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ments funéraires sont soumis à une tradition ferme et à peu près inaltérable. Aux époques plus rapprochées de l'ère chrétienne, les Scythes ont construit leurs tombeaux comme les construisaient leurs pères. La forme de la construction n'autorise donc pas à croire que tous ces tombeaux doivent être attribués aux anciens âges.

Le Mont d'Or, aux environs de Kertch, est couvert de pierres sans nombre comme le Koul-Oba. Peu à peu on en enleva une grande quantité, ce qui changea bientôt sa physionomie. En 1832, M. Kareischa découvrit l'entrée du caveau et le caveau lui-même, qui avait été fouillé. et vidé à une époque inconnue. Les explorateurs avaient creusé un puits et une galerie de mine dont on a retrouvé les traces. Le butin dut être abondant, car c'était encore une sépulture royale. Il semble même que le nom de Mont d'Or, Altoun-Oba, donné par les Tatares, soit un souvenir des richesses qui y furent jadis trouvées.

Un tumulus situé sur la terre d'un employé du nom de Mirza-Kekouvatzkii avait mieux gardé son dépôt. Au milieu du caveau était un grand cercueil en bois de cyprès, avec des bordures d'oves, sculpté et doré, et offrant, sur des fonds rouges, des groupes dorés de griffons attaquant divers animaux. Le bois tombait en poudre ou n'avait plus que la consistance de l'amadou. Le personnage déposé dans ce cercueil avait autour du front une couronne d'olivier avec ses fruits, en or. Le feuillage était d'une abondance, d'une élégance remarquables. Au doigt du squelette était passé un gros anneau en or, dont quatre lions couchés les uns à côté des autres formaient le chaton. Chaque main tenait un paquet de flèches: les pointes, en bronze doré, étaient au nombre de plus de trois cents. Aux pieds était le casque, les cnémides, une pierre à aiguiser, une épée dont la poignée était recouverte d'une feuille d'or. Enfin, un vase avec des figures rouges sur un pied noir nous atteste, par son style, que ce tombeau n'est pas antérieur à la mort d'Alexandre et à la fin du Iv° siècle avant notre ère. Les auteurs du texte explicatif le font remonter jusqu'à la première moitié du Iva siècle, et font de la présence d'une monnaie de Lysimaque dans le tombeau un argument décisif. Mais cela n'est guère admissible. La monnaie prouve seulement que le tombeau n'est pas antérieur à Lysimaque; il peut lui être postérieur de bien des années. Je rends pleine justice au mérite de leur travail, au soin et à l'exactitude des descriptions; mais je suis forcé souvent de m'avouer en désaccord avec eux, lorsqu'il s'agit de l'âge et du caractère d'art des monuments qu'ils décrivent. Je ne présente point mes jugements comme inattaquables. Toutefois ils sont fondés sur une comparaison avec une foule de monuments, et sur une étude de l'his

toire générale de l'art, qui m'est tous les jours plus familière. Qu'il me soit donc permis d'exprimer librement mes impressions. Je ne les impose point, et les lecteurs pourront choisir entre mes conclusions et celles que les auteurs de l'ouvrage proposent.

Sur la même chaîne de collines, M. Aschik, en 1839, trouva dans le Tumalus des serpents un caveau qui contenait un magnifique cercueil en bois d'if et de cyprès. Le cercueil tomba en morceaux au premier attouchement, mais on en put recueillir les débris, qui furent transportés au musée de l'Ermitage, en 1850, et placés sous une vitrine. Il représentait tout l'entablement d'un temple, avec ses corniches, ses triglyphes, ses métopes. Les ornements sont d'un travail délicat : tout est peint et doré. Certaines métopes présentent des personnages dorés, d'un style noble et vraiment grec. C'est là certainement une des découvertes les plus neuves et les plus précieuses qu'on ait faites en Crimée. Nous y reviendrons plus loin.

Bientôt le nombre des tombeaux se multiplia sous la pioche qui les recherchait. Il n'en paraissait plus qui eussent l'importance du tombeau du Koul-Oba. Mais que de particularités curieuses! Quelle moisson répétée! Que de trouvailles imprévues! Les explorateurs recueillirent un certain nombre d'observations qui ont été consignées dans l'introduction de l'ouvrage. Je reproduirai les principales.

La plupart des tumuli sont en terre rapportée, à laquelle on mélangeait parfois des herbes marines pour lui donner plus de cohérence. Une troisième espèce de tumuli offre des couches alternées de terre et de pierres. Presque tous se terminent en pointe : quelques-uns sont entourés, à leur base, de murs en pierre. Tel tumulus a été formé graduellement. Après avoir recouvert d'un tertre une première sépulture, on en établissait, à côté, une seconde que l'on recouvrait d'un nouveau tertré, puis une troisième superposée, et ainsi de suite, jusqu'à ce que ces tertres, réunis les uns aux autres, ne formassent plus qu'un seul tumulus d'une grande dimension. Assez souvent le tumulus s'élève sur le lieu même où l'on avait établi le bûcher, pour y brûler le corps, revêtu de ses habits et quelquefois couronné d'un diadème que le feu ne faisait fondre qu'à moitié. Certaines couronnes sont formées de feuilles d'or si minces, qu'il est évident qu'elles n'avaient d'autre destination que de servir aux funérailles. Quand le mort n'était pas brûlé, car cette différence dans les coutumes tient, non-seulement aux races, mais aux époques, un cercueil en bois sculpté, peint, doré, recevait le cadavre paré de ses plus riches vêtements. Le mort emportait avec lui, dans le monde souterrain, tout ce qui lui avait été cher, ses armes, ses instru

ments de musique, ses bijoux. Le caveau du Koul-Oba ferait même croire que la favorite d'un roi ou d'un grand personnage était ensevelie en même temps que lui. Le récit que fait Hérodote des funérailles des rois Scythes1 n'a rien qui contredise une telle supposition.

Quelquefois le tombeau du mort était construit avec de grandes briques plates, poinçonnées. Huit briques suffisaient, seize, si elles étaient plus petites et si le corps enseveli était dans un cercueil en bois. Les briques sont d'une excellente qualité; on les achète, même brisées, pour fabriquer des poêles. Ces sortes de tombeaux ont souvent fourni des objets précieux, et, lorsqu'on venait à en découvrir un dans un tumulus, on en tirait un bon présage pour le succès de la fouille. Des dalles de pierre tendre, sciées avec soin, remplissaient le même objet : ces sortes de tombes appartenaient aussi, en général, à des personnages riches, car les bijoux y étaient fréquents. Un jour, dans un de ces petits caveaux, M. Kareischa trouva un cercueil en bois de genévrier. Dans le cercueil était un cadavre auquel la tête manquait. On a jadis découvert à Cumes des squelettes sans tête, ou plutôt avec des têtes de cire rapportées. Cette coutume a été constatée par un mémoire de M. Quaranta, conservateur du musée de Naples 2. Aurait-elle été quelquefois adoptée dans le Bosphore cimmérien, ou bien ne doit-on tirer aucune conclusion d'un accident et d'un fait isolé? Des deux côtés du lit funéraire gisaient des figures en plâtre colorié, assez grossièrement exécutées, un enfant sur un cygne, un enfant sur un dauphin, une femme tenant dans ses bras sa fille mourante, Vénus, un Scythe à cheval poursuivant un lièvre. Certains masques de Méduse, également en plâtre, sont faits de telle sorte qu'ils ont dû s'appliquer sur les cercueils comme une décoration. Le musée de l'Ermitage possède plusieurs planches de cercueils, sur lesquelles les contours des têtes de Méduse sont indiqués au trait le masque une fois fixé à la place qui lui était destinée, on peignait au pinceau sur le bois les extrémités des cheveux et l'encadrement. Certains cercueils, lorsqu'ils sont petits, sont même ornés de colonnes, avec des bases et des chapiteaux en albâtre, et de dessins que rehaussent des couleurs très-vives. Un d'eux contenait une urne ronde, à couvercle d'argent, sous une enveloppe de couleur violette, qui paraissait être une étoffe de soie épaisse, doublée de fourrure. Dans l'intérieur de l'urne, un tissu de soie entourait des ossements brûlés, trois bracelets, des agrafes d'or, une bague, un collier.

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2

1 Hérodote, IV, LXXI. Cf. Lucien, Du deuil. Gli scheletri cerocefali, Naples, 1853.

Les auteurs des Antiquités du Bosphore cimmérien croient que les tombeaux construits en grandes assises, avec des voûtes qui forment des degrés, appartiennent à une période qui embrasse les vio, v° et Iv° siècles avant Jésus-Christ. Les tombeaux en terre, en dalles et en briques, leur paraissent comprendre une période qui va depuis le iv siècle avant Jésus-Christ jusqu'au siècle de l'ère chrétienne. Cette division est bien absolue, et je crois que les faits seraient loin de la confirmer toujours. Les objets que ces tombeaux contiennent en abondance portent avec eux leur date et un témoignage irrécusable, qui est leur style. Il est certain que, dans plusieurs caveaux voûtés et construits régulièrement au centre d'un tumulus, il y a des bijoux, des sculptures qui sont d'une époque plus rapprochée de nous que les sculptures et les bijoux contenus dans tel tombeau fait de briques ou de pierres plates. Sans repousser complétement le système de classification qu'on nous présente, n'est-il pas convenable de faire une large part à la tradition? N'est-il pas croyable que les deux coutumes ont pu exister simultanément? N'est-il pas permis de supposer, par exemple, que les grands tombeaux, qui étaient construits selon les règles de l'architecture et avec des dépenses considérables, étaient ceux des membres des familles les plus considérables, des princes, des rois peut-être. Tandis que les tombeaux plus simples plaisaient aux particuliers, même quand ces particuliers étaient riches, et emportaient dans leur dernière demeure une partie des objets précieux qu'ils possédaient. Je n'affirme rien, parce que je n'ai pas vu les monuments eux-mêmes; mais les dessins que publient les auteurs de l'ouvrage sont si soignés et paraissent si exacts, qu'ils méritent de servir de base à nos appréciations. Ce sont ces dessins qui m'inspirent des objections que je ne crains pas d'exposer avec franchise.

L'époque romaine, quelle que soit l'opinion que l'on préfère, a dû être représentée, aussi bien que les autres époques, et laisser sa marque sur un certain nombre des antiquités que l'on a découvertes. Les tombeaux de ce temps sont à voûte cintrée. Au lieu de cercueils de bois, ils contiennent des sarcophages en pierre. Leur date ne pouvait laisser aucun doute, lorsque, par exemple, on trouvait un diadème funéraire avec un médaillon qui n'était autre chose que l'empreinte ou l'estampage d'une monnaie de Marc-Aurèle. Les stèles avec des bas-reliefs et des inscriptions sont une preuve non moins évidente.

Comme toutes les nécropoles, les nécropoles du Bosphore ménageaient quelquefois aux explorateurs de cruelles déceptions. Après des travaux et des fatigues considérables, lorsqu'on arrivait au centre d'un tumulus qui promettait de belles découvertes, on reconnaissait qu'il

avait été jadis visité et dépouillé. A une époque déjà éloignée, on s'est donc livré à la recherche des matières précieuses que contenaient les tombeaux. C'est une opinion répandue à Kertch, à Théodosie, et sur d'autres points de la Crimée, que les Génois sont les auteurs de ces déprédations. Du reste, dès les temps anciens, la cupidité devait être éveillée. Ce que fit la colonie de Jules César, chargée de relever Corinthe, en est la preuve, puisque, au lieu de se construire des demeures, elle se mit à fouiller tous les tombeaux de l'isthme 1. Le soin que prenaient les Égyptiens, les Étrusques, les habitants du Bosphore cimmérien eux-mêmes, de cacher l'entrée de leurs sépultures, montre qu'ils craignaient et les voleurs et les ennemis qui pouvaient envahir leur territoire.

En 1847, dans un tumulus situé au pied du mont Mithridate, M. Beguitcheff constata un fait curieux. Près du centre il y avait une espèce de tunnel, qui descendait comme une galerie de mine, et où deux squelettes étaient enfouis. Ces squelettes furent trouvés debout. Le premier avait à la ceinture un glaive oxydé, et, près de lui, cinquante-quatre médailles en bronze, formant une masse, comme si elles avaient été contenues dans un sac ou dans une poche. Ces médailles étaient au type du roi Eumèle. Aux pieds du squelette était une pelle oxydée. Le second squelette, à peu de distance, était renversé en arrière, dans l'attitude d'un homme qui aurait fléchi sous le poids d'un éboulement subit. A son côté gauche était une épée, avec des boucles de ceinturon; à ses pieds, une bêche. Il est donc vraisemblable que ces deux profanateurs de tombeaux, surpris par un éboulement, ont été ensevelis vivants.

Les mourants avaient, dans l'antiquité aussi bien que de nos jours, des fantaisies; mais certaines fantaisies ne se pouvaient satisfaire que chez des barbares. C'est ainsi que, dans les environs de Kertch, on trouva, en 1846, deux corps dans un seul tombeau. Un des corps était un homme, couché dans l'attitude ordinaire des morts et enveloppé de vêtements de laine et de lin. L'autre était une femme que l'on avait couchée de côté sur l'homme, les genoux un peu repliés, dans l'attitude d'une personne endormie sur le sein d'une autre. Les deux squelettes avaient la tête ornée de couronnes d'or, imitant les feuilles de laurier. Sur le seuil du tombeau était une lampe en terre, toute neuve, offrant en relief une femme accroupie sur un homme couché, dans une pose qu'il serait difficile de décrire avec plus de détails. On ne

1 Strabon, 1. VIII, p. 381.

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