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soit trompé en attribuant à Cousinot de Montreuil la chronique qu'il possédait.

Maintenant venons à la Geste des nobles et à la Chronique de la Pucelle. Ici la série des suppositions se prolonge, mais s'affaiblit. La Geste des nobles est une chronique inédite et anonyme dont les bibliothèques conservent quelques exemplaires. Elle remonte au berceau de la monarchie et à ces origines troyennes que la vanité et l'ignorance avaient imaginées pour la race des Francs et des Mérovingiens. Elle n'est pas terminée et s'arrête brusquement le 6 juillet 1429, au moment où le roi et la Pucelle viennent de mettre le siége devant Troyes, dont même elle ne fait pas connaître l'issue. L'auteur est certainement un partisan de la maison d'Orléans; M. Vallet de Viriyille ne laisse pas de doute là-dessus; il y en a davantage quand il ajoute que ce partisan de la maison d'Orléans est le Cousinot qui fut attaché à cette maison et son chancelier. Outre la circonstance commune à la Geste des nobles et à la Chronique de Cousinot, de commencer par le berceau de la monarchie, et outre le fait certain, que l'auteur de la Geste des nobles et Cousinot tinrent le parti contraire aux Bourguignons, M. Vallet de Viriville s'appuie sur la comparaison des citations de la Chronique de Cousinot par Jean Le Féron avec la Geste des nobles. Ces citations sont nombreuses, et, si elles contenaient des passages, des fragments de texte, le résultat en serait irréfragable; mais tel n'en est pas le caractère: ce sont uniquement des mentions de faits et de noms propres, qui, étant des faits considérables et des noms connus, peuvent se trouver dans toute chronique. Mais il y a plus; sur les dix citations, deux ne cadrent pas. La Chronique de Cousinot donnait, suivant Le Féron, le nom d'Arnaud au chancelier de Marle; la Geste des nobles lui donne le nom de Henri, qui est le vrai nom. La Chronique de Cousinot confondait, suivant Le Féron, Jean le Maingre, dit Boucicaut, avec Geoffroi le Maingre, son frère; la Geste des nobles ne commet pas cette confusion. Aussi, forcé par cette double discordance, sans parler de l'inégalité d'étendue entre les deux ouvrages, dont l'un, la Geste des nobles, ne va que jusqu'à la Pucelle d'Orléans, et l'autre, la Chronique de Cousinot, va jusqu'au règne de Charles VIII, M. Vallet de Viriville modifie sa première hypothèse par une seconde, et dit que la Chronique de Cousinot est un remaniement de la Geste des nobles, conduite jusqu'à Charles VIII, et entachée, par mégarde, des deux erreurs relatives à Henri de Marle et à Jean Le Maingre. Dans cette double hypothèse la certitude se perd; et, dès lors, tout se borne à une double probabilité mise en lumière par M. Vallet de Viriville, à savoir que la Chronique de Cousinot a beaucoup emprunté à la Geste

des nobles, et que cette Geste des nobles, étant l'œuvre d'un partisan de la famille d'Orléans, est peut-être l'œuvre du Cousinot qui en fut chancelier. Ce qui est certain, c'est qu'un Cousinot composa une chronique; mais, avec l'habitude qu'ont les chroniqueurs de se copier l'un l'autre, on ne pourra savoir positivement si la Geste des nobles et la Chronique de Cousinot font un seul et même ouvrage, que dans le cas heureux où la Chronique de Cousinot, qui existait encore dans le xvi° siècle, se retrouverait.

La Chronique de la Pucelle est aussi, de la part de M. Vallet de Viriville, l'objet d'une double hypothèse. Il suppose qu'elle est, non-seulement l'œuvre de Cousinot, mais encore un fragment de sa Chronique. Comme nous savons par Jean Le Féron que la Chronique de Cousinot allait jusqu'au règne de Charles VIII, rien n'empêcherait, en effet, que la Chronique de la Pucelle ne fût un fragment de cette Chronique; mais, quant à l'autre point, à savoir si la Chronique de la Pucelle est l'œuvre de Cousinot de Montreuil, le premier argument de M. Vallet de Viriville est que la Chronique de la Pucelle a copié textuellement un grand nombre de passages dans la Geste des nobles; or, comme il est douteux que cette Geste soit de Cousinot le chancelier, il demeure également douteux que ce soit par droit de famille que la Chronique de la Pucelle ait fait ses emprunts. Le second argument est que la Chronique est nécessairement l'œuvre d'un homme non-seulement très-éclairé, mais encore qui occupait auprès du roi une position considérable, aucun autre chroniqueur du parti français ne s'exprimant avec une telle aisance et des lumières aussi remarquables sur les plus grandes affaires, aussi bien que sur des particularités morales, à la fois très-circonstanciées et très-intéressantes. Je n'ai rien à objecter contre une telle appréciation de la Chronique de la Pucelle, qui est en effet un document fort important; mais ce n'est là qu'une appréciation générale, qui ne peut se fixer d'une manière déterminée sur Cousinot de Montreuil, ni faire passer la Chronique de la Pucelle du rang des compositions anonymes à celui des compositions ayant un nom. La Geste des nobles rapporte qu'à l'attaque des tournelles, à Orléans, Jeanne d'Arc «print son estendard et dist à un gentilhomme qui << estoit auprès d'elle: Donnez-vous garde quand la queue de mon estendard. << touchera contre le boulevard. Lequel, un peu après lui dist: Jeanne, la « queue y touche. Alors elle dist: Tout est vostre, et y entrez.» A quoi l'auteur de la Chronique de la Pucelle ajoute: «Si nous dirent et affermerent des plus grands capitaines des François que, après que Jeanne eut dict << les paroles dessus dictes, ils monterent contremont le boulevard aussi << aiséement comme par un degré, et ne sçavoient considerer comme il se

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« pouvoit faire ainsi, sinon par un œuvre divin. » Ce passage prouve bien que l'auteur a eu des entretiens avec les plus grands capitaines des François, et contribue à donner du poids à son témoignage, mais il est loin de suffire à prouver que la Chronique de la Pucelle soit de Guillaume de Montreuil.

La dissertation de M. Vallet de Viriville, bien qu'elle n'ait pas porté la conviction dans mon esprit, n'en est pas moins une œuvre fort intéressante et méritant d'être lue. Elle témoigne, chez l'auteur, d'une grande connaissance de l'histoire du xv° siècle; elle contient des détails tout à fait nouveaux sur ces Cousinot, qui furent des personnages importants; elle étudie un point obscur de l'histoire littéraire, c'està-dire à qui faut-il attribuer la Geste des nobles et la Chronique de la Pucelle; elle appelle l'attention sur cette Chronique de Cousinot que Jean Le Féron a possédée et dont l'existence est certaine; et, dorénavant, si quelque nouveau document, arrivant à la lumière, permet de reprendre cette question, il faudra reprendre aussi le mémoire de M. Vallet de Viriville et le consulter.

A la Geste des nobles et à la Chronique de la Pucelle M. Vallet de Viriville a joint un très-long fragment d'une chronique inédite, mais non anonyme, la Chronique normande de P. Cochon. Celui-ci, clerc de Rouen, est un personnage beaucoup moins important que les deux Cousinot; pourtant, M. Vallet de Viriville nous le fait très-suffisamment connaître. Tandis que la Geste des nobles est favorable au duc d'Orléans et à son parti, la Chronique normande l'est au parti contraire et au duc de Bourgogne, du moins tant que le duc ne s'est pas souillé par un meurtre de guet-apens, et surtout tant qu'il ne s'est pas allié avec le roi d'Angleterre pour lui transférer la couronne de France. C'est une bonne idée de l'éditeur d'avoir ainsi mis en regard ces deux écrits contemporains, mais suscités par un esprit opposé. La chronique de P. Cochon est un écho fidèle et retentissant des passions populaires de son époque. A propos des Maillotins de 1382 il rapporte cette sentence du célèbre avocat Jean des Maretz, «lequel dit que le roy ne ses con<< seulx ne pourroient faire un peuple, mais un peuple feroit bien ung «roy.» Pierre Cochon est aussi tout à fait conforme à l'opinion prévalante de son temps, quand il dit que l'université de Paris doit estre lu

mière de toute vérité.

Demeurant dans la ville de Rouen, c'est de là que Pierre Cochon écrit ce qu'il sait, voit ou entend dire. Il tenait sans doute des fugitifs eux-mêmes le récit qu'il fait des ravages d'une bande de routiers. <«< Au << mois d'aoust 1429 fut livré le chastel d'Aubmalle aux Franchois par

<«< un prebtre, lequel ne fit onques si mauvese journée, et lui vausist « mieux, après ce que il fut baptisié, que sa mere lui eust jeté la teste <«< contre la paroy; car il yint une maniere de larons qui apatichoient « les villes et prenoient gens prisonniers de tous estas, et les mestoient <«< à grosses finances; et s'allerent rendre avec eulx plusieurs gens du « païs de Caux, merdalle et truandalle qui faisoient tant de maulx que « c'estoit merveille. Et fallu que les riches hommes de Caux, especiale«ment d'Auffai, des parties d'environ et du Val de Dun, se retraïssent <«<les ungs à Rouen, les autres à Dieppe, et les autres à Caudebec. Et « couroit cette merdalle-là jusques emprès Rouen, nonobstant ce qu'il << leur fust deffendu de par le dit Charles, roy de France. Car, comme l'on << disoit, il ne leur avoit abandonné sinon à prendre les Anglois et les « officiers dessoulx eux et à les pillier, et leur avoit deffendu les bonnes << gens du païs; mais estoient les varlès au diable: ilz faisoient plus que <«< commandement (p. 457).» Le mot apatichoient est expliqué en note: appâtissaient, mettre en appâtis, à rançon. Le sens est bien mettre à rançon: mais l'explication étymologique n'est pas mettre en appâtis; elle est mettre à pacte. C'est pacte qui est le radical de ce mot.

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Tous les historiens du xv° siècle portent leurs témoignages sur le grand hiver qui suivit le meurtre du duc d'Orléans. Voici celui de P. Cochon : «En l'an 1407, quinze jours devant Noel commencherent << unes gellées que puis l'an 1363 ne furent si grandez, et le lendemain « de Noel la riviere de Saine fut si gellée, que le dimance après la thi«<phagne (épiphanie) en suivant, les gens aloient ribler, chouller, en << traversant la rivière de costé en autre, tant qu'il fu deffendu de par « le roy que plus n'y alast. Et estoit la terre as chans gellée de deux pieds en la terre. Et après ce, en la my jenvier commencha sur celle « gellée unes negez si grans qu'il n'estoit nule memoire d'homme qui si << grans les eust veues en son temps; et pour ce qu'il gelloit toujours et « que la terre qui soustenoit la noif (neige) estoit si fort gellée, la noif « poudroit comme la poudre à la Sainct Jehan d'esté. Si avint que, le « vendredy, 27° jour du mois de jenvier, après disner, commencha à desgeller, et le samedy en suivant si fort et si soudeinement, que la «< terre estoit si fort plombée de gellée que l'eau ne pouvoit entrer ens << et convenoit que l'eau trouvast son cours. Si vint si grans ravines es << vallées et rivieres par toute France et Normendie, qu'il n'estoit plus << de pitié de jour en jour oïr les plaintez de par touz païs que les dites <«<eauez faisoient, tant de moulins, maisons, chaussiez, pons, bestes, <«< hommes, enfanz, tout aloit aval l'eau (p. 378). »

Au commencement du xv° siècle, la police avait de la peine à régler

le commerce de la boucherie à la satisfaction des vendeurs et des consommateurs. Tantôt elle ordonnait que la viande fût vendue au morceau, tantôt qu'elle le fût au poids. Il paraît que de tout temps les bouchers eurent le droit d'ajouter des os, c'est-à-dire ce qu'on nomme aujourd'hui réjouissance. P. Cochon assure que cette réjouissance allait à la moitié et plus du poids total : ce qui sembla exorbitant. « Et en ce « temps, en la dicte Pasques (1421), les bouchiers recommenchierent « à vendre la char sans peser, pour ce qu'ils faisoient trop de trompe<<ries en vendant la char au pois; comme si l'en eust acheté un pois de « livre de char, ilz y boutoient les os à bouter et à peser avec pour avoir «greigneur, et enchierirent le pois de la moitié et de plus (p. 444). »

Voici un cas de sorcellerie et un médecin brûlé pour ce chef: << Item «en août (1398), maistre Jean de Bar, natif de Champaigne, le quel «< estoit mestre fizicien du roy Karllez de Vallois deuxiesme (Charles VI), « fu trouvé en certain bois embrie (en Brie, dit M. Vallet de Viriville), <«< où il faisoit certains caraux (sortiléges). C'est assavoir ung autel; le « prestre avec tous les paremens qui à ce appartenoient; et à deux « cornes de l'autel deulz lous, tous vis (vifs), à ce contrains par art; ung «vout de cuivre et deux de chire. Et là le prestre disoit la messe, et « faisoient leurs caraux. Les quex furent amenés à Corbeul. Et là furent « envoyés de Paris quatre mestrez de parlement, huit clers de l'univer«sité, des quex fu l'un maistre Gylles des Chanz, né à Rouen; et là «< furent examinez et amenez à Paris en la cour de l'evesque, et furent «ars en Greve (p. 386). » Caraut, sortilège, signifie proprement caractère magique, et vient en effet du latin caracter, qui, ayant l'accent sur rac, a donné régulièrement caraut. Quant à vout de cuivre et de cire, M. Vallet de Viriville l'interprète par veau; ce n'est pas le sens; vout vient de vultus, il désigne ces figures qui servaient dans les sorcelleries de ce temps, et c'est de là que dérive envoutement et envouter.

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P. Cochon raconte l'entrée de Henri VI à Rouen, dont il fut témoin. « Le samedy, 27° jour de juillet, arriva le roy Henry de France et « d'Angleterre en la ville de Rouen, agié de 9 ans ou environ, et fu <«< amené en ung car juques à l'ostel messire Jehan Braques, au Bois« Guillaume, et là le vy, et puis fu monté à cheval, et vindrent les bourgeois de Rouen contre lui à robes de livrée perses et chapperons de « vermeil. Mès le roy ne leur avoit pas donné cette livrée; mais l'en «<leur avoit fet commandement qu'ilz les feissent faire; et estoient à <«< cheval, et crierent tous Nouel! quant ilz virent le roy, lequel estoit un « très-beau filz. Et estoient les rues de Rouen, là où le roy devoit passer, «mieulx tendues qu'ilz ne furent onques le jour du Sacrement. Et y

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