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substantiel, et auquel M. Boissier a su donner de l'intérêt, ce qui n'était pas aisé. Dans combien de notices déjà n'avait-on pas rapporté les circonstances connues de la vie de Varron? Que restait-il pour un autre biographe? Tout au plus l'éclaircissement de quelques difficultés de détail. Sans se refuser cette chance de nouveauté1, M. Boissier a cherché ailleurs l'intérêt de son récit; il y a fait ressortir les motifs, habilement démêlés, des déterminations et des actes, les traits du caractère, la physionomie complexe de l'homme public et de l'homme de lettres; l'un, chez qui une certaine rudesse, une certaine austérité sabine, qu'il tenait de son origine, un ferme et constant attachement aux institutions et aux lois, une incontestable probité politique, n'excluaient pas le mélange de quelque finesse, de quelque souplesse, non-seulement au profit de l'État en des conjonctures difficiles, mais pour le maintien de sa sécurité personnelle; l'autre, qui, préoccupé de la science, dans l'exercice même des magistratures et des commandements, en mêlait les studieux loisirs, c'était l'expression romaine, au mouvement des affaires, et à la fin s'y retirait, loin des tempêtes publiques, comme dans un port assuré. Cicéron le lui disait, dans une situation pareille, non sans un douloureux retour sur lui-même: «His tempestatibus «es prope solus in portu 2. »

:

Ce qui, dans les pages auxquelles je m'arrête, et même dans la suite de l'ouvrage, contribue surtout à éclairer la figure de Varron, c'est l'introduction fréquente, et toujours venant à propos, au moment où le lecteur la pressent et l'appelle, de la figure de Cicéron. Sans doute ces deux hommes ont joué, dans l'État et dans les lettres, des rôles de bien inégale importance; ils ont occupé bien inégalement la postérité; mais il y a entre eux des ressemblances qui permettent de les rapprocher et de les expliquer l'un par l'autre même foi politique, même fidélité à la constitution de leur pays, même aversion des partis, toutpuissants pour le mal, qui en préparaient la ruine; mêmes efforts pour garder une neutralité, opérer une conciliation également impossibles; par suite, mêmes ménagements, taxés à tort ou à raison de faiblesse; même partage de la vie entre l'activité des affaires et les spéculations de l'esprit; mêmes délassements, mêmes consolations, même asile demandés à la science, à la philosophie, à la littérature. M. Boissier fait en temps et lieu ces rapprochements, y marquant toutefois des nuances délicates. Ainsi, comme il lui semble, la retraite littéraire de Cicéron, après Pharsale, fut aussi sincère certainement, mais moins entière,

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moins définitive que celle de Varron; la politique, où il avait été bien autrement engagé, où il avait mis bien plus de ses affections, lui avait aussi laissé plus de regrets de son ancienne importance, plus d'impatience, plus d'ennui de son inaction forcée, plus de disposition à rentrer dans la lice au premier signal qu'il recevrait des événements, au premier appel que lui adresserait la patrie, ce qu'il fit, en effet, aux dépens de son bonheur et de sa vie, mais à son éternel honneur.

On est comme provoqué à poursuivre le parallèle par le chapitre où M. Boissier dresse l'immense catalogue des ouvrages de Varron, résistant aux réductions arbitraires proposées par les critiques modernes, et s'en rapportant de préférence aux témoignages formels des auteurs anciens, à celui surtout de saint Jérôme, dans une lettre assez récemment retrouvée et déjà donnée par M. Chappuis à la fin de son édition des Sentences. Tant de fécondité ne doit pas trop étonner chez un écrivain comme Varron, lecteur curieux, compilateur infatigable, travaillant à l'aide des livres, des livres des autres et des siens propres, préparant ses grands ouvrages généraux par des traités particuliers, et plus tard les résumant dans des opuscules pour le commun usage, rédigeant en toute hâte, sans grand souci du style, et, dans son zèle pour l'éducation du public, ne croyant jamais publier assez tôt. On ne peut lire ce que dit à ce sujet M. Boissier, sans songer à la science de Cicéron, bien vaste aussi et répandue dans de nombreuses productions, mais plus libre, plus mêlée d'inspiration personnelle, plus jalouse de s'assurer, par l'art de la composition et la perfection du style, une part de création originale et des droits à une longue durée.

Au nombre des écrits de Varron, M. Boissier, comme plusieurs savants critiques avant lui, compte ces Libri navales que d'autres, et particulièrement Wernsdorf2, ont regardé comme un poëme de son homonyme Varron d'Atax, croyant apercevoir la trace et de l'œuvre et de l'auteur, dans ces vers d'Ovide :

Velivolique maris vates, cui credere possis
Carmina cæruleos composuisse deos.

J'ignore ce qui en est, mais je ne puis trouver sans réplique l'argument tiré par M. Boissier de la phrase de Végèce qui nous a fait connaître

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P. 31. Cf. p. 36, 42, 43, 322. - Poet. latin. minores. (Voyez dans la bibliothèque classique de M. Lemaire, t. IV, p. 559 et suiv.) De Pont. IV, XVI, 21. De re milit. V, x1.

l'existence des Libri navales. Végèce y dit, en effet, en parlant des signes de la tempête : « quæ Virgilius divino pæne comprehendit in«genio, et Varro in libris navalibus diligenter excoluit. » Pour Wernsdorf, le rapprochement seul de ces noms, Virgile et Varron, est une preuve suffisante qu'il s'agit de deux poëtes; pour M. Boissier, l'opposition des mots divino ingenio et diligenter, des idées d'art et d'exactitude, est une preuve, au contraire, que la phrase désigne des écrivains de genre divers, un poëte et un prosateur. Il m'est difficile d'admettre cette dernière conséquence. Qu'on remplace, en effet, Varron par Aratus, dans la phrase de Végèce, elle se trouvera parfaitement juste. Virgile choisit parmi les pronostics, il ordonne, il compose, et admirablement, comme toujours, divino ingenio; Aratus ne compose point, il est complet, il est exact, il a, malgré son élégance et son harmonie, le prosaïsme d'un écrivain purement didactique. Ce mot diligenter, qu'on pourrait à si juste titre lui appliquer, conviendrait, par la même raison, en parlant de l'habile poëte latin qui l'avait traduit fidèlement, avant que Virgile l'imitât avec originalité.

Les anciens, en bien des choses, se croyaient sûrs d'être entendus à demi-mot. Voilà pourquoi, par exemple, il leur est souvent arrivé de nommer Varron sans désignation plus précise, nous préparant par là des sujets de doute et des occasions de méprise. Ce qu'a fait Végèce, Velleius Paterculus l'a fait aussi1 dans une phrase où il plaît à M. Boissier2, ce qui est bien naturel, de reconnaître son auteur, et où j'aime mieux voir le poëte auquel il a déjà retiré la propriété des Libri navales. L'historien y termine une énumération des grands hommes qui ont marqué la fin du vir siècle de Rome par des noms de poëtes : «<... Auc<«<toresque carminum Varronem ac Lucretium, neque ullo... minorem << Catullum. >> N'est-il pas évident, par le seul rapprochement des noms, qu'il s'agit ici du poëte qui, sinon par ses satires, où, selon Horace3, il n'avait pas réussi, du moins par ce que Properce et Ovide ont célébré, par son heureuse imitation des Argonautiques d'Apollonius de Rhodes, par ses élégies, par ses compositions didactiques, s'était élevé assez haut dans la littérature de son temps, et non pas du polygraphe pour qui la poésie, quelque degré d'estime qu'il convienne d'accorder à ses vers, n'avait été qu'un accident passager, qu'un accessoire? Mais j'anticipe, par cette remarque, sur une appréciation qui devra trouver plus loin sa place.

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L'ordre naturel des idées conduit M. Boissier de la biographie de Varron et de l'inventaire de ses ouvrages à la recherche des époques probables auxquelles on peut en rapporter la composition; il montre dans cette recherche, plus d'une fois tentée, et dont la difficulté s'est accrue par la diversité des opinions, ce sage esprit de critique dont je l'ai loué précédemment. Au reste, content d'avoir marqué d'avance, non pas toujours avec certitude, mais avec vraisemblance, la succession chronologique des ouvrages de Varron, il ne se fera pas scrupule de s'en écarter, dans la distribution de ses chapitres, pour y rassembler sous un même point de vue ce que rapproche, malgré les dates, la communauté des sujets.

C'est elle, du moins, qui le détermine à commencer sa revue par les Satires ménippées, où l'emploi fréquent des vers lui révèle une imagination neuve encore, la mention non moins fréquente des systèmes philosophiques, un récent disciple des écoles d'Athènes. Ce n'est pas qu'il se refuse à voir plus que d'autres que cette œuvre de jeunesse a dû rester assez longtemps sur le métier, et le recueil se grossir d'année en année, au gré de l'occasion et de la fantaisie, de pièces du même genre. Cela est bien évident, par exemple, pour ce Monstre à trois têtes, ce Tpixápavos, dont a parlé Appien 1, comme offrant la peinture, assez évidemment satirique, du premier triumvirat.

Le titre da recueil, Satires ménippées, a dû d'abord fixer son attention et l'inviter à y chercher une première notion de la nature de ces ouvrages. Varron y revenait, rétrogradant jusqu'à Ennius, à cette sorte de mélange qui caractérisait, le mot même l'indique, l'antique satura; il y mêlait, à son tour, non plus seulement, comme l'inventeur, des vers de mesure différente, mais les vers et la prose; c'était là son invention, car il n'avait pas emprunté à Ménippe cette forme mixte. On ne voit pas, quoi qu'en ait dit Probus2, que Ménippe ait pu introduire dans ses écrits d'autres vers que des vers d'Homère, des tragiques, ou cités sérieusement, ou parodiés, comme c'était l'usage dans toutes les écoles. Par quoi donc se rattachait-il aux exemples de Ménippe? Par un mélange d'une autre sorte, celui du sérieux et de la gaieté, qui avait valu au philosophe cynique le surnom de σñοudoyeλotos, peutêtre aussi, on l'a pensé, par l'usage du dialogue.

Voilà, en substance, ce que développe M. Boissier et ce qui est d'accord avec les textes de Quintilien et de Cicéron; de Quintilien, chez lequel on lit :

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Alterum illud etiam prius satiræ genus, sed non sola carminum varietate mixtum condidit Terentius Varro ';

de Cicéron, qui fait dire à Varron:

In illis veteribus nostris, quæ, Menippum imitati, non interpretati, quadam hilaritate conspersimus. . . . .

En expliquant la nature de ces emprunts divers et du genre nouveau des piquants ouvrages qui en résultèrent, M. Boissier caractérise heureusement le génie de son auteur :

Il y avait toujours, dit-il, quelque réminiscence dans ses créations et quelque originalité dans ses souvenirs. Cette science immense qu'il portait avec lui, en lui offrant sans cesse des modèles, ne le laissait pas imaginer librement; mais aussi une certaine vivacité d'esprit, qui l'empêchait d'être un compilateur, mêlait quelque chose de lui dans ce qu'il empruntait des autres et donnait un tour personnel à son érudition.

Ce caractère s'entrevoit dans ce qui nous est resté de toutes ces satires ménippées, portées par la recension de M. OEhler au nombre de quatre-vingt-seize; dans ces fragments que, la plupart du temps, quelque rareté philologique a fait conserver par les grammairiens anciens, et auxquels un tour particulier de pensée et d'expression, le franc parler énergique et spirituel de l'antique urbanité romaine, a donné, chez les modernes, une autre valeur; dans ces titres, pris bien loin du sujet, pour piquer la curiosité, soit de quelque personnage mythologique ou historique, soit d'une tragédie, d'une comédie, soit d'un vieux dicton, d'un proverbe populaire, soit du composé bizarre de certains mots grecs, que sais-je enfin? des mille souvenirs mis par une mémoire savante au service du moraliste railleur.

le

Mais ni les titres, ni les fragments ne suffisent pour nous faire connaître les pièces elles-mêmes. Déjà, chez les anciens, qui en possédaient le texte, ce texte, vieux à sa naissance et encore vieilli par temps, avait fini par être d'une intelligence difficile; il lui fallait des commentateurs spéciaux, lesquels ne suffisaient pas toujours à la tâche. On le voit par une de ces petites comédies qui égayent de temps en temps l'archéologie, la philologie des Nuits attiques. Aulu-Gelle rencontre dans une boutique de libraire un méchant grammairien qui se

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9 Noct. att. XIII, 30: « Quid sit in satira

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