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presque autant qu'une île; son histoire en est mieux circonscrite en quelque sorte, et c'est peut-être à cette circonstance que nous devons le Râdjataranguinî, comme Ceylan lui doit aussi le Mâhavamça. La chronique kachemirienne s'étend depuis l'origine de la monarchie jusqu'à la fin du règne de Sinhadéva, en 1153. Mais l'ouvrage de Kalhana Pandita a eu un continuateur, comme celui de Mâhanâma, et le Râdjâvali de Djonarâdja, suite du Râdjataranguinî, va de Sinhadéva à Zaïnalâbad-eddin, sous lequel vivait l'auteur, de 1426 à 1466. Il semble donc qu'on pourrait assez aisément connaître l'histoire du Kachemire dans ce long intervalle de temps, qui ne comprend pas moins de mille années. Mais le Râdjataranguinî, ainsi qu'on a pu s'en convaincre, est un guide bien peu sûr. Son mérite principal, c'est de donner, avec sa continuation, la succession assez complète des règnes, et M. Chr. Lassen a pu la reproduire d'une manière suffisamment exacte, de l'an 506 à l'an 1343 1.

Sans doute, c'est quelque chose qu'une chronologie bien suivie; mais cependant ce n'est pas tout, et le cadre peut être vide, tout précis qu'il est. C'est ce qui arrive en grande partie pour le Kachemire, et, parmi tous ces souverains, qui appartiennent à diverses dynasties, il n'en est pas un qui ait conquis une véritable et solide gloire. Presque toujours des guerres intestines, accompagnées de crimes atroces, ou des expéditions guerrières, mêlées de revers et de victoires, ont rempli ces règnes, qui n'aboutissent jamais à de grandes choses. C'est une agitation sanglante et stérile. Cependant il y a quelques princes dont l'administration a été plus pacifique et plus féconde. A côté de Lalitâditya, qui fit de longues guerres (695 à 732), on peut citer Djayâpîḍa, qui favorisa de tout son pouvoir la culture des lettres et eut une cour toute littéraire (754 à 785); Avantivarman, qui signala un règne de vingt-neuf ans (857 à 886) par sa sagesse et sa piété, et, ce qui vaut encore mieux, par d'immenses travaux d'utilité publique pour régler le cours de la Vitastâ, qui dévaste périodiquement la contrée, et pour dessécher des marais pestilentiels 2. On pourrait nommer encore plusieurs autres princes qui

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Dans un appendice de la page 1158 à 1182, M. Chr. Lassen a donné des catalogues de rois de toutes les parties de l'Inde et notamment de ceux du Kachemire. Il a confronté, pour ce travail, toutes les sources indigènes, et il a fait grand usage soit d'Aboulfazel (Ayin-akbéry), soit de la Description de l'Inde, de Joseph Tieffenthaler. Il est fort remarquable que ces grands travaux de canalisation, qui furent faits sous Avantivarman, lui avaient été inspirés et étaient dirigés par une sorte d'ingénieur nommé Souyya. Il paraît que cet ingénieur, dont le nom mérite d'être conservé, venait d'un pays étranger. (Indische Alterthumskunde, III, page 1023.)

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se sont illustrés par des fondations religieuses et scientifiques, en élevant des temples, ou en construisant des écoles; mais ce ne sont que de bien rares exceptions, et le Kachemire, comme tous les autres États de l'Inde, soumis tour à tour au brahmanisme, à la religion du Bouddha, ou au Çivaïsme, en attendant l'Islam, n'a été, en général, ni mieux gouverné, ni plus heureux.

Attaqué et ravagé deux fois en 1013 et 1015 par Mahmoud le Ghaznévide, le Kachemire embrassa la foi musulmane; mais il put se soustraire bientôt à ses envahisseurs, qu'appelaient ailleurs de plus riches proies. Les dynasties indigènes ressaisirent le pouvoir, et ce ne fut qu'en 1340 qu'affaiblies de plus en plus elles durent céder la place définitivement à des dynasties mahométanes. Shâh Emîr, appelé aussi Shams Eddîn (le soleil de la loi, Dharmâditya), accomplit cette révolution, qui détruisit l'indépendance du Kachemire. Ce fondateur d'une nouvelle puissance n'était qu'un aventurier audacieux venu du Kandahar, qui s'était signalé par son courage et d'heureuses déprédations dans les contrées voisines. D'ailleurs le Kachemire n'aurait pas pu se maintenir contre les ennemis qui l'entouraient, et, s'il n'eût pas succombé sous le chef musulman, il n'aurait pas échappé longtemps encore au joug des peuplades du Tibet, qui l'attaquaient avec un succès toujours croissant1.

La première moitié du quatrième volume de M. Chr. Lassen renferme l'histoire du Dékhan, de Ceylan, de l'Inde transgangétique et de l'archipel Indien, durant la troisième période. Dans le Dékhan, c'est l'État d'Orissa qui attire le plus d'intérêt, bien qu'il soit, comme tous les autres, très-imparfaitement connu. Placé au nord-est du Dékhan et borné à l'orient par la mer, où il faisait un commerce assez considérable, l'Odra ou l'Orissa paraît avoir eu, dès la fin du v° siècle, en 473, une dynastie locale, celle des Kéçaris, qui dura plus de sept cents ans. Elle fut renversée, en 1125, par celle des Kâkalyas, dont Roudradéva était alors le chef, et qui s'était établie depuis quelque temps au nord de l'Orissa 2. Parmi les rois de cette seconde dynastie, on peut mentionner plus particulièrement le règne d'Aniyânka-Bhîma, qui établit un cadastre régulier dans tous ses États, et un prélèvement plus équitable des impôts. Fervent adorateur de l'idole de Djagannatha (Djagernauth), qui, depuis

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M. Chr. Lassen, Indische Alterthumskunde, III, p. 985 à 1145. Shâh Mîr, comme on l'appelle aussi, paraît s'être distingué par quelques qualités vraiment politiques, ce qui ne l'empêcha point de recourir aux intrigues et aux crimes, qui entrent alors de plus en plus dans les mœurs de l'Hindoustan. ' Idem, ibid. IV, P. 20 et suiv.

plusieurs siècles, était en grande vénération dans tout l'Oḍra et les contrées environnantes, il consacra à ce culte des sommes immenses et des constructions magnifiques. Le fisc de ses successeurs tira de larges profits de la superstition des peuples et des établissements que la piété seule avait d'abord fondés 1. Aniyânka-Bhîma, qui mourut dans les premières années du xII° siècle, avait fait frapper des monnaies toutes nouvelles par leur forme et leurs légendes emphatiques, dont quelques-unes sont arrivées jusqu'à nous, nous instruisant des titres qu'il se donnait, bien plus que des événements de son règne. L'Orissa, grâce à sa position géographique, fut un des derniers Etats de l'Inde attaqué par les musulmans; mais il dut succomber aussi, après bien des luttes et des malheurs, et, vers la fin du XVI° siècle, il devint, avec quelques principautés voisines, une des provinces du grand Mongol, fort heureux d'échapper à la cruauté rapace des Afghans, qui s'étaient avancés jusque-là 2. Ce n'est, d'ailleurs, que dans les premières années du XVII° siècle que l'Orissa perdit le reste de son indépendance et n'eut plus de princes indigènes pour le gouverner. L'Orissa présente ce phénomène, qui n'a point échappé à M. Chr. Lassen, d'avoir eu assez longtemps une constitution semblable à celle des Radjpoutes en bien des points et qui mérite quelque attention, au milieu de tous ces bouleversements et de tous ces désordres 3.

Après l'Orissa, M. Chr. Lassen s'occupe de quelques autres petits royaumes qui se sont élevés au nord-est, et dans les parties limitrophes du Dékhan, celui des Yâdavas du sud et du nord, celui des Râshtrakoûtas de Kalyanî, celui de Vidjayanagara et enfin ceux de Tchola, de Kéra, de Pândya et de Kérala, dans le midi de la presqu'île. Tous ces États, formés plus ou moins tard et ayant des durées fort diverses, succombent tour à tour sous les attaques des musulmans, et ils ne laissent dans l'histoire que d'insignifiants souvenirs. Les plus illustres de tous ces princes sont encore ceux de Vidjayanagara, qui favorisèrent, autant qu'ils le purent, les lettres et les sciences 5. Cette dynastie, fondée dans

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'M. Chr. Lassen, Indische Alterthumskunde, IV, page 28. Ce n'est qu'en 1839 que lord Auckland mit un terme aux exactions de tout genre dont le pèlerinage de Djagernauth était le prétexte. - Id. ibid. p. 61 et suiv. Id. ibid. p. 63 à 71. Les détails qu'a réunis l'auteur sont très-curieux, et ils prouvent que l'Orissa a été un des États de l'Inde les moins mal administrés. • Id. ibid. p. 70 à 277. C'est presque toujours à des inscriptions que l'auteur a demandé les renseignements qu'il a pu donner sur ces royaumes; et les auteurs arabes lui ont fourni le reste. — Vidjayanagara, la capitale des Yâdavas du sud, était située, comme l'attestent ses ruines, sur les rives de la Toungabhadrâ, par 15° 14′ de latitude nord, et 94° 12' de longitude est de l'île de Fero C'est dans

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la première moitié du xII° siècle, fut assez florissante durant deux cents ans; mais la perte d'une grande bataille contre les mahométans, à Talikota, en 1565, lui porta un coup funeste. Les rois de Vidjayanagara, sans être complétement détruits, durent se soumettre à leurs vainqueurs, et leurs domaines, successivement diminués, furent enfin partagés, vers 1750, entre le Nizam et la compagnie des Indes orientales, qui fondait alors son pouvoir, destinée elle-même à ne vivre guère plus d'un siècle1.

L'auteur termine ce qu'il avait à dire du Dékhan par quelques considérations fort intéressantes sur les modifications profondes qu'a subies, chez ces peuples inférieurs, la civilisation des Âryas, sous le rapport de la religion et de l'organisation sociale. Le régime des castes a fini par être, dans le Dékhan et surtout dans le Malabar, où il subsiste encore avec toute sa rigueur, plus oppressif et plus dégradant qu'il ne l'avait jamais été dans le nord de la péninsule. C'est dans ces contrées et dans toutes celles où l'on parle le Tamoul, qu'il a produit cette abjection dernière à laquelle sont réduits les parias 2, et que M. Chr. Lassen a décrite sous les couleurs les plus vraies et les plus tristes.

Pour achever la troisième période, il ne reste plus à l'auteur qu'à parler de Ceylan, de l'Inde transgangétique et de l'archipel indien. M. Chr. Lassen, reprend l'histoire de Lankâ à la mort de Méghâvarṇa, en 320, et il la pousse jusqu'à Vidjayabâhou, à la fin du xır siècle. Dans ce long intervalle d'un millier d'années à peu près, il y a quelques

cette ville et sous le règne de Boukkarâdja, que vivait, au milieu du xiv' siècle, Sayanâtcharya, qui a laissé sur le Rig-Véda le fameux commentaire publié par M. Max Müller. Les rois de Vidjayanagara se sont distingués aussi par la tolérance la plus éclairée, protégeant tous les cultes, bien que dévoués eux-mêmes à la secte des Djaïnas. -Il ne faut pas oublier, dans l'histoire des peuples du Dékhan, la puissance des Zamorins, fondée vers le VIII' siècle, sur la côte du Malabar, près de Kâlikoda (Calicut), et qui a été de très-bonne heure, grâce à sa situation, en relation avec les peuples musulmans. Le Zamorin (corruption du mot sanscrit Samudrin) joue un assez grand rôle dans les premières expéditions portugaises, celle de Vasco de Gama, en 1498, jusqu'à celle de Nuno de Cuñĥa, en 1536. Il essaye de résister aux envahisseurs européens en se liguant avec les princes mahométans de la contrée; mais; après quelques alternatives de succès et de revers, les Zamorins disparaissent à peu près complétement de la scène, où les remplacent les Portugais en les dominant. (Indische Alterthumskunde, t. IV, p. 198 et 255 à 263.) M. Chr. Lassen, Indische Alterthumskande, t. IV, p. 264 à 277. En général la superstition est beaucoup plus grande dans le Dékhan que dans le nord, et les divinités populaires y revêtent les caractères les plus licencieux et les plus extravagants. C'est l'élément antiâryen qui reprend le dessus.

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règnes assez glorieux et assez prospères1; mais, le plus ordinairement, l'île est livrée à des guerres intestines ou à des guerres extérieures avec le Malabar et les populations Tamiles du continent. Il ne se passe aucun événement très-remarquable à Ceylan; le bouddhisme continue à fleurir avec des succès divers, et l'administration du pays n'y est guère préférable à ce qu'elle est dans le reste de l'Inde. D'ailleurs, c'est toujours du Mahâvamça et de ses continuations que M. Chr. Lassen tire tous les détails qu'il donne, et les suites du Mahâvamça poussent le récit des événements, comme on le sait, fort au delà de la troisième période, et jusqu'à la fin du xvII° siècle.

L'événement le plus important qui se passe dans l'Inde transgangétique, durant la troisième période, c'est l'introduction du bouddhisme, que des missionnaires singhalais portèrent au Birman, dès le v° siècle, et qui y reçut une consécration officielle en l'année 638. C'est la date de l'ère générale de ces contrées : l'Arakan, le Birman, le Siam et le Gamboge. Les écritures bouddhiques en pâli y devinrent le texte de la loi religieuse, tandis que le Tonkin et la Cochinchine reçurent le bouddhisme, non plus de Lankâ, mais de la Chine, qui le professait depuis plusieurs siècles. Le Birman a l'avantage de posséder des annales authentiques qui remontent assez haut, et qui ont été remaniées par l'ordre des empereurs, il y a soixante ans environ. Avec le secours de ces documents et de quelques inscriptions, on peut refaire d'une façon assez

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Le plus illustre, et, à ce qu'il semble, le meilleur de tous ces princes auxquels est remise la domination héréditaire de Lankâ, est Prakramabâhou II, qui régna de 1153 à 1186. Il ne mit pas moins de dix-huit ans à conquérir et à pacifier les parties de l'île qui n'étaient pas d'abord soumises à son pouvoir. D'une très-grande piété, il orna de stoupas et de temples splendides Anourâdhâpoura, où se conservaient les plus précieuses reliques du Bouddha et les arbres Bodhis. Malgré ses guerres nombreuses, il favorisa de toutes ses forces l'agriculture, et fit faire de nombreux travaux d'utilité publique, routes, canaux, ponts, etc. Il fit beaucoup agrandir et embellir la ville de Pollanaroua, qu'il prit, avec Anourâdhâpoura, pour sa seconde capitale; elle était entourée de hautes murailles formant une triple enceinte, et elle avait une forteresse au centre. Il paraît même que Prakramabâhou fit bâtir une ville qui portait son nom. Un de ses successeurs, Prakramabâhou III, qui monta sur le trône en 1266 (mort en 1301), eut un règne encore plus glorieux et plus fécond. Ce prince se distingue de tous les autres en ce qu'il a été un écrivain des plus instruits et des plus laborieux. Il laissa les ouvrages les plus nombreux sur toute espèce de sujets. Non moins pieux que son prédécesseur, il fit restaurer tous les temples anciens et en fit construire de nouveaux. Il abolit la peine de mort, et adoucit les peines atroces dont on frappait les coupables. Il eut aussi à repousser les incursions des Tamiles; et, en 1277, il remporta sur eux une grande victoire, qui assura pour quelque temps la paix à Ceylan. (Indische Alterthumskunde, t. IV, p. 315 et 341.)

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