'est pas autre chose que l'idée de l'anéantissement complet ou de la sortie du cercle des existences. » Et un peu plus bas : « Ils se croient alors délivrés de leur vie antérieure, de telle manière qu'ils n'existent plus, et qu'ils ont atteint cet heureux état où leur personnalité disparaît comme une lampe, qui s'éteint. » (Page 101.) On se rappelle que cette interprétation du Nirvâna est aussi celle de M. Spence Hardy, le missionnaire wesleyen qui a résidé vingt ans parmi les bouddhistes de Ceylan. (Voir le Journal des Savants, cahier de septembre 1858. page 573.)

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et qu'il a pu pénétrer leur véritable pensée sur cette croyance fondamentale.

Il eût été à désirer aussi que M. Wassilieff s'occupât un peu davantage des conciles, au nombre de trois ou quatre, qui ont fixé successivement le canon de l'orthodoxie bouddhique. On peut élever des doutes sur la nature et la portée de leurs travaux, mais on ne peut nier leur existence, et le récit du Mahavamça suffirait pour mettre la réalité de ces grands faits hors de toute contestation1. Mais une foule de documents se joignent encore au Mahâvamça; n'y eût-il même que la tradition, retrouvée si vivante encore, après plus de douze cents ans, par Hiouen-thsang, elle mériterait une discussion attentive, et il serait impossible de la repousser sans les plus sérieux motifs. Il importait d'autant plus de ne pas l'omettre, que ce sont les conciles qui ont discuté et fondé cette doctrine qu'on appelle le Petit Véhicule; or celle-là est la première en date, et elle est plus simple, comme cela devait être, que celle qui l'a suivie et a donné à la métaphysique du bouddhisme ⚫ des développements que d'abord elle ne comportait pas.

M. Wassilieff s'est efforcé, et c'est là le principal objet de son livre, de séparer aussi nettement qu'il l'a pu les deux doctrines entre lesquelles le bouddhisme se partage, celle du Petit Véhicule et celle du Grand Véhicule. Quelles théories appartiennent à l'une et à l'autre, soit en particulier, soit en commun? C'est là une des questions les plus délicates et les plus obscures; et, malgré la controverse prolongée de ces deux grandes sectes, malgré les détails si diffus des ouvrages bouddhiques, il est presque impossible de se faire une opinion un peu satisfaisante. Sans nier que les Soûtras, où la parole du Bouddha est censée déposée, ne soient les monuments essentiels, M. W. Wassilieff s'est attaché surtout au vinaya ou à la discipline, qui a été unanimement adoptée par tous les bouddhistes, parce qu'en effet elle constitue et organise la religion nouvelle. Le vinaya, dont s'occupèrent tous les conciles, fut le premier lien et le plus durable qui unit les adeptes; et les religieux ne s'en affranchirent jamais. Il n'y avait guère moyen de se diviser sur un pareil sujet, et ce furent bien plutôt les dogmes qui amenèrent des schismes et des discussions aussi interminables que subtiles. Le Petit Véhicule eut, dès le commencement, à côté du vinaya, ses Soûtras et ses Abhidharmas, c'est-à-dire ses légendes et sa métaphysique. Mais cette

Voir une analyse du récit de Mahânâma dans le Mahâvamça, Journal des Savants, cahier de juin 1858, page 332; voir aussi le cahier de septembre 1854, page 559, et le cahier de février 1856, page 89.

métaphysique se bornait à quelques théories fort restreintes; et, outre les règles disciplinaires et l'énumération des péchés, le bouddhisme ne connaissait guère, à cette époque, que les quatre Vérités sublimes, tout en s'essayant à des méditations plus hautes, qui devaient bientôt aboutir au mysticisme du Grand Véhicule 1.

L'auteur a marqué plus précisément que personne la fondation de la secte du Grand Véhicule, et il la rapporte sans hésitation au fameux Nâgârdjouna, un siècle à peu près avant l'ère chrétienne, c'est-à-dire quatre cents ans après le Nirvâņa du Bouddha. Cette date est fort importante, même dans les vagues limites où elle doit rester, et elle a pour elle toute vraisemblance. La doctrine primitive du Bouddha aura mis quatre siècles à s'épuiser; ou, du moins, elle aura régné seule durant toute cette période, se divisant déjà en plusieurs écoles, mais n'étant pas encore ébranlée et remplacée par une doctrine plus compréhensive et plus raffinée, moins pratique et plus spéculative. Les débuts du Grand Véhicule sont couverts d'une obscurité que tous les efforts de M. Wassilieff n'ont pu dissiper; mais, à partir d'Âryâsanga, le dixième successeur de Nâgârdjouna, environ cent cinquante ans après lui2, les ténèbres s'éclaircissent quelque peu, et l'on sait assez bien, depuis cette époque, quels ont été les patriarches du Grand Véhicule, les actes les plus importants de leur vie et leurs ouvrages principaux. Mais, si l'histoire acquiert alors quelque clarté, les dogmes de la nouvelle secte n'en sont pas moins difficiles à comprendre, et le mysticisme bouddhique, que l'a développé le Grand Véhicule, est, sans contredit, la partie la plus inaccessible de toute cette abstruse philosophie. On voit bien que ce n'est, au fond, qu'un système de scepticisme absolu et de nihilisme insensé; mais les théories par lesquelles ont été produites ces tristes

tel

M. Wassilieff, Le bouddhisme, etc. p. 87 et suiv. L'auteur a essayé une exposition des points principaux de la doctrine du Petit Véhicule et de sa littérature, sans se dissimuler combien les renseignements donnés dans les ouvrages bouddhiques sont vagues et insuffisants, à cet égard comme à tant d'autres. Plus tard, l'obscurité reste la même, et, quoique Hionen-thsang parle perpétuellement des deux Véhicules, on serait fort embarrassé de dire précisément quelle opinion il s'en fait, si ce n'est que le Grand Véhicule est fort au-dessus du petit. 2 M. W. Wassilieff croit pouvoir compter quinze ans en moyenne par patriarche. Il serait embarrassant de contester par de bons arguments cette détermination tout arbitraire, et provisoirement on peut l'admettre; mais toute cette chronologie n'aura de valeur réelle que quand on aura pu fixer quelques dates incontestables, et il ne paraît pas que, d'après les documents tibétains et chinois, il soit aisé d'arriver à des résultats de ce genre. C'est en multipliant les publications de ces documents qu'on finira par obtenir quelques données certaines.

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conclusions sont presque insaisissables; et les détails sans fin où se complaisent les docteurs de la nouvelle secte ne font que rendre les ténèbres de plus en plus épaisses. La pensée s'égare et se perd sous cet interminable amas d'abstractions, et le lecteur, qui ne peut plus la suivre, en arrive à douter que les auteurs eux-mêmes s'en soient suffisamment rendu compte. Les bouddhistes semblent avoir senti cet inconvénient aussi bien que nous; et il y a plusieurs de ces ouvrages qu'il leur a fallu abréger, à cinq ou six reprises différentes, pour les rendre un peu plus intelligibles en les réduisant à ce qu'ils ont d'essentiel.

Afin de mettre quelque ordre dans ce chaos d'idées et d'écrits, M. W. Wassilieff a essayé de donner une liste des livres les plus célèbres du Grand Véhicule. Nous renvoyons à son ouvrage pour les renseignements nombreux consignés dans cette liste, où nous remarquons entre autres la Pradjnápâramitâ, avec ses six rédactions successives de 100,000, de 25,000, de 18,000, de 10,000, de 8,000 et enfin de 700 çlokas; le Saddharma-Poundarika-Soûtra, ou le Lotus de la bonne loi, qu'a traduit Eugène Burnouf, le Lâlita-Vistâra, qu'a traduit M. Foucaux; mais ce catalogue, tout précieux qu'il est, ne peut pas être définitif, et c'est surtout la chronologie qui y fait défaut. Il ne serait pas juste de reprocher à M. Wassilieff cette lacune inévitable; mais elle prouve, après tant d'autres témoignages, que le moment de ces classifications méthodiques, faites d'un point de vue qui nous est propre, n'est pas encore venu, et qu'il faut nous borner, pour assez longtemps encore, à la reproduction et à l'explication des monuments originaux.

Aussi devons-nous savoir beaucoup de gré à M. W. Wassilieff d'avoir traduit l'ouvrage de Vasoumitra sur la division des dix-huit écoles du Petit Véhicule 1. La traduction de ce morceau, faite sur le tibétain, a été comparée avec trois traductions chinoises, dont l'une est due à Hiouenthsang. L'époque où vivait Vasoumitra n'est pas très-certaine; mais il est avéré, du moins, qu'il est antérieur à Nâgârdjouna, et que, quand il composait son petit traité, le schisme du Grand Véhicule n'avait pas encore eu lieu. Voici, d'après Vasoumitra, comment se sont formées les écoles entre lesquelles le Petit Véhicule s'est partagé, et son récit doit être recueilli avec le plus grand soin, quoiqu'il contredise, à bien des égards, les opinions généralement reçues. C'est cent ans après le Nirvâņa du Bouddha, dans le concile convoqué par Açoka, maître du Djamboudvipa tout entier, que la réunion des religieux (samgha) se divisa pour la première fois sur l'interprétation des dogmes enseignés par

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1 M. W. Wassilieff, Le bouddhisme, etc. deuxième appendice, p. 244-284.

le Tathagata. Il se forma alors deux écoles, celle des Mahâsâmghikas et celle des Sthaviras 1. En moins de deux siècles, la première produisit sept autres écoles, et la seconde en produisit onze; ce qui porta le nombre de toutes les écoles à dix-huit 2. Après les avoir énumérées une à une, Vasoumitra expose les théories particulières de chacune d'elles, et il les résume le plus succinctement qu'il peut. Ce ne serait pas ici le lieu de rappeler ces explications; mais, comme le dit très-bien M. W. Wassilieff, elles devront nécessairement servir de base à des recherches ultérieures, et plus complètes, sur les premiers développements

du bouddhisme.

C'est pour y ajouter de nouvelles lumières que M. Wassilieff a traité, dans un dernier appendice, des différents systèmes philosophiques du bouddhisme. Afin d'accomplir ce labeur ardu, il a surtout consulté les auteurs tibétains3, qui, à cet égard, lui ont paru préférables aux auteurs chinois, et il s'est adressé spécialement aux ouvrages de deux savants lamas, dont il ne nous dit pas la date, mais qui avaient eux-mêmes fait usage de beaucoup de travaux précédents. Aux yeux de ces lamas, le bouddhisme ne compte que quatre écoles principales; et il ne peut en compter davantage, parce que leur nombre semble avoir été fixé par le Bouddha lui-même. Deux de ces écoles appartiennent au Petit Véhicule; ce sont les Vaibhâshikas et les Saoutrântikas, confondus aussi les uns et les autres sous le nom commun de Crâvakas, les auditeurs du Bouddha. Le Grand Véhicule a également deux écoles, les

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'D'ordinaire, on fait remonter la séparation de ces deux écoles au premier concile, qui se tint immédiatement après la mort du Bouddha, à Râdjagriha, sous la présidence de Kâçyapa. Les partisans de Kâçyapa s'appelèrent Sthaviras, parce qu'ils suivirent les doctrines du président qui les avait convoqués. Ils ne formaient, d'ailleurs, qu'une minorité parmi les religieux; et tous ceux qui se trouvèrent exclus, bien qu'ils fussent en majorité, firent schisme sous le nom de Mahâsâmghikas, c'està-dire Ceux de la grande assemblée. Ces sept écoles sont, pour les Mahâsâmghikas: les Ékavyavahárikas, les. Lokottaravâdins, les Koukkouțikas ou Koukkoulikas, les Bahoucroutîyas, les Pradjnâptivâdins, les Tchaitikas et les Aparaçailas. Les onze écoles des Sthaviras sont les Sarvâstivâdins, les Haimavatas, les Vatsipoutrîyas, les Dharmottaras, les Bhadrâyanas, les Sammatîyas, les Shannagarikas, les Mahîçasakas, les Dharmagouptas, les Kâçyapîyas et les Samkrântis, appelés aussi les Saoutrântikas. 3 Les deux savants lamas que M. W. Wassilieff prend ici pour guides sont Tshang-Skya Choutouktou et Dsham-Yang-Bshadpa, qui passaient pour les plus habiles de leurs contemporains et qui jouissaient de la plus grande autorité. Un des amis de M. Wassilieff, mort trop jeune pour la science, M. Gorsky, a laissé une traduction de l'ouvrage du premier de ces deux lamas.. Il serait à désirer qu'on pût compléter cette traduction inachevée et la publier. Quant à l'ouvrage du second lama, il est très-long, et il remplirait plusieurs volumes.

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