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M. A. Schiefner n'a pas cru pouvoir nous faire connaître quel est le traducteur allemand à qui l'Académie de Saint-Pétersbourg s'en est remise; mais, après la lecture de cet intéressant ouvrage, nous croyons pouvoir dire qu'il était impossible de s'adresser mieux; et cette traduction atteste la plus profonde connaissance de l'Inde et du bouddhisme. C'est la qualité qui avait manqué, à ce qu'il semble, au traducteur français; mais personne ne la possède à un plus haut degré que le philologue allemand qui a bien voulu se charger de ce labeur, qu'il a dù plus d'une fois trouver bien pénible.

M. W. Wassilieff méritait ces faveurs de l'Académie de Saint-Pétersbourg, et le séjour de dix ans qu'il a fait à Péking, dans les rangs de la mission russe, l'a dû mettre en mesure de recueillir sur la religion bouddhique une foule de documents dont l'accès est interdit à la plupart des savants de l'Europe, et d'observer de près l'état actuel de ce culte et son influence sur les populations qui le pratiquent. M. Wassilieff a bien compris les avantages d'une situation aussi exceptionnelle, et il a consacré à l'étude du bouddhisme tout le temps dont il lui a été permis de disposer. Il a fait une ample moisson de matériaux tibétains et chinois, et il a pu dire avec vérité qu'il était à peu près le seul, jusqu'à présent, qui ait abordé ces études difficiles avec la connaissance simultanée de ces deux langues. C'est là une supériorité incontestable, bien que les livres originaux du bouddhisme soient en sanscrit, et que la Chine et le Tibet n'en possèdent que des traductions. Dans le livre que j'ai sous les yeux, l'auteur ne prétend nous donner que la plus faible partie de ses travaux; et c'est comme une simple introduction qu'il nous communique. Peut-être eût-il mieux valu commencer par les fonderments mêmes de l'édifice, et publier les faits de détail avant le résumé; mais devant les publications que M. Wassilieff nous promet, et que probablement l'Académie de Saint-Pétersbourg honorera de la même protection, il y aurait mauvaise grâce à ne pas se montrer satisfait de ce que nous avons dès aujourd'hui, en attendant ce que nous pouvons espérer.

Outre l'ouvrage qui vient d'être imprimé en russe et en allemand, l'auteur en a terminé cinq autres encore plus considérables, que j'énumère d'après lui, et qui sont faits pour intéresser vivement tous ceux qui s'occupent des études bouddhiques. Ce sont : 1° une Exposition des dogmes du bouddhisme, sous forme de commentaire au grand lexique terminologique appelé Mahâvyoutpatti1; 2° une Revue de la

'Le Mahavyoutpatti est un recueil d'expressions et de formules bouddhiques en

littérature bouddhiste; 3° l'Histoire du bouddhisme dans l'Inde, traduite du tibétain de Târanâtha 1; 4° une Histoire du bouddhisme au Tibet; 5° et enfin le Voyage de Hiouen-thsang, traduit du chinois. M. Wassilieff a bien raison de penser que tous ces sujets ont entre eux la plus étroite connexion; et, quoiqu'ils ne contiennent pas, à beaucoup près, tout ce qu'on peut désirer savoir sur le bouddhisme, il est certain que, quand l'auteur aura, comme il l'annonce, rempli ce vaste cadre, il aura fait faire quelques pas importants de plus à la science qu'ont inaugurée M. Hodgson, Csoma de Körös, Schmidt, Eugène Burnouf, Turnour et plusieurs autres savants dont les noms sont presque aussi célèbres. Nous connaissons déjà, par les traductions de notre incomparable sinologue, M. Stanislas Julien, l'Histoire et les Voyages de. Hiouen-thsang au vII° siècle de notre ère; et nous avons vu tout le parti qu'on en peut tirer pour l'histoire du bouddhisme 2. Târanátha, est un auteur bien récent; mais les diverses citations de son ouvrage que M. Wassilieff a faites dans le cours du sien donnent le désir d'en connaître le reste. Enfin un commentaire sur le Mahâvyoutpatti, ce grand dictionnaire bouddhique en quatre langues: sanscrite, tibétaine, chinoise et mongole, est fait pour piquer au plus haut point la curiosité3, ainsi qu'une Histoire du bouddhisme au Tibet et un Catalogue de la littérature bouddhiste. Mais toutes ces investigations ne concernent que le bouddhisme du nord, et elles laissent de côté le bouddhisme du sud, qui tient cependant aussi une large place dans les monuments et l'histoire de cette immense religion. Nous ne demandons pas à M. Wassilieff d'explorer ce nouveau domaine, et celui qu'il embrasse suffit amplement à défrayer la plus énergique activité; seulement nous voulons faire remarquer que ses recherches n'ont pas toute l'étendue qu'il semble leur accorder; et le Mahavamça prouverait à lui seul que le bouddhisme sin

quatre langues: sanscrit, tibétain, chinois et mongol. C'est une précieuse concordance des mots dans les quatre idiomes où les monuments bouddhiques sont les plus nombreux. (Voir M. Stanislas Julien, premier volume des Mémoires de Hiouenthsang, préface, page xx1, et Méthode pour déchiffrer et transcrire les mots sanscrits, page 34-Târanatha, auteur tibétain, écrivait au commencement du XVII° siècle; mais il paraît avoir eu à sa disposition les matériaux les plus authentiques et les plus 2 Voir mes articles sur le bouddhisme, Journal des Savants, cahiers de mai 1854 et suivants. M. Wassilieff cite souvent, dans le cours du présent son commentaire sur le Mahávyoutputti. Voir mes articles sur le Mahavança, dans le Journal des Savants, cahier de mai 1858, p. 288 et suiv. C'est surtout dans le premier de ces articles que j'ai essayé d'apprécier la haute importance des documents singhalais.

anciens.

ouvrage,

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ghalais mérite la plus sérieuse attention, et peut fournir des documents plus directs que celui de la Chine et du Tibet.

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Je ne trouve pas non plus que M. W. Wassilieff, tout en rendant justice à ses prédécesseurs, en ait assez tenu compte: «On sera « peut-être choqué, dit-il, que mon livre se fasse gloire, en quelque de ne jamais renvoyer à aucun des mémoires ou des ouvrages qui ont été publiés en Europe sur le bouddhisme. Des savants russes, << français, anglais et allemands, ont déjà, en effet, beaucoup écrit sur ce sujet; j'ai lu la plus grande partie de leurs ouvrages à l'époque où ils «ont paru; mais je n'y ai pas appris à connaître le bouddhisme. Le plus « fameux de tous, l'Introduction à l'histoire du bouddhisme indien, par «Eug. Burnouf, ne m'a pas servi de guide, quoique, sur bien des points, «il ait exposé sous un vrai jour la connaissance de cette religion 1. » M. Wassilieff ajoute, il est vrai, qu'il lui a été donné de puiser à des sources d'informations plus abondantes que personne avant lui; et il se défend de vouloir surcharger ses ouvrages d'une inutile polémique; mais il est bon de rappeler cependant que voilà plus de trente ans que M. Hodgson a eu la gloire de découvrir les originaux sanscrits sur lesquels se fonde toute cette étude, et qu'Eugène Burnouf, dans deux grands ouvrages, l'Introduction à l'histoire du bouddhisme indien et le Lotus de la bonne loi, a fait de ces documents une analyse dont personne ne dépassera l'exactitude et la sagacité. Il est bon de rappeler aussi que M. Schmidt, en consultant les traductions mongoles, et Csoma, les traductions tibétaines, nous ont initiés, presque en même temps que M. Hodgson, à la véritable intelligence du bouddhisme, et que, depuis ces premières investigations, la science a fait encore de sérieux progrès 2. Les études bouddhiques, quoique récentes, reposent sur des fondements très-solides, et il ne serait peut-être pas très-prudent de croire qu'elles sont à renouveler de fond en comble, en présence de travaux d'une telle valeur.

Je suis bien loin de supposer que M. Wassilieff ait cette intention; mais il peut voir par son propre exemple combien, en toutes choses, le temps marche vite, et combien il importe de saisir le moment sans aucun retard. Il se plaint lui-même, quand il publie son ouvrage en

M. Wassilieff, Le bouddhisme, ses dogmes, etc. p. v, préface. L'auteur dit encore avec modestie qu'il ne faut le juger que sur l'emploi qu'il a su faire de ses matériaux; cette remarque est juste; mais le moyen le plus sûr d'avancer, c'est de partir du point même où les prédécesseurs se sont arrêtés, à moins qu'on ne trouve qu'ils aient fait fausse route. - Voir le premier article sur le bouddhisme, Journal des Savants, cahier de mai 1854, p. 275 et suiv.

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russe (1857), que sept ans déjà se soient écoulés depuis qu'il est revenu de Péking, et il ne veut pas attendre davantage. Dès 1845, il avait achevé de traduire les voyages de Hiouen-thsang, et il pouvait avoir le premier l'honneur de les publier en une langue européenne; mais, en 1856, il n'était pas encore en mesure de les faire paraître, et c'est un autre qui a eu la bonne fortune de le devancer. Il y a donc déjà beaucoup de fait dans l'étude du bouddhisme; et, quoiqu'il y ait encore bien plus à faire, il ne faut négliger aucune des connaissances acquises, quand elles sont aussi incontestables que celles que nous venons de signaler. Le livre de M. W. Wassilieff a été écrit à Péking, et peutêtre l'auteur n'avait-il pas sous la main toutes les ressources nécessaires en fait d'ouvrages européens; mais, après le retour, ces ouvrages ne lui ont pas manqué, et il eût été possible d'en faire un plus fréquent emploi, qui n'aurait pas laissé que d'être fructueux.

Mais je n'insiste pas sur ces observations, et je me hâte d'arriver au livre lui-même.

Il se compose de quatre parties, qui se succèdent dans un ordre simple et clair: la première donne, en quelques pages, une idée générale du sujet et de ses difficultés 1; la seconde traite du Petit Véhicule, que M. Wassilieff regarde avec toute raison comme le bouddhisme primitif; la troisième traite du Grand Véhicule, qui représente le mysticisme né du succès même de la doctrine; enfin, la quatrième partie est formée de plusieurs mémoires sur les différentes écoles, et ce n'est pas le côté le moins neuf et le moins instructif des travaux de M. W. Wassilieff.

Selon moi, il n'est point à regretter que personne, jusqu'à présent, n'ait osé entreprendre une histoire du bouddhisme 2. Le moment n'en est pas venu, et il s'écoulera bien du temps encore avant que les matériaux de cet énorme édifice soient suffisamment préparés. Il faudra bien des travaux de détail avant qu'une main ferme et savante puisse réunir les fragments épars d'un sujet aussi étendu, et en faire une construction complète. Il faut accumuler beaucoup plus de faits particuliers que nous n'en connaissons aujourd'hui, pour qu'il soit permis d'en tirer avec quelque certitude des résultats généraux. A l'heure qu'il

1 Cette première partie n'a que neuf pages. L'examen du Petit Véhicule en reniplit plus de cent, ainsi que l'examen du Grand Véhicule. Le reste de l'ouvrage, de 230 à 380, est occupé par les quatre mémoires annexes. 2 C'est un regret qu'exprime M. W. Wassilieff en débutant; mais il ne cherche pas lui-même à combler cette lacune; et son livre n'est pas, à proprement parler, une histoire du bouddhisme dans toute son étendue et sa durée.

est, il serait prématuré d'essayer une telle tentative, et le talent le plus vigoureux et le plus réel y échouerait. Le bouddhisme remplit, depuis plus de vingt siècles, la moitié de l'Asie; les monuments qu'il a produits sont presque innombrables dans cinq ou six langues diverses, sans parler d'une foule d'idiomes secondaires. Il a régné dans les pays les plus éloignés les uns des autres, chez les populations les plus différentes; il y a causé des révolutions profondes. Mais la plus grande partie de ces événements sont encore à peu près tout à fait ignorés. La chronologie fait défaut presque toujours, si ce n'est pour quelques dates principales; et ce serait vraiment vouloir risquer de se perdre de plein gré que de braver tant d'écueils. La prudence veut qu'on ne s'applique d'abord qu'à quelques ouvrages étudiés un à un; et l'intérêt de la science, si on a le désir de la faire exacte et durable, exige la plus grande circonspection. Il faut bien déterminer la carrière qu'on se donne à parcourir et l'on doit affermir ses pas avant de se hasarder sur un terrain aussi glissant et aussi peu connu. C'était là l'exemple et la méthode d'Eugène Burnouf; il se contentait de faire une introduction, non pas à l'histoire du bouddhisme en général, mais simplement à l'histoire du bouddhisme indien. Il tirait tous les faits qu'il nous révélait de la collection des originaux sanscrits découverts au Népâl. Il traduisait un de ces ouvrages réputés sacrés; il l'éclaircissait par les notes et les explications les plus spéciales et les plus minutieuses, et il n'avançait pas une assertion qu'il ne pût la prouver par une irrécusable autorité. Après vingt ans, on ne doit pas suivre une autre méthode que lui, sous peine de s'égarer; et celle-là a été assez féconde pour qu'on puisse s'y tenir longtemps encore avec grand profit. Le Lâlita-Vistâra, qu'a publié M. Ph. Ed. Foucaux, un des élèves les plus distingués de E. Burnouf, le Mahavamça de Turnour, la Biographie et les Mémoires de Hiouen-thsang par M. Stanislas Julien, les patientes analyses des grandes collections tibétaines par Csoma, nous ont fourni les renseignements les plus abondants et les plus sûrs; et il est à douter que des généralités trop hâtives nous eussent autant instruits que ces modestes et excellentes monographies. Il ne serait donc pas juste de les dédaigner; et les multiplier autant qu'on le peut est, jusqu'à nouvel ordre, le service le plus grand qu'on puisse rendre.

Au fond, ce doit être là aussi l'opinion de M. Wassilieff, car son ouvrage même suppose, dans ceux qui le lisent, une foule de connaissances préliminaires, qui ne peuvent être empruntées qu'aux travaux antérieurs. Ce qu'il dit des débuts du bouddhisme et des deux Véhicules ne serait point assez clair, si l'on ne savait déjà, par d'autres infor

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