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donne pour un interprète unique en ce monde des satires de Varron, unus... sub omni calo satirarum M. Varronis enarrator. Il met aussitôt sa science à l'épreuve en lui présentant une de ces satires, qu'il a précisément à la main. Le grammairien cherche d'abord à s'exempter de cette lecture, bien qu'on lui vante l'écriture du manuscrit. Si belle qu'elle soit, il la déchiffre à peine et rend le livre en se plaignant de ses pauvres yeux fatigués par ses veilles savantes. Il n'est pas plus heureux pour l'explication qu'on lui demande. Il s'échappe en disant qu'elle est si difficile, qu'il ne peut la donner gratis. Nous sommes, nous autres modernes, bien embarrassés aussi en présence, non pas des satires de Varron, mais de leurs débris si incomplets, si informes. Nous aurions bien besoin qu'un Aulu-Gelle nous en expliquât le sujet et l'ordonnance, nous en fit connaître, dans leur suite, les détails. Il l'a fait pour quelques-unes, pour celle qui était intitulée Пept édeopátov, et dans laquelle le satirique énumérait les noms et enseignait la provenance des aliments que recherchait par toute la terre la sensualité romaine, peragrantis gule et in succos insuetos inquirentis industria1; pour celle en tête de laquelle on lisait ce proverbe : Nescis quid vesper serus vehat2. AuluGelle, qui l'appelle liber lepidissimus, en donne une analyse, elle-même charmante. Il redit, d'après le précurseur d'Horace, en ceci et en bien d'autres choses, ce qui rend un repas vraiment agréable. Mais c'est là tout; les autres sont des énigmes, pleines d'attrait comme d'obscurité, que l'antiquité a livrées, sans grand secours, à la sagacité et aux disputes des critiques modernes.

En tête de ceux qui ont cherché à en pénétrer le secret, nous pouvons nommer avec quelque orgueil l'un des loyaux et spirituels auteurs de la Ménippée française, Passerat, qui semblait fait, par son savoir et l'agrément de son esprit, pour être l'imitateur et aussi le commentateur de Varron. Il l'a expliqué dans sa chaire du collège de France. L'exemplaire du recueil de Robert Estienne dont il se servait, et qu'il avait chargé de ses notes, se conserve dans notre grande bibliothèque.

On n'a pu faire, dans notre enseignement public, l'histoire de la satire latine sans être ramené aux Ménippées de Varron; elles ont occupé, entre autres, il y a quelques années, un jeune homme de grande espérance, que le collège de France, où il suppléait le professeur de poésie latine, a possédé trop peu de temps, Charles Labitte. De là une dissertation publiée par lui en 18453, et reproduite en 1846 dans le

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recueil posthumne de ses Études littéraires 1. La physionomie de l'auteur des Satires ménippées y est saisie dans sa vérité et exprimée avec verve.

Ce qui peut manquer de sévérité didactique à ce morceau piquant se trouve dans le chapitre étendu où M. Boissier a repris à son tour le même sujet. Il y traite avec méthode, complétement, judicieusement, sans préjudice de ce superflu, chose si nécessaire, qu'on appelle l'agrément, de la composition dans les Satires ménippées, du caractère des vers dont elles étaient entremêlées, des idées philosophiques, morales et autres, qui en formaient la matière. Suivons-le dans ces divers développements.

La composition des Satires ménippées lui semble avoir eu pour caractère principal une forme dramatique; avoir offert, comme l'a dit La Fontaine de son recueil de fables,

Une ample comédie à cent actes divers'.

Il lui paraît que Varron l'a lui-même 3 définie par cette expression, modus scenatilis, et par ces vers où, comme dans une sorte de parabase, il transformait ses lecteurs en spectateurs :

Vosque in theatro, qui voluptatem auribus
Huc aucupatum concurristis domo,
Adeste! et a me quæ feram [mi] ignoscite,
Domum ut feratis e theatro litteras ".

O vous qui êtes venus en foule de vos maisons en ce théâtre, pour qu'on y charme vos oreilles, écoutez les enseignements que je vous apporte, afin que vous retourniez plus instruits du théâtre en vos maisons.

Les cadres dramatiques imaginés par Varron étaient d'une invention heureuse, à en juger par les exemples qu'en donne M. Boissier:

.....Un voyageur, errant par le monde et écrivant ses voyages, trouve l'occasion de railler tous les travers qu'il y a observés. Un admirateur des mœurs du temps, qui ne trouve rien de meilleur que Rome et son luxe, aborde chez des barbares qui lui font la leçon.- Un vieux Romain s'endort sous les Gracques, au temps des vertus austères, et se réveille pendant les horreurs de Catilina'. —

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'T. I, p. 80 et suiv. Il a été rendu compte de cet ouvrage dans le Journal des Savants, cahier d'avril 1847, p. 203 et suiv. Fabl. V, 10.- Modius. Voy. éd. d'OEhler, p. 62. Gloria (voy. ibid. p. 137); M. OEhler refait à sa manière le troisième vers, dont le texte a été fort controversé. Periplus, ibid. p. 193. • Apμov μeτpets, ibid. p. 94. Sexagessis, ibid. p. 212. Αμμον μετρεῖς,

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Dégoûté de tout ce qu'il voit, et ne trouvant rien qui lui plaise dans la ville qu'il habite, Varron prend la peine d'en faire une exprès pour lui et l'appelle Marcopolis'.

Il y a peu de ces Ménippées dont les fragments ne révèlent ainsi quelque petit drame, avec son action et ses personnages, qui sont souvent ceux du théâtre lui-même, alors fort en vogue, ceux de la comédie, comme l'acteur du prologue, l'esclave, le parasite, ceux mêmes de la tragédie. A ce propos, M. Boissier, se défiant un peu trop, je crois, de l'art de Varron, se demande comment il pouvait, prenant si loin son point de départ en venir avec naturel à son sujet présent; ce qu'avaient à faire Ajax ou Médée au milieu de ses discussions philosophiques, de ses censures des mœurs romaines. La réponse est dans la pratique analogue des autres satiriques latins et particulièrement d'Horace, qui fait argumenter son stoïcien ridicule, Damasippe, contre Agamemnon2; son sage contre le roi de Thèbes, Penthée3; chez qui Tirésias, consulté par Ulysse, lui conseille comme moyen de refaire sa fortune, dissipée par les amants de Pénélope, la chasse aux héritages, si 'pratiquée du temps d'Auguste'.

Passant aux vers des Ménippées, dont le mélange avec la prose « reste «<le trait le plus saillant et la plus grande originalité» de ces satires, M. Boissier énumère les productions poétiques qu'attribuent à Varron les témoignages anciens : « deux livres de satires mentionnés par saint «Jérôme, et auxquels fait peut-être allusion Porphyrion 5, » c'étaient sans doute des ouvrages à la façon de ceux de Lucilius et d'Horace; dix livres de poëmes (poematum), » c'est-à-dire, d'après la définition de Varron lui-même, de poésies légères; « enfin, un grand poëme que Ci«< céron trouvait parfait presque de tout point, et qui avait valu à son « auteur d'être mis à côté de Lucrèce 7. » J'ai déjà dit que je ne crois pas à ce rapprochement dans la phrase de Velleius Paterculus; et quant à celle de Cicéron, « varium et elegans omni fere numero poema, » d'au<«< presque toutes tres ont traduit, « un poême élégant et varié, en vers de <«<les mesures, » et je ne vois pas pourquoi ces expressions, ainsi entendues, ne désigneraient pas le recueil des Satires ménippées, qu'on pouvait considérer dans leur ensemble comme une œuvre à part, et qui offraient en effet cette variété métrique. Le caractère poétique, malgré le mélange de la prose, d'un livre intitulé Satires, et dans lequel, d'ailleurs, les vers tenaient une si grande place, pouvait justifier, en cette circons

V.—

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OEhler, p. 157. - Serm. II, 111, 187 sqq. — Epist. I, XVI, 73. - Serm. II,
In Horat. Epist. I, 111. — • Acad. I, 3.
Vell. Pat. Hist. II, xxxvI.

tance, l'emploi du mot poema. Comment, d'ailleurs, Cicéron, arrivant, dans cette récapitulation rapide des grands titres de Varron, à ce qui le recommandait comme poëte, eût-il oublié les Satires ménippées, une œuvre si célèbre, pour se souvenir d'un poëme dont, si l'on excepte cette phrase de sens douteux, il n'y a nulle part la moindre trace?

Les vers des Ménippées me paraissent bien appréciés par M. Boissier, quand, rendant justice à ce qui s'y rencontre d'élevé, de fort, de gracieux, de piquant, d'agréable, il y signale cependant une recherche laborieuse de tours et d'expressions archaïques, de façons de dire ingénieuses et détournées. Il va trop loin, je crois, quand il leur attribue, dans une certaine mesure, cette libre allure de l'imagination et du sentiment qui est proprement l'allure de la poésie, et qui ne peut guère se concilier avec de tels procédés de composition. Ces éloges, dont je voudrais retrancher quelque chose, portent surtout sur deux morceaux que M. Ch. Labitte, qui les a élégamment traduits, a loués aussi plus que je ne voudrais, et qu'avant eux M. OEhler1 avait célébrés hors de

toute mesure.

Le premier est une description de tempête, dans laquelle Varron semble à M. Boissier avoir lutté sans désavantage contre celle dont le tragique Pacuvius, qui aimait ce genre d'ornement 2, avait orné son Dulorestes. Je mets, quant à moi, entre les deux descriptions, une grande différence, qu'on me permettra de rendre sensible en les citant. Voici la façon du vieux poëte :

Interea, prope jam occidente sole, inhorrescit mare;

Tenebræ conduplicantur, noctisque et nimbum occæcal nigror;
Flamma inter nubes coruscat, cœlum tonitru contremit;
Grando mista imbri largifluo subita præcipitans cadit;
Undique omnes venți erumpunt, sævi existunt turbines ;
Fervit æstu pelagus ..

Cependant, vers le coucher du soleil, la mer semble se hérisser; de doubles ténèbres, celles de la nuit, celles des nuages, se répandent devant les yeux; l'éclair brille, la foudre gronde, le ciel est ébranlé; la grêle, mêlée aux torrents

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P. 83 et 84. Il termine ainsi : « En divinum orationis flatun ad nos adspirantem, quo nihil dulcius, nihil facundius aut sublimius Latiares Musæ unquam <«< cecinerunt! tam suavis verborum modulatio, ut vel hi pauci versiculi nomen Varronis æternitati assererent, etiamsi nihil præterea scripsisset, quo ei consuleret. » Voyez les fragments de son Teucer, XIV, xv, dans les Trag. lat. reliquiæ de M. O. Ribbeck, p. 100. 3 Vers conservés par Cicéron, De Divin. I, XIV; De Orat. III, XXXIX. (Voy. O. Ribbeck, Trag. lat. reliquiæ, p. 111: il lit, au quatrième vers, d'après les manuscrits, largifico.)

de la pluie, tombe tout à coup des airs; de toutes parts s'échappent les vents et se forment des tourbillons; la mer se soulève et bouillonne...

Le mérite de ce morceau ne consiste pas seulement dans ces expressions métaphoriques qu'y a louées Cicéron, mais dans le choix et l'arrangement, pleins de vérité et d'effet, des circonstances les plus caractéristiques. C'est un mérite analogue à celui qui fait surtout le prix de ces descriptions célèbres d'orage et de tempête où Virgile a mis, en outre, une si grande perfection de goût, d'élégance et d'harmonie1. Je suis loin de le reconnaître dans le morceau de Varron, collection curieuse d'images et d'expressions, le plus souvent rares et étranges, choisies une à une, non fondues, mais seulement rapprochées, juxtaposécs, malgré leur diversité et leur incohérence, comme dans une mosaïque, une marqueterie :

Quam lepide lexeis composta, ut tesserulæ omnes...

a pu s'écrier, en le lisant, un des vieux amateurs des satires de Lucilius.

Repente noctis circiter meridie,

Quum pictus aer fervidis late ignibus
Coeli choream astricen ostenderet,
Nubes aquales, frigido velo leves
Coeli caveas aureas subduxerant,
Aquani vomentes inferam mortalibus;
Ventique frigido se ab axe eruperant
Phrenetici septemtrionum filii,
Secum ferentes tegulas, ramos, syros.
At nos caduci, naufragi ut ciconiæ,
Quarum bipennis fulminis plumas vapor
Perussit, alte mosti in terram cecidimus.

Tout à coup, vers le milieu de la nuit, lorsque l'air, émaillé au loin de feux brûlants, laissait voir au ciel le choeur des astres, les nuées orageuses avaient déplié rapidement leur voile humide sur les voûtes dorées du firmament et répandu en bas leur pluie sur les mortels; les vents s'étaient échappés des glaces du pôle, fils indomptés du septentrion, emportant après eux toitures, rameaux, poignées de branchages. Et nous, pliés, courbés sous la tempête, et pareils à la cigogne dont le feu de la foudre ailée a brûlé les plumes, nous tombâmes accablés sur le sol.

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Georg. I, 322; En. I, 84. Lucil. Sat. frag. incert. IV. (Voy. la traduction donnée, en 1845, chez Panckoucke, par E. F. Corpet, p. 224.)-Marcipor. Voy. édit. d'OEhler, p. 83,153. — Trad. de Ch. Labitte.

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