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Je retrouve, mais à un moindre degré, la même industrie érudite, la même élégance prétentieuse, dans le passage que j'ai encore à citer. C'est une plainte de Prométhée, qu'on ne peut véritablement rapprocher sans complaisance, pour la vérité du sentiment et de l'expression, de ce qu'on lit d'analogue dans le Prométhée enchaîné1 d'Eschyle, dans ce que Cicéron a traduit de son Prométhée délivré 2.

Sum ut supernus cortex, aut cacumina
Morientum in querqueto arborum aritudine.
Mortalis nemo exaudit, sed late incolens
Scytharum inhospitalis campis vastitas.

Levis mens nunquam somnurnas imagines
Adfatur, non umbrantur somno pupula 3.

Je suis comme l'écorce du haut des arbres, comme les sommets des chênes morts de sécheresse dans la chênaie; je ne suis entendu d'aucun mortel, mais seulement de ces champs inhospitaliers de la Scythie dont les plaines au loin s'étendent immenses. Jamais mon âme inquiète ne converse avec les apparitions des songes, jamais l'ombre du sommeil ne descend sur mes paupières *.

La matière très-variée des Satires ménippées comprenait particulièrement la discussion enjouée des systèmes philosophiques, la censure des mœurs du temps, le rappel aux anciennes vertus, aux anciennes maximes. C'est ce qu'expose fort bien M. Boissier, avec qui, toutefois, je ne puis convenir que l'objet spécial de l'ouvrage ait été d'inspirer à la société romaine le goût de la philosophie, qu'elle n'avait point. D'abord cet éloignement de la société romaine pour la philosophie, sur laquelle il revient souvent, ne m'est point démontré. Je vois bien que les pouvoirs publics s'en défiaient comme d'une nouveauté dangereuse, mais leurs coups d'état mêmes contre elle me donnent à penser qu'elle n'était point, auprès des classes du moins que cela pouvait regarder, sans quelque faveur. On avait beau, d'ailleurs, l'éconduire, l'exiler, elle reparaissait toujours, ramenée par ces philosophes grecs, ordinaires commensaux des grandes maisons, par ces fils de famille que les écoles d'Athènes renvoyaient à Rome épicuriens, stoïciens, péripatéticiens, académiciens, souvent un peu de tout cela, et qui, même entrés dans la vie active, ne revenaient pas sans plaisir aux spéculations dont s'était enchantée leur jeunesse. Je m'imagine donc que Varron, en faisant jouer à la philosophie un rôle dans la comédie de ses Ménippées, sui

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1V. 88, sqq. Prometheus liber. (Voy. édit. d'OEhler, p. 84, 195.)- Tuscul. II, X. Trad. de Ch. Labitte.

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vait le goût public plutôt qu'il ne le devançait. D'autre part, je ne puis guère admettre que la philosophie fût autre chose dans son œuvre qu'un des éléments principaux de la composition, qu'elle en fût le sujet, le fond même. La satire, comme la comédie, se propose un objet plus général, la peinture de la vie humaine, la correction des mœurs publiques; et Varron, tout en innovant dans la forme, n'a pu différer, à cet égard, de ses devanciers et de ses successeurs. Cette satura renouvelée avec originalité d'Ennius, cette farrago, comme aurait dit Juvénal', dans la variété infinie de ses pièces nombreuses et courtes où alternaient, se mêlaient le grec et le latin, la prose et les vers, les vers de toute mesure, les raisonnements, les maximes, les proverbes, les dictons populaires, les anecdotes, les détails érudits et les traits facétieux, le ton sérieux et le ton plaisant, offrait une image de Rome; de la Rome des vieux temps, avec sa rudesse, ses austères vertus; de la Rome nouvelle, avec le progrès de sa richesse, de son luxe, de ses vices, de ses ridicules, mais aussi avec le progrès de ses connaissances et de ses idées. Parmi ces nouveautés, la philosophie ne pouvait être oubliée; une place, une grande place était ménagée à la diversité de ses sectes, à l'antagonisme des deux doctrines, épicurienne, stoïcienne, qui se disputaient le gouvernement de la société; à l'éclectisme, qui de la critique des systèmes faisait sortir des principes de modération utiles à la conduite morale de la vie, et même à la pratique du savoir-vivre. C'était précisément ce que, sous une autre forme, restée la forme spéciale de la satire latine, avait fait Lucilius; c'était ce que devait faire à son tour Horace, qu'on rencontre si souvent, on le peut voir dans le livre de M. Boissier, et on l'a vu quelquefois dans cet article, sur la trace de Varron.

Mais en voilà assez et trop peut-être sur les Ménippées. Il est temps de passer au grand nombre d'ouvrages de diverses sortes qu'annonçait leur variété, aux intéressantes analyses, aux heureuses restitutions qu'en a faites le nouvel interprète du grand polygraphe romain. Ce sera le sujet d'un second article.

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PRÉCIS DE L'Histoire de L'ASTRONOMIE CHINOISE.

SIXIÈME ET DERNIER ARTICLE1.

L'astronomie du Chou-king.

Jusqu'ici je n'ai fait aucune mention ni aucun usage des indications astronomiques contenues dans les premiers chapitres du Chou-king. Conformément au plan que je m'étais tracé au début de ces études, j'ai voulu remonter par degrés, des temps relativement modernes aux temps plus anciens, en recueillant sur ma route les documents qui pouvaient l'assurer et l'éclairer. Étant ainsi arrivé avec certitude jusqu'à l'avénement des Tcheou, époque à laquelle l'astronomie chinoise paraît avoir été complétement fixée, nous pouvons maintenant nous aider de ce passé pour étendre nos investigations sur les essais antérieurs, en les interprétant avec la connaissance des résultats et des idées que nous avons vu en avoir été la conséquence. C'est précisément ainsi que M. Stanislas Julien, quand il a entrepris de traduire le Chou-king, a d'abord attaqué les chapitres les plus modernes pour arriver à l'intelligence des plus anciens.

Mais, avant de nous engager dans ces premiers documents de l'astronomie chinoise, il faut apprécier le degré de confiance que nous pouvons leur accorder. Ils nous sont donnés par Confucius, non pas comme des inventions de son esprit, mais comme ayant été consignés, à titre de faits actuels, dans des textes anciens qui s'étaient conservés jusqu'à son temps. Il nous faut donc les admettre aussi à ce même titre, de narrations contemporaines des observations qui s'y trouvent rapportées. Car Confucius n'aurait eu aucun intérêt, ni aucun motif, pour les imposer faussement à la postérité; et, dans la plupart des cas, il ne lui aurait pas été possible d'inventer, par une spéculation rétrospective, des détails astronomiques que nous trouvons avoir dû effectivement se réaliser sous le climat de la Chine, plus de 15 siècles avant lui.

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Afin de nous préparer à les apprécier, même à les comprendre, il

1 Voir, pour le premier article, le Journal des Savants, cahier de mai; pour le deuxième, celui de juin; pour le troisième, celui de juillet; pour le quatrième, celui d'août; pour le cinquième, celui de septembre.

faut remettre sous nos yeux l'état du ciel tel qu'il était à l'époque ancienne où on les présente comme ayant été observés. Pour ceux que je considérerai d'abord, et qui sont contenus dans le chapitre Yao-tien du Chou-king, cette époque, suivant les computations chronologiques les plus vraisemblables, remonte à 2357 années avant l'ère chrétienne. D'après cette donnée, il me serait bien facile de les reproduire tels qu'ils ont eu lieu alors, si je pouvais mettre sous les yeux de mes lecteurs un globe céleste, à pôles mobiles, entraînant avec lui son équateur et ses cercles de déclinaison. Car il suffirait de l'ajuster à l'époque désignée, en amenant le pôle boréal à 35° de hauteur sur l'horizon, ce qui est la latitude de Si-'gan-fou, ville du Chen-si, où l'empereur Yao résidait; et l'instrument, ainsi disposé, offrirait la représentation fidèle du ciel tel qu'on le voyait dans cette localité 2357 ans avant notre ère. Mais, n'ayant pas ici la possibilité de recourir à ce genre de démonstration en quelque sorte matérielle, j'y ai suppléé par des déterminations théoriques qui en résumeront tous les éléments essentiels. J'ai calculé par les formules de la mécanique céleste, pour cette même date, les coordonnées équatoriales des 28 étoiles qui limitaient les divisions stellaires auxquelles les Chinois rapportaient les positions angulaires de tous les autres astres, considérés dans leurs passages par le méridien ; et j'en ai formé le tableau que j'ai inséré à la suite de mon premier article, p. 294 et 295. Il nous fournira tous les renseignements numériques dont nous aurons besoin pour comprendre, et replacer idéalement sur le contour du ciel, les indications astronomiques contenues dans le texte du Chou-king que nous allons analyser.

Le premier que j'en extrairai, parce qu'il va nous être d'une utilité principale, c'est la connaissance des positions que les points équinoxiaux et solsticiaux occupaient parmi les 28 divisions chinoises à l'époque de 2357, pour laquelle le tableau est calculé. A cet effet, il suffit de chercher dans quelles divisions se trouvaient les points du ciel dont les ascensions droites avaient alors pour valeur o° ou 360°, 90°, 180°, 270°. Or la 8° colonne de notre tableau nous montre que ces quatre points étaient répartis de la manière suivante :

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Équinoxe vernal dans Mao+ 1° 29′ 44"
Solstice d'été....... Sing +2° 23′ 20′′

Équinoxe d'automne Fang — 0° 22′ 14′′ (c'est-à

Solstice d'hiver..... Hiu +6° 45′ 34′′

(c'est-à-dire de cette quantité
en avant de Fang.

La Faculté des sciences de Paris possède un appareil de ce genre, que j'ai

Ces évaluations peuvent être affectées de petites erreurs s'élevant, tout au plus, à quelques minutes de degré, tant par suite des incertitudes que présentent les formules quand on les applique à des temps si reculés, que parce que je n'ai pas tenu compte des mouvements propres qu'ont pu avoir les étoiles considérées. Mais tout cela est sans importance comparativement aux incertitudes que comportaient des observations faites alors à la simple vue.

Voici maintenant les paroles que le chapitre Yao-tien du Chou-king attribue à l'empereur Yao, S'adressant à deux grands personnages de sa cour, appelés Hi et Ho, qui paraissent spécialement chargés de présider aux observations astronomiques, il leur ordonne : « de se conformer «avec un soin respectueux aux lois du ciel suprême, de calculer les << mouvements du soleil et de la lune, d'observer les espaces sans étoiles (probablement compris entre les étoiles déterminatrices), et de faire «< connaître au peuple les temps et les saisons1. »

Il entre ensuite dans le détail des observations qu'il faudra faire pour fixer les époques de l'année qui répondent aux milieux des quatre saisons: printemps, été, automne, hiver. Il charge de ces opérations quatre personnages différents, auxquels il donne les instructions suivantes :

« Le premier devra se rendre dans l'agréable vallée Yu-y (située à l'o«<rient de la résidence impériale), pour y aller avec respect au-devant << du soleil levant, et régler ce qu'on fait au printemps. Le milieu du prin<< temps se reconnaît par l'égale durée du jour et de la nuit, et par « l'astre Niao (qui marque le commencement de la division équatoriale Sing).

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« Le second devra se porter à Nan-kiao (lieu situé au midi), pour « observer avec un soin respectueux le point le plus élevé (de la route «du soleil), et régler ce qu'on fait en été. Le milieu de l'été se recon«naît par la plus longue durée du jour et par l'astre Ho (qui marque « le commencement de la division équatoriale Fang).

« Le troisième observateur devra se rendre à l'occident, dans la loca

fait construire pour elle, il y a bien des années, et qui m'a été du plus utile secours dans toutes mes recherches d'astronomie ancienne, en me permettant de reproduire, dans son ensemble et ses détails, le ciel de chaque époque, tel qu'il s'offrait aux regards des observateurs, sous le climat et dans la localité que je voulais considérer. J'ai décrit la construction de cet instrument dans la 3 édition de mon traité d'astronomie, tome IV, p. 641 et suiv. Chou-king, traduction de Gaubil, publiée par De Guignes, Paris, 1770, in-4°, page 6. M. Stanislas Julien a eu la bonté de me traduire littéralement, sur le texte original, les passages que j'emprunte à Gaubil, de manière à rendre au besoin plus complète, ou plus précise, l'interprétation que ce savant missionnaire en avait donnée.

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