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DES SAVANTS.

NOVEMBRE 1861.

Recueil des travaux scientifiques de M. EbelmEN, ingénieur au corps impérial des mines, professeur de docimasie à l'école des mines de Paris, administrateur de la manufacture impériale de Sèvres, revu et corrigé par M. Salvetat, suivi d'une notice sur M. Ebelmen, par M. E. Chevreul; 3 vol. in-8°, chez Mallet-Bachelier, quai des Augustins, 55; année 1855 et 1861.

Quand on parcourt les mémoires de M. Ebelmen sur la chimie, la céramique, la géologie et la métallurgie, dont le recueil ne comprend pas moins de deux volumes in-8° de six cents pages chacun, on a peine à croire que l'auteur mourut avant d'avoir accompli sa trentehuitième année, et qu'une partie de sa vie fut encore employée à satisfaire aux exigences de nombreux devoirs étrangers à la science! En lisant ces mémoires, en y voyant les questions les plus difficiles de la science expérimentale résolues si heureusement par des moyens d'une extrême simplicité, et comment Ebelmen envisagea le maintien de l'équilibre entre la matière passant incessamment de l'état minéral à l'état organique, et de celui-ci à l'état de matière morte, l'ami des sciences éprouve de douloureux regrets qu'une intelligence comme la sienne ait été si vite tranchée, car quelles découvertes ne devait-on pas attendre de ses investigations, si le temps eût doublé la carrière du savant!

A l'âge de huit ans Ebelmen entra au collège de Baume-les-Dames; à quatorze ans il avait terminé sa rhétorique, et sa seizième année venait de finir lorsque son nom se lisait le premier sur la liste des prix

de sa classe et le sixième sur celle des élèves admis à l'école polytechnique. A vingt-deux ans il sortait le premier de l'école des mines comme ingénieur ordinaire, et, après quatre ans de travaux exécutés à ce titre dans le département de la Haute-Saône et de publications répondant aux espérances que ses maîtres avaient conçues de son intelligence et de son zèle pour l'étude, il fut appelé à Paris comme adjoint de M. Berthier, l'illustre professeur de docimasie: mesure louable de l'administration, puisque ce choix montrait que l'ancienneté seule n'était point un titre exclusif à l'avancement.

Les travaux d'Ebelmen ont, pour ceux de ses contemporains qui furent ses amis, un intérêt dont ils manquent à l'égard de ceux qui ne le connurent pas personnellement. Comment croire aujourd'hui que l'enfant, l'adolescent et le jeune ingénieur, dont nous venons de rappeler les succès et les progrès aussi rapides que l'avancement, ne s'enorgueillira pas des qualités de son esprit et de la position que, si jeune encore, elles lui ont faite! comment croire que le jeune professeur n'aura pas cette présomption qui, quoi qu'on dise, n'est pas toujours l'apanage de la sottise!

Eh bien, toutes ces inductions appliquées à Ebelmen seraient erronées; son ami, le respectable M. l'abbé Besson, supérieur du collége de Saint-François-Xavier, dit qu'en 1830 « Ebelmen échappa pour « ainsi dire à l'esprit du temps. Ses études étaient celles d'un homme «mûr; mais ses goûts et ses mœurs étaient encore ceux d'un enfant. » Nous l'avons suivi dans le dernier tiers de sa vie, et, si la fréquentation du monde avait émancipé l'enfant, ce n'était point au détriment de son excellente nature. Son âme pure et sereine le mettait au-dessus des sentiments de l'envie qui causent à celui qui les éprouve un chagrin incessant des succès d'autrui; son esprit fin et observateur avait bientôt vu que, si des intérêts plus ou moins déguisés dirigent la plupart des gens du monde, la société offre à qui le veut d'honorables caractères dignes de toutes les sympathies de l'honnête homme. Il avait bien senti qu'un éloignement absolu du monde est une faute et une erreur causée par un défaut de pénétration, lorsque ce n'est pas un effet de l'orgueil faisant croire au misanthrope que lui seul possède les qualités qu'il refuse aux autres hommes.

Ebelmen fut donc redevable à son excellente nature de conserver la pureté de son âme dans le monde et de s'y faire de véritables amis; il dut à la justesse de ses jugements, à la foi qu'il avait en sa conscience et ses principes, cette assurance modeste et digne, alliée à la distinction des manières; aussi, quand sa science, ses mœurs et son caractère

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l'eurent mis dans une position où des relations fréquentes s'établirent entre les personnes du plus haut rang et le jeune savant, il parut sans timidité, sans contrainte, et en observant avec un tact parfait toutes les convenances d'un monde bien différent de celui où, jusque-là, il avait vécu. Cette conduite lui mérita l'estime de tous.

Nous suivrons l'ordre d'après lequel nous avons parlé des travaux d'Ebelmen dans la notice qui forme le troisième volume du recueil de ses mémoires, parce que cet ordre se prête bien à l'enchaînement de

ces travaux.

Le recueil des mémoires d'Ebelmen serait digne sans doute d'être l'objet de plusieurs articles dans le journal où nous avons cherché à apprécier les mérites divers des savants du xvII° et du xvm° siècle qui ont le plus contribué à imprimer à la chimie un caractère scientifique par leurs découvertes, et encore par la manière dont ils les ont interprétées; mais les travaux d'Ebelmen sont récents : il en est, et des plus remarquables, dont nous avons parlé avec assez de détails dans ce journal pour qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir; il suffira de résumer les vérités qu'ils ont établies pour donner une idée de l'intérêt du recueil publié par M. Mallet-Bachelier.

A peine Ebelmen eut-il reçu le titre de fonctionnaire public, qu commencèrent des travaux marqués du double cachet de l'ingénieur auquel le devoir impose l'obligation de connaître la richesse minérale du département confié à ses soins, et du savant dont l'esprit, à la fois investigateur et profond, leur donnera une direction continue que ne pourront méconnaître ceux qui en suivront le développement, à partir des premiers qu'il exécuta dans le département de la Haute-Saône jusqu'aux derniers qu'il accomplit dans les laboratoires de Sèvres : car, avec quelque attention, les germes de ceux-ci se révèlent dans les premiers.

Ebelmen envisagea d'abord la composition des minéraux de la HauteSaône; mais, ne se bornant point à la reconnaître, il chercha encore à donner à ses moyens d'analyse les caractères de la généralité et de la précision, en les appliquant aux matières minérales aussi bien qu'aux matières d'origine organique accompagnant celles-là dans les couches de la terre. Il signala un péridot produit artificiellement dans le haut fourneau de Séveux; il découvrit un nouveau sous-sulfate de peroxyde de fer; enfin, préoccupé, dès le début de sa carrière, de l'importance de la production la plus économique possible de la chaleur et du fer, il étudia la distillation du bois, eu égard au charbon qui en est le résidu, et, après avoir analysé des minerais de fer, il en suivit la réduction dans

le haut fourneau, et considéra, avec raison, comme indispensable aux conclusions qu'il voulait tirer, la connaissance de la composition des gaz auxquels cette réduction donne naissance.

De telles recherches, bien dignes de recommander leur auteur au monde savant et à l'administration des mines, ne seront point interrompues par les nouvelles fonctions qui l'attacheront à Paris; tout au contraire, il les approfondira en même temps que son esprit d'investigation lui ouvrira de nouveaux horizons; il étudiera les causes de l'altération des roches par les agents de l'atmosphère, et, une fois appelé à la direction de la manufacture de Sèvres, il s'occupera de la réaction chimique des matières terreuses, il produira des espèces minérales cristallisées que, jusqu'alors, la chimie n'avait pas formées dans ses laboratoires, et ses efforts tendront à ramener à des principes définis et la direction des fours et la composition de la porcelaine.

Ebelmen, pénétré des obligations que lui imposait le titre d'administrateur de la manufacture de Sèvres, appliquant son esprit aux progrès des connaissances afférentes à l'industrie de ce bel établissement, remplit un devoir en même temps qu'il servit la science et l'industrie, et, par son exemple, il donna une preuve de plus à l'appui de l'opinion que tout s'enchaîne dans les connaissances humaines, qu'on les dise abstraites ou appliquées; effectivement, ce qu'il a fait à Sèvres pour la conduite des fours et la fabrication de la porcelaine, est-ce autre chose que la continuation des travaux commencés par l'ingénieur ordinaire du département de la Haute-Saône?

Si la critique de beaucoup de gens était plus éclairée ou plus sincère, les savants dont le nom est attaché à de longues suites de travaux, qu'on dit communément appartenir à la science appliquée, ne seraient point exposés à être confondus avec les auteurs de travaux d'application estimables d'ailleurs, mais qui, dénués de toute originalité, n'apportent aucune lumière à la science abstraite. En effet, de ce qu'une étude s'applique à un sujet du ressort de ce qu'on appelle l'application, parce que ce sujet concerne quelque chose d'utile et non la science abstraite, est-ce un motif suffisant de considérer l'examen auquel il donne lieu comme étranger à la science proprement dite? Nous ne le pensons pas. Le caractère essentiellement scientifique ne réside pas, selon nous, dans le sujet du travail, mais bien dans la manière même dont le travail a été exécuté; c'est donc l'exactitude des expériences, la rectitude des raisonnements qu'on en a déduits, les inductions qu'on en a tirées, les résultats originaux conduisant à des vues nouvelles et imprévues, qui caractériseront ce travail auprès des juges compétents. D'après cette manière de

voir, tel travail, dont le point de départ est l'application, mérite bien mieux l'épithète de scientifique que tel autre du ressort de la science abstraite, mais dans lequel on ne remarque aucune des qualités que nous venons d'énoncer. Quoi qu'il en soit, la découverte par Ebelmen des éthers boriques et siliciques, appartenant incontestablement au domaine de la science abstraite, donne à tous la preuve de ce que pouvait faire l'ingénieur des mines et l'administrateur de la manufacture de porcelaine de Sèvres, lorsqu'il traitait un sujet exclusivement scientifique.

Les éthers résultant de la réaction des acides et des alcools ont été, depuis quarante ans, l'objet de recherches qui ont notablement contribué à étendre le domaine de la chimie organique. On avait échoué à produire des éthers boriques et siliciques jusqu'en 1846, que Ebelmen eut le grand mérite de les faire connaître. Il produisit deux éthers boriques et trois éthers siliciques. Rien de plus intéressant, au point de vue de l'induction scientifique, que l'observation de laquelle partit l'auteur pour savoir s'il existe réellement un éther borique. Nous développons le raisonnement d'Ebelmen dans la notice que nous avons consacrée à sa mémoire; en citant la manière dont il raisonna quand il réfléchit à un procédé auquel C. G. Gmelin avait eu recours pour séparer l'acide borique de certains de ses composés, nous avons jugé utile d'appeler l'attention des jeunes chimistes sur ce travail d'Ebelmen, en leur montrant, par un mémorable exemple, l'avantage qu'il y a de lire les travaux d'autrui avec l'intention d'y trouver des indications pour entreprendre des recherches originales.

Dans ce travail, d'un intérêt si grand pour la science abstraite, Ebelmen ajoute encore à l'importance du sujet en montrant comment le protosilicate d'éther (Si + 3 (O C1o H)), sous l'influence de l'eau, se transforme en alcool qui s'évapore et en silice qui reste fixe; et comment, en rendant la réaction très-lente, la silice obtenue avec l'aspect vitreux du quartz possède une cohésion remarquable, une densité de 1,77 et une dureté assez forte pour rayer le verre. Un procédé analogue lui donna une silice hydratée opaque, devenant transparente dans l'eau à l'instar du quartz résinite hydrophane. On voit Ebelmen attentif à profiter de toutes les circonstances qui peuvent le mettre en état de reproduire des substances minérales que la nature offre à l'observation du naturaliste. Mais n'anticipons pas; nous reviendrons sur ce sujet après avoir parlé de ses travaux sur la production de la chaleur et la métallurgie du fer.

Les recherches d'Ebelmen qui sont relatives à la carbonisation du

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