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Il serait difficile d'analyser méthodiquement un recueil aussi considérable sans se perdre dans d'innombrables détails. Le résumé serait presque aussi long que l'original. Il faut donc choisir et se circonscrire. Aussi, dans l'étude qui va suivre, me proposerai-je seulement deux choses d'abord de faire connaître les diverses explorations qui ont amené la découverte des antiquités du Bosphore; ensuite d'examiner les plus remarquables de ces antiquités, au point de vue de l'art, du style, de l'époque. De cet examen ressortiront quelques conclusions scientifiques que j'ai cherchées en vain dans l'ouvrage publié de SaintPétersbourg. Je m'empresse d'ajouter que les auteurs n'ont voulu présenter aux savants des autres pays qu'un corps de documents et un splendide inventaire, afin qu'ils puissent juger à leur tour les monuments et en tirer les déductions scientifiques qu'ils comportent. C'est donc répondre à leur appel que d'essayer de tirer quelques-unes de ces déductions. Je commencerai par l'historique des fouilles.

SI. Les Explorations.

Au siècle dernier, Kertch est déjà signalé dans les voyages de La Motraye1 et de Strahlenberg 2, quoique le nom soit écrit d'une manière fautive. En 1794, Pallas recueillit l'importante inscription d'Olbia3, quelques médailles et des pierres tumulaires. En 1802, Guthrie publia beaucoup de médailles du Bosphore et une statuette en terre cuite, d'un charmant caractère, qu'il avait recueillies dans un voyage exécuté en 1795 et en 1796". Waxel donna, à son tour, un certain nombre d'inscriptions et de médailles provenant de Chersonesus, Théodosie, Olbia, Panticapées. En 1805, Köhler fit paraître sa dissertation sur le monument de la reine Comosarye, et, en 1808, un mémoire sur quatre médailles du Bosphore cimmérien.

La découverte fortuite d'objets et de bijoux antiques dans les tumuli des environs de Kertch, avait peu à peu attiré l'attention des habitants du pays. Dès 1816, un émigré français, qui était chef des salines à Kertch, et qui se nommait Paul Dubrux, avait entrepris, à ses frais, quelques fouilles. Il trouva, dans les tumuli du mont Mithridate, des

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Voyages du sieur A. de La Motraye, La Haye, 1727, II, cription of the North and Eastern parts of Europe and Asia, high german and translated into english. London, 1738. einer Reise, etc. II, pl. v, xvII, XVIII. Cf. Boeckh, C. I. G. performed in the years 1795-6 through the Taurida, etc. antiquités, etc. Berlin, 1803, in-4°.

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p. 56, 61. — 3 Deswritted originally in Bemerkungen auf

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2072. A Tour Recueil de quelques

vases et des médailles qui furent envoyés au comte Roumiantzow et à l'impératrice de Russie. En 1821, piqué par l'exemple de Paul Dubrux, M. Patiniotti fouilla un tumulus qui conserve encore son nom, quoique effondré, et où il recueillit des vases, dont l'un portait l'inscription EYAPXO APIZTON, des médailles, un collier en électrum, des bracelets d'or, des pointes de flèches et une figurine en électrum, représentant un guerrier scythe. Ces objets ont été décrits par M. de Blaramberg1. Le gouvernement russe intervint à son tour, et fit entreprendre des recherches sur divers points. M. de Stempkovsky, plus tard gouverneur civil de Kertch, et Paul Dubrux, furent les agents les plus actifs. Toutefois ce ne fut qu'en 1831 qu'une découverte capitale jeta sur l'art et la civilisation du Bosphore un jour complet. Cette découverte fut fortuite, comme la plupart des riches trouvailles. En creusant le Koul-Oba, pour en extraire des pierres de construction, on tomba inopinément sur un caveau royal qui n'avait jamais été ouvert. Au mois de septembre 1831, deux cents soldats étaient employés à extraire des pierres du sommet de deux mamelons qui couronnent la cime de la montagne, à l'est de la ville. Ces pierres étaient taillées, et, sous le pic de fer des ouvriers, le sol retentissait de telle façon, qu'il était évident qu'on était sur un endroit creux. Averti par M. de Stempkovsky, Dubrux accourut et reconnut qu'on était sur un caveau sépulcral. Il fit chercher l'entrée du côté du nord et la trouva.

Le Koul-Oba, qui allait fournir de si précieux restes, est une colline asseż rapide. Son nom, qui est tatare, signifie Tertre des cendres. Il est couvert d'une énorme quantité de pierres de toute grandeur, qu'on y a transportées; on n'en peut calculer l'épaisseur, mais il y en a des milliers de mètres cubes ainsi accumulés. A la pointe de l'est, sont deux tertres, recouverts entièrement d'autres pierres, qui ne sont pas plus grosses que des noix, et donnent plutôt à ces deux mamelons l'air d'excroissances volcaniques que de tumuli mortuaires. Les deux mamelons se touchent par la base sous celui de l'est, exactement au centre, était le caveau. Sa forme était carrée, et les rangs d'assises s'avançant par degré formaient une sorte de voûte à encorbellement.

En entrant, dans le coin à droite, on voyait quatre amphores en terre cuite. Le long de la muraille de l'ouest, un vase en bronze, à deux anses, était rempli d'eau et d'ossements de mouton. Plus loin, un bassin en argent doré contenait quatre pièces d'argenterie, un vase rond, une coupe, deux rhytons, dont l'un à tête de bélier soigneusement ciselée.

1 Notice sur quelques objets d'antiquité découverts en Tauride, Paris, 1822.

Dans un second bassin, en argent doré également, étaient trois vases d'argent avec des bas-reliefs dorés, représentant des oiseaux qui mangent des poissons, un lion qui terrasse un sanglier, un griffon qui étrangle un cerf, etc. enfin, une coupe avec un couvercle d'argent sur le rebord on lisait gravé le mot EPMEQ.

Dans le fond du caveau, un espace évidé contenait des ossements de cheval, des cnémides, un casque. A quelques pas, un squelette de grande proportion était couché à terre. Autour de lui, épaisses de quelques millimètres à peine, étaient des feuilles d'or repoussées et représentant, outre des ornements variés, des sujets tels que sphinx, pégases, lions ailés, danseuses avec crotales, cavaliers scythes, archers scythes, etc. Toutes ces plaques étaient vraisemblablement fixées sur un vêtement comme une broderie massive. L'étoffe qui les soutenait s'étant réduite en poussière, les feuilles d'or se sont confondues sur le sol.

En face de la porte, étaient les ossements d'une femme de petite taille, un diadème en électrum, portant en relief des figures de femmes assises et des griffons, un collier d'or, formé de chaînettes entrelacées et de vases d'or. Des broches et des agrafes du même genre étaient vers le milieu du corps et avaient dû servir à attacher la ceinture et les vêtements. Les chaînettes et les vases pendaient avec une profusion magnifique et se rattachaient à des médaillons représentant une tête de Minerve casquée. Au bas, presque enterré, était un vase en électrum, de forme ronde, sur lequel étaient représentés, en relief, des Scythes causant, ajustant leurs armes, pansant leurs blessures, s'arrachant les dents. Enfin, au-dessus du corps de la femme, étaient les débris d'un cercueil en bois, brisé. Les planches portaient des traces de peintures, mais tellement effacées, qu'on retrouvait difficilement le contour de quelques figures. On reconnaissait cependant un quadrige conduit par une Victoire, des cygnes, des femmes. Tous ces objets occupaient le tiers du caveau.

Les deux autres tiers étaient remplis par une grande caisse faite de bois de cyprès ou de genévrier. La caisse était formée par quatre poutres à rainures; dans les rainures des planches épaisses étaient glissées. Lorsque quelques-unes de ces planches eurent été retirées, on vit les restes du cadavre du roi. Il était étendu, les bras le long du corps, la tête au midi. Sur son crâne était un diadème formé de deux pièces; l'une de ces pièces était beaucoup plus haute et s'adaptait sur un bonnet de la forme d'un bonnet persan. Il était en feutre, autant qu'on en pouvait juger par les restes de l'étoffe et surtout par son épaisseur. Les deux pièces, en électrum, portaient des ornements divers et des figures fan

tastiques. Au cou du roi était passé un grand anneau ou collier ouvert, dont les extrémités étaient ornées de deux cavaliers scythes lancés au galop ce collier était en or et mieux travaillé que le reste. Des cercles d'or, avec des bas-reliefs, étaient passés au poignet, au-dessous du coude et même au-dessus du coude. Les bracelets du poignet étaient d'un beau travail, terminés par des sphinx dont les griffes tenaient un gros fil d'or.

A gauche du roi, sur une petite planche, solidement affermie, étaient: une épée, dont la poignée était revêtue de feuilles d'or; un fouet, dont le cuir, réduit en poussière, était tortillé avec une petite bande d'or; un boucher; un étui d'arc, presque en poussière, mais recouvert d'une lame d'électrum et de reliefs; deux cnémides dorées et une pierre verte, ronde, très-dure, longue, avec un manche d'or : elle servait à aiguiser les armes. Sur la plupart des objets décorés de sculptures, on voyait le griffon, marque favorite de la ville de Panticapée.

Enfin, sous la tête du roi étaient de petites statues en électrum, drapées, de style barbare, assez semblables à celle que M. de Blaramberg a appelée l'Hercule scythe. Une cinquième représentait deux Scythes agenouillés, qui s'embrassent et qui semblent vouloir boire dans le même rhyton. De tous côtés dans le caveau étaient semés des ornements d'or, repoussés en relief, qui avaient dû orner les habits des morts, lions, griffons, lièvres, canards, pégases, têtes de méduse, têtes de femmes, divinités, etc. etc. Quelques petits flacons en or s'y mêlaient, des boutons émaillés, des piques, des dards, quelques centaines de bouts de flèche en bronze, si durs que la lime n'y pouvait mordre.

Les observations ne purent être renouvelées, vérifiées, approfondies. A peine les antiquités eurent-elles été emportées que de grosses pierres

commencèrent à se détacher de la voûte. Une muraille s'affaissa bientôt et faillit écraser Dubrux, qui ne pouvait se détacher de ses recherches. Le 27 septembre, une autre muraille s'écroula en blessant deux curieux, qui étaient entrés moins pour admirer la construction antique que pour ramasser quelques parcelles d'or oubliées.

Le roi couché dans un tombeau aussi magnifiquement rempli, quel est-il? Les auteurs du texte explicatif nomment Leucon, Satyrus, Pairisades, sans formuler aucune opinion précise. Ils ont raison, parce que les éléments d'une induction certaine font complétement défaut. Au contraire, lorsqu'ils admirent la beauté et le grand style des bijoux découverts dans cette sépulture, lorsqu'ils nomment Phidias et ses successeurs immédiats1, il est impossible de se ranger à leur avis. Le caractère

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de la plus grande partie des objets est grossier et barbare. Quelques bijoux, la coupe si simple qui porte l'inscription EPMEQ, sont d'un style plus pur et remontent à une époque plus ancienne : ce qui s'explique facilement par la transmission héréditaire dans les familles. Mais le nombre le plus considérable est d'un temps bien postérieur à Phidias, et trahit un art qui brille beaucoup plus par la richesse des matières que par la perfection. Les ornements personnels du roi, sa couronne, la plaque de ses vêtements, l'or qui recouvrait son carquois, la poignée de son épée, certains vases, les figurines d'or, sont d'un caractère particulier et d'une exécution pesante, qui dénotent la même date, la même fabrique. Cette fabrique est-elle une fabrique barbare? Avons-nous là les produits d'un art gréco-scythe ou scythique? c'est ce qu'il conviendra d'examiner plus tard. En ce moment, il suffit de constater que le tombeau royal du Koul-Oba ne peut remonter à une antiquité aussi reculée qu'on le suppose. Pour moi, je craindrais moins de descendre jusqu'aux derniers successeurs d'Alexandre, que de remonter jusqu'à l'école de Phidias. Cela ne diminue ni l'intérêt des découvertes, ni l'importance des conclusions qu'on en doit tirer, ainsi que nous le verrons. Aupara vant, je continue d'exposer la suite des explorations.

Les fouilles du Koul-Oba produisirent une grande sensation d'un seul coup on avait mis la main sur un véritable musée. Mais la richesse des matières troubla les esprits. On ne chercha plus que des objets précieux, surtout en or, et on fit moins attention aux détails archéologiques et historiques. On n'appliqua aux recherches ni une méthode, ni une observation propres à fournir à la science des faits plutôt que des bijoux, des idées générales, bien préférables à quelques grammes d'or.

M. de Blaramberg mourut en 1831. M. Aschik le remplaça, et, en 1833, on lui adjoignit M. Kareischa. Après eux, M. Beguitcheff prit la direction des fouilles. Ils ouvrirent, à différentes époques, un certain nombre de tombeaux, et retrouvèrent dans les plus considérables l'architecture de celui du Koul-Oba, c'est-à-dire une chambre carrée, dont la voûte est formée par des rangs d'assises qui font escalier et se rapprochent insensiblement, à mesure qu'ils s'élèvent, de sorte qu'ils arrivent à former comme un moule de pyramide au sommet duquel est l'ouverture que nous offrent et le trésor d'Atrée et le temple du mont Ocha en Eubée, que M. Girard a décrit1. Il est certain que ce système d'architecture, qui paraît emprunté aux Grecs d'Asie, remonte à une haute antiquité. Mais on sait combien, chez tous les peuples, les monu

1 L'Ile d'Eubée, 1 vol. in-8°. (Voyez la planche qui est à la fin de l'ouvrage.)

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