Page images
PDF
EPUB

barbare et misérable. Dans l'Attique et en Morée, l'invasion des formes européennes a été bien brusque, et l'empire qu'elles prétendent exercer a été peut-être trop absolu; dans les contrées que M. Heuzey nous fait connaître, le principe indigène a résisté à l'envahissement des idées nouvelles, comme naguère il avait résisté aux attaques des Turcs. Il y a cependant, d'une province à l'autre, divers degrés de barbarie. D'après notre auteur, le Valtos est la partie la plus sauvage de la Grèce, et peut-être, avec quelques cantons de la haute Albanie, le coin de terre le plus sauvage de l'Europe. On n'y rencontre que quelques bourgades, situées presque toujours dans des lieux d'un accès difficile, et composées de chétives cabanes (xaλúbia), faites de branches tressées, avec un toit de chaume ou de feuilles; ces cabanes en clayonnage, éparpillées sur un grand espace, se distinguent à peine dans les fourrés; elles se confondent avec la forêt dont elles sont faites. Les hommes, forts, adroits, durs à la fatigue, accoutumés à vivre de rien, passent la journée en conduisant leurs chèvres à travers les rochers et les broussailles; habitués à mépriser les populations paisibles et désarmées, ils se séparent rarement de leur long fusil albanais et regrettent peut-être ces temps de trouble et de lutte où ils bravaient la puissance des pachas; ils ne se plaisent que dans cette vie pauvre, guerrière et indépendante, qui avait, dit-on, tant de charmes pour les Clephtes.

Les habitants du Xéroméros ont moins d'éloignement pour tout ce que nous appelons société et civilisation. Ils demeurent dans de grands villages, situés sur des plateaux ou sur le penchant des montagnes; leurs maisons, presque toutes à deux étages, sont bâties et couvertes avec la pierre blanche du pays; chacun tient à honneur de se construire une habitation de belle apparence, et on ne rencontre pas un village de quelque importance qui n'ait au moins une école privée. Toutefois, aujourd'hui encore, la population est moins agricole que belliqueuse; il lui répugne de remuer la terre. Chaque année, à l'époque de la moisson comme à celle du labour, on voit arriver des îles ioniennes une foule de travailleurs qui se chargent, moyennant salaire, de la culture des champs, tandis que le pâturage des bois et des terres incultes est abandonné à des Valaques nomades qui viennent, en hiver, camper avec leurs troupeaux sur la lisière des forêts, et, l'été, se hâtent de regagner les hautes vallées d'Agrapha, région montueuse où l'Achélous et le Sperchius prennent leurs sources. M. Heuzey fait connaître les usages et les habitudes vagabondes de ces Roumains, divisés en douze campements (oláva) et appelés Valaques-Albanais (Åp¤aviτ66λaxo) par la population hellénique; puis il cite de celle-ci plusieurs traits qui

prouvent que, si les mœurs et les idées morales des Grecs du Xéroméros ressemblent quelque peu à celles des héros d'Homère, elles diffèrent radicalement des nôtres. M. Heuzey se trouvait un jour dans la maison d'un homme riche, bien établi, considéré de tous, qui lui dit, sans étonner personne : «Ma patrie est Céphalonie; mais je m'en suis <«<enfui, parce que, dans un moment de vivacité (áñò ßpaoμòv tñs 4v«xñs), j'y ai tué trois hommes, mon oncle et deux cousins. » C'est ainsi qu'Ulysse raconte et explique de sang-froid comment, placé en embuscade, pendant une nuit sombre, il a assassiné Orsiloque, le fils chéri d'Idoménée 1.

Dans les deux chapitres suivants (p. 281-345) M. Heuzey décrit les restes considérables des villes helléniques qui couvrent le Valtos. Au milieu de ces constructions d'un aspect tout militaire, les inscriptions sont rares aussi bien que les ornements et les traces de sculpture, car les monuments sont toujours la mesure et l'image du peuple qui les a érigés. Ceux du Valtos prouvent que les Acarnaniens ne ressemblaient nullement à leurs compatriotes du sud, qui aimaient l'art et l'aimaient avec désintéressement, le pratiquant beaucoup pour leurs dieux, et, aux temps de l'autonomie grecque, très-peu pour eux-mêmes. On a vu que les habitants actuels de la région dont il s'agit conservent des traits plus primitifs qu'ailleurs; leurs ancêtres aussi restèrent longtemps étrangers à l'esprit novateur des autres races grecques, et les ruines de leurs cités offrent de nombreux exemples d'architecture archaïque. Telle est l'enceinte d'Argos Amphilochicum, l'une des villes le plus vaguement indiquées dans la géographie, malgré son importance historique. M. Heuzey en détermine la position, d'après le colonel Leake 2, près du hameau abandonné de Kænourio, à trois kilomètres de l'extrémité orientale du golfe ambracique. Thucydide, il est vrai, fait de cette Argos une ville maritime 3, mais il est probable que les nombreux torrents qui descendent dans la plaine y ont formé des terrains d'alluvion, changé les contours du rivage et refoulé les eaux du golfe.

Nous ne parlerons ici ni de quelques ruines moins importantes qui entourent celles d'Argos, ni des acropoles grossières ou bourgs forti

1 Φεύγω, ἐπεὶ φίλον υἷα κατέκτανον Ιδομενῆος,
Ορσίλοχον.

(Odyssée, XIII, 259.)

3

̓Αργείων πόλεως, παραθα

2 Travels in northern Greece, vol. IV, p. 238. — Tjs Àpyelwr wóλews, waρabaλασσίας ούσης. (Thuc. III, cv.)

fiés cachés dans les montagnes des environs ; ils sont si nombreux, que l'histoire ne sait qu'en faire ni quels noms leur donner. Mais nous devons dire que M. Heuzey, le premier, semble avoir reconnu le véritable emplacement d'Olpe (Ŏλα), forteresse construite sur une hauteur au bord de la mer, et mentionnée par Thucydide1 dans sa narration de la guerre des Ambraciotes contre les habitants de l'Amphilochie, campagne devenue fatale aux agresseurs, qui se perdirent en poussant une pointe au milieu d'une contrée ennemie sans avoir assuré leur retraite. C'est par la confrontation du récit de Thucydide avec l'aspect des lieux que les observations à la fois topographiques et historiques de M. Heuzey jettent un nouveau jour sur la grande catastrophe éprouvée par les guerriers de l'Ambracie 2.

L'Argos d'Amphilochie avait été fondée, d'après Thucydide3, par l'Argien Amphilochus ou par le frère de celui-ci, Alcméon, d'après Éphore, cité par Strabon". Près des deux villes homonymes, l'Argos du Péloponnèse et l'Argos du golfe ambracique, coulaient deux rivières appelées l'une et l'autre Inachus, similitude de nom qui suffisait pour faire croire que l'Inachus d'Amphilochie, après avoir franchi de vastes espaces dans un canal sous-marin, reparaissait en Argolide sous la même dénomination. On sait que de pareilles idées ne répugnaient ni à la physique des anciens ni à la piété des Pères de l'Église : les poëtes, les rhéteurs et même quelques géographes, adoptant la fable d'Aréthuse poursuivie par l'Alphée, supposaient hardiment des communications fluviales entre le Péloponnèse et la Sicile; et Philostorge pensait que le Nil, sortant du Paradis, s'engouffrait dans la terre, passait sous la mer des Indes, puis sous la mer Rouge, et ne paraissait de nouveau qu'en Abyssinie, au pied des montagnes de la Lune; comparé à un tel trajet l'espace parcouru par l'Inachus de l'Argolide devait paraître fort petit. Quant à ce dernier, son identité avec le courant d'eau appelé aujourd'hui Panitsa est trop bien démontrée pour avoir besoin d'être soutenue, mais il n'en est pas de même de l'Inachus de l'Amphilochie. Presque tous les géographes donnaient ce nom au Potoko, torrent qui, après avoir passé sous l'enceinte même d'Argos, se jette dans le golfe ambracique; M. Heuzey, au contraire, s'appuyant sur des passages d'Hécatée

5

3

1 III, cv. — * Πάθος γὰρ τοῦτο μιᾷ πόλει Ελληνίδι ἐν ἴσαις ἡμέραις μέγιστον δὴ TŴY HATÀ TÒV Wódeμov tóvde éyéveto. (Thuc. III, cXIII.) — 3 II, LXVIII. — * VII, VII, S 325, D. — * Εξορμῶν τοῦ Παραδείσου... καταδυόμενος, ἔπειτα τὴν Ινδικὴν 7. p. θάλατταν ὑπελθὼν ἔτι... καὶ ὑπὸ πᾶσαν τὴν ἐν μέσῳ γῆν ἐνεχθεὶς μέχρι τῆς Ερυθρᾶς θαλάσσης καὶ ταύτην ὑποδραμὼν, ἐπὶ θάτερον αὐτῆς ἐκδίδοται μέρος, ὑπὸ τὸ τῆς Leλývns xaλovuevov opos. (Philostorge, p. 482 B, de l'éd. de Valois.)

et de Sophocle, croit retrouver l'Inachus septentrional dans le Bjakos, rivière considérable, qui, coulant du nord au sud, mêle ses eaux avec celles de l'Achélous. Quand il s'agit d'un pays dont les anciens euxmêmes ne paraissent pas avoir connu très-exactement la topographie, il est difficile de résoudre une question que Strabon, au lieu de l'éclaircir, a plutôt obscurcie.

Un savant professeur de l'université de Bonn, M. Brandis, dans un ouvrage plein de renseignements instructifs et nouveaux 1, avait déjà signalé aux voyageurs les ruines de Limnæa, que plusieurs géographes distingués, entre autres l'illustre d'Anville, avaient prises pour celles d'Argos Amphilochicum. Au jugement de notre auteur, elles doivent compter parmi les plus curieuses de la Grèce, tant à cause de leur état de conservation, que par les détails singuliers qu'elles présentent. Cependant, on n'a jamais relevé tous ces détails, bien que la petite ville de Karavassaras, aujourd'hui chef-lieu de l'éparchie du Valtos, soit située au pied même de la longue colline pierreuse sur laquelle s'élèvent les murailles de la cité antique, à l'extrémité sud-est du golfe d'Ambracie. On y voit d'abord une vaste enceinte flanquée d'un grand nombre de tours; c'est la ville proprement dite, peut-être la seule partie qui fut jamais habitée. De cette espèce d'acropole descendent vers le golfe, par une pente hérissée de rochers, deux longues murailles, dont l'une s'élève encore, presque partout, à plus de vingt pieds de hauteur; comme les longs murs d'Athènes (rà oneλn), elles étaient destinées à assurer les communications de la ville haute avec le port ou le mouillage qui existe encore au fond de la baie. Mais ce qui a surtout attiré l'attention de M. Heuzey, ce sont quelques portes cintrées dont l'arcade est formée de deux larges blocs taillés en quart de cercle, particularité sur laquelle l'auteur fait des observations qui doivent intéresser vivement plusieurs classes de lecteurs; il nous semble même que, complétées par des remarques analogues, éparses en divers endroits de l'ouvrage, ces observations, réunies, présenteraient, pour ainsi dire, l'histoire de l'introduction de la voûte en plein cintre dans la rude et primitive architecture de l'Acarnanie. On sait que les monuments indiens et égyptiens n'offrent aucun exemple de l'emploi de l'arc dans les constructions; les Grecs eux-mêmes, pendant longtemps, en ont peu fait usage, parce que les voûtes se rattachaient faiblement au caractère principal de leur manière de bâtir; mais elles étaient employées fort anciennement en Italie, où, disait-on, les Étrusques les avaient

[blocks in formation]

inventées, et elles dominent dans les monuments romains. Ce fut donc avec une véritable surprise que, dans les ruines d'OEniades, non loin de l'embouchure de l'Achélous, M. Heuzey découvrit et dessina une grande voûte à claveaux, percée en plein appareil polygonal, fait qui, dit notre auteur, «renverse toutes les idées ordinaires sur l'emploi de <«<l'arc dans les constructions grecques 1; » il arrive même à la conclusion (p. 460) « que la voûte, vraie ou simulée, était d'un emploi général en Acarnanie, avant comme après le temps de la guerre du Péloponnèse, << et qu'elle y faisait, en quelque sorte, partie de l'architecture nationale. » Quoi qu'il en soit, les portes de Limnæa, comme celles de plusieurs autres constructions acarnaniennes, ne sont pas, à proprement parler, des portes voûtées, les pierres, taillées d'une certaine façon, ne se soutenant pas les unes les autres; on verrait plutôt, dans la concavité des deux blocs formant le linteau, une sorte de transition, une imitation de la voûte qui, hors même des limites de l'Acarnanie, commençait à être employée en Grèce sous les rois de Macédoine successeurs d'Alexandre. C'est probablement aussi pendant le règne de ces princes que l'enceinte de Limnæa a été construite; car, selon le témoignage de Thucydide2, cette ville, au temps de la guerre du Péloponnèse, n'était qu'un bourg sans murailles.

A côté de nos fleuves les fleuves de la Grèce ne sont que de chétifs torrents; l'Achéloüs seul fait exception. Descendant des montagnes de l'Épire, formant la ligne de démarcation entre l'Acarnanie et l'Étolie, il coule le long des ruines de Stratos dans un large lit, jonché de cailloux blancs, auxquels il doit sans doute son nom moderne d'Aspro-potamos 3. Clef des communications entre les deux rives du fleuve, dominant un gué fréquenté des voyageurs, Stratos était la plus grande place et le chef-lieu des Acarnaniens; M. Heuzey en donne le plan, et, en l'examinant, on est convaincu de la juste importance attribuée à cette ville par Tite-Live", qui nous apprend que, lors de la guerre entre Persée et

2

M. Heuzey en a trouvé un second exemple dans les ruines de Palæros. (Voyez la planche IX, p. 35o de l'ouvrage.) — Λιμναίαν, κώμην ἀτείχιστον, ἐπόρθησαν. II, LXXX. Dans le grec byzantin, comme en grec moderne, doρos a remplacé l'adjectif hellénique λeuxós. Employé substantivement, le même mot, au neutre, tò aσрov, désigne l'aspre, petite monnaie d'argent chez les Turcs; l'argent en général, pecunia, se dit tà áompa, dopa. Le mot paraît d'origine latine; déjà dans Suétone, Néron, ch. XLIV, numum asperum désigne de la monnaie (blanche?) à fleur de coin, et, dans les Glossaires du moyen âge, aspratura est expliqué par moneta minor, xóλλνбоs, άστρóτηs par candor. Stratus validissima tum urbs κόλλυβος, ἀσπρότης Ætoliæ erat; sita est super Ambracium sinum, prope amnem Acheloum. (XLIII, xx1.) On a déjà remarqué que, dans ce passage, il y a une erreur géographique, à moins

[ocr errors]

4

« PreviousContinue »