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tâche laborieuse. Il en était presque à se repentir des peines qu'il avait prises1. Au contraire, sous la conduite de M. Max Müller, on éprouve le besoin et un désir passionné de poursuivre avec lui la route qu'il a ouverte. Dans son système, qui repose sur la réalité même, tout se classe et s'ordonne de la manière la plus satisfaisante et la plus simple. Il n'y à plus, dans l'ensemble, trace de l'ancien désordre; et, si les détails doivent être encore développés par des travaux ultérieurs, le cadre dans lequel ils ont leur place restera désormais immuable. C'est un très-grand et très-fructueux service qu'aura rendu M. Max Müller à l'histoire religieuse de ces temps reculés; et aujourd'hui elle se déroule à nos yeux avec une netteté qui est bien rare partout, mais qui, dans l'Inde, l'est plus encore que partout ailleurs.

Nous nous étions promis, au début de ces articles, de rétablir l'ordre naturel des faits, que l'auteur avait cru devoir renverser pour rendre sa démonstration plus frappante; et, en considérant les quatre âges dans leur succession réelle, on voit avec pleine évidence comment ils s'engendrent et s'enchaînent les uns les autres. Dans le premier âge ce sont des chantres inspirés, qui, descendus des contrées voisines dans les plaines de l'Inde septentrionale, apportent aux rudes habitants de la péninsule soumise les linéaments d'une religion qui doit rester à jamais la leur. Il y a déjà un culte fort simple, sans doute, mais très-reconnaissable et très-particulier, dans ces hymnes, qui sont bien plus religieux encore que poétiques. Ces invocations à Agni, le dieu du feu et l'instrument du sacrifice, attestent l'existence positive de règles pour s'adresser aux divinités dont on veut obtenir le secours et l'intervention. L'oblation sainte est présentée suivant certains rites; et le prêtre, quelque restreints que soient alors ses devoirs, observe cependant avec un soin pieux les traditions qu'il tient de ses ancêtres. Mais il est poëte en même temps qu'il est prêtre, et ce double caractère des Rishis les pousse à célébrer les grands phénomènes de la nature dont ils paraissent éblouis, tout aussi bien qu'ils célèbrent la puissance des déités qu'ils adorent. Quels étaient ces sages des temps primitifs et de quel esprit étaient-ils animés? C'est ce que le Rig-Véda tout entier peut nous apprendre, puisque ce sont eux qui l'ont produit. Ils sont, avant tout, essentiellement méditatifs, et, quand ils sortent de la religion, c'est pour

1 Voir le Journal des Savants, cahier de juillet 1853, page 404, où j'ai traduit la fin du mémoire de Colebrooke, pour montrer combien le labeur qu'il avait entrepris lui semblait ingrat. Heureusement ce découragement n'a pas gagné tous les indianistes; mais, entre le mémoire de Colebrooke et le Spécimen de Rosen, s'écoule encore plus d'un quart de siècle.

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entrer dans la philosophie et la métaphysique, sans aller au delà; rien autre dans les choses humaines ne semble les intéresser; et, en dehors des grands et éternels problèmes de la raison, les événements qui occupent tant de place dans la vie des autres peuples n'en tiennent aucune dans la vie de celui-là. C'est à peine si, dans toute l'étendue du Rig Veda, on peut recueillir quelques traits épars et effacés sur l'organisation et les développements de la société indienne. Les regards des Rishis sont exclusivement fixés sur le monde intérieur de l'âme, et ils ne les en ont jamais détournés. De là cet ascétisme qui est demeuré l'empreinte ineffaçable du génie hindou, et qui, lui ôtant toute activité extérieure, ne lui a pas permis d'avoir une existence politique ni une histoire autre que celle de son intelligence, dans les annales de l'humanité. Combien de siècles a duré cet étrange état de toute une vaste nation? Combien de générations se sont succédé de ces prêtres enthousiastes et réfléchis? Comment leur inspiration s'est-elle peu à peu refroidie, comment s'est-elle éteinte? Ce sont là des questions fort curieuses certainement, mais qui, selon toute apparence, n'auront jamais de réponse.

Tout ce qu'on peut affirmer avec certitude, c'est qu'à un moment donné, et plus de mille ans sans doute avant notre ère, on sentit le besoin de recueillir ces chants, qui avaient eu une si vive influence sur les peuples, et qu'on ne conservait que par la tradition orale. Chacune des familles où ces poëtes avaient paru gardait pieusement, dans le trésor de leur mémoire, ces hymnes auxquels s'était attaché, dans le cours même des âges, un caractère sacré; c'était la propriété et la gloire des diverses tribus, qui toutes descendaient des premiers Rishis, et qui, dès lors, étaient très-nombreuses. Comment ces familles, répandues sur d'immenses contrées, purent-elles s'entendre et se communiquer pour constituer le recueil divin? Sous quelles conditions consentirent-elles alors à livrer cet inappréciable héritage? Quelle autorité les réunit et les mit d'accord? Quelle part apporta chacune d'elles? Quelles réserves purent être faites? Quelles concessions réciproques furent consenties? Ce sont là également autant de points que nous ignorerons toujours, et il faut bien nous y résigner. Mais le résultat général nous est connu d'une manière indubitable, et la grande Samhitâ du Rig-Véda est là pour nous ôter toute incertitude. Il est le plus ancien et de beaucoup le plus important des quatre Védas, et c'est presque entièrement de lui que sont sortis les trois autres. Sans le Rig-Véda, le Sáman tout entier est impossible; le Yadjour lui-même ne l'est qu'à demi, et, si l'Atharvan s'écarte encore davantage de cette source commune, c'est qu'il a un

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objet tout spécial, auquel le Rig-Véda ne peut presque plus contribuer. La collection régulière des quatre Samhitâs remplit le second âge de la littérature védique, de même que l'inspiration des Rishis en avait rempli tout le premier. Il est probable que l'usage de l'écriture n'était point encore pratiqué quand ces collections nationales furent entreprises, et que la mémoire des prêtres suffit longtemps encore à les conserver1.

Dans le troisième âge, et à mesure qu'on s'éloigne des origines, le sens des notions religieuses contenues dans le Véda s'obscurcit et se perd; le culte se développe démesurément, et les détails minutieux qu'il comporte courent grand risque d'être altérés et de devenir incompréhensibles, si l'on n'en fixe précisément la nature et la portée. Le temps est venu ou l'on organise le rituel et où on le charge de ces observances aussi puériles que nombreuses qui appellent bientôt les commentaires les plus diffus et les plus obscurs, et les explications les plus étranges. Ces commentaires, où sont déposées avec les règles du culte les traditions nationales qui touchent plus particulièrement à la religion, sont incorporés successivement au texte saint, qu'ils doivent faire comprendre, et ils partagent bientôt le respect dont le Véda lui-même est entouré. Les Brahmaņas, malgré tous leurs défauts, deviennent presque aussi sacrés que les Samhitas auxquelles ils sont joints, et dont la vénération des peuples ne les distingue plus. Mais c'est là que se manifeste malheureusement la faiblesse du génie indien; et cette pente irrésistible qui le conduisait à la méditation et à la métaphysique le précipite ici dans les abîmes. Les extravagances de ces commentaires réputés divins ne sont parfois rachetées que par quelques éclairs admirables dans les Aranyakas et surtout dans les Oupanishads. L'esprit indou est resté, d'ailleurs, parfaitement fidèle à lui-même, mélange singulier de merveilleuse grandeur et d'incurable impuissance. Il n'a pas su, dans ses élans pour arriver à la métaphysique, se donner une méthode ni s'imposer un frein. Il a porté dans la réflexion toutes les impétuosités et tous les aveuglements d'une imagination sans règle, et d'une spontanéité désordonnée.

Le quatrième et dernier âge de la littérature védique est, en quelque sorte, une réaction non moins violente contre les désordres de la troisième; et la concision extrême des Soûtras n'est guère moins surprenante que les débordements et les licences des Brahmaņas. Si, dans

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Il semble, d'après tous les exemples que nous offre l'histoire de plusieurs autres peuples, que ces collections n'ont pu se faire et durer qu'avec le secours de l'écriture, et que c'est à la fin de la seconde période qu'elle a dû être connue et employée; mais l'Inde est un monde à part, et il est difficile de rien conclure pour elle par analogie.

la période précédente, on a péché par un excès de surabondance, dans celle-ci c'est, au contraire, par un excès de concision, dont l'histoire de l'esprit humain n'offre pas un autre exemple. Le Soûtra est moins un ouvrage qu'un symbole destiné à aider la mémoire; il est à la fois le guide du maître et des disciples; car, à cette époque extrême de la littérature védique, l'enseignement a été régularisé; et il a pris, dès lors, la forme qu'il a conservée et qu'il garde encore de nos jours dans les écoles brahmaniques. Le soûtra ne fait plus partie du cycle sacré, et, bien qu'il soit indispensable pour étudier le Véda, c'est une œuvre humaine dont les auteurs sont connus, et à laquelle on ne décerne plus l'honneur de l'apothéose. Avec cette dernière période, l'Inde entre désormais dans le domaine ordinaire de l'histoire; car le temps où les gourous composent les Soûtras pour leurs brahmatcharis est le temps peu près de l'expédition d'Alexandre.

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Tel est le tableau neuf et curieux que M. Max Müller a tracé, en répandant dans son livre une abondance de renseignements et de faits que nul avant lui n'avait accumulés avec une science aussi sûre, ni présentés avec autant d'élégance et de charme. C'est le fruit de la plus vaste et la plus difficile investigation dans des manuscrits encore bien peu connus, et de la plus rare sagacité dans des études où elle est au moins aussi nécessaire que dans toutes les autres. L'Histoire de l'ancienne littérature sanscrite est faite pour ajouter beaucoup à l'illustration dont est déjà entouré, à si juste titre, le nom de M. Max Müller. Sa splendide édition du Rig-Véda aurait suffi pour le consacrer, sans parler de tant d'autres travaux; mais celui dont je viens de m'occuper est d'un ordre tellement élevé, qu'on peut douter que, d'ici à bien longtemps, personne le surpasse ou même l'égale. L'érudition, avec les labeurs et les pénibles recherches qu'elle exige, semble exclure trop souvent ce talent éminent de style et de composition. Évidemment il y a là une réunion bien peu commune de qualités qui d'ordinaire paraissent incompatibles; et ce sera là une distinction particulière pour M. Max Müller au milieu de tant d'indianistes fameux, ses émules et ses amis. Aussi ne pouvons-nous, en achevant cet article, nous abstenir d'exprimer notre regret le plus vif que l'auteur n'ait point été appelé à succéder à M. Wilson dans la chaire où son excellent maître l'appelait lui-même. Nous ne doutons pas que les électeurs d'Oxford n'aient eu de très-bonnes raisons pour ne point accueillir cette candidature et lui en préférer une autre. Mais, parmi nous, et je crois pouvoir ajouter parmi tous ceux qui s'occupent d'études sanscrites, on a vu avec une douleur unanime le vote qui n'a point élu M. Max Müller. Personne mieux que

lui ne pouvait servir les intérêts véritables de la science; et la connaissance approfondie du sanscrit, telle qu'il l'eût enseignée dans cette chaire, est aujourd'hui un préliminaire indispensable, même pour les fonctionnaires qui veulent aller servir dans l'Inde. Des leçons du genre de celles qu'il eût données nous paraissent utilement placées surtout dans une université, qui doit penser encore plus à éclairer les esprits qu'à les former pour d'étroites spécialités. D'ailleurs, M. Max Müller n'est point un étranger pour Oxford; élève d'un de ses colléges, il est devenu un de ses professeurs les plus habiles; et c'est en anglais qu'il écrit ses ouvrages, plus souvent encore qu'il ne les écrit en allemand. A tous ces égards, nous ne comprenons pas comment on a pu l'écarter, et nous en sommes surpris au moins autant qu'affligé.

Mais M. Max Müller aura à se dire, pour surmonter ce déplaisir d'un moment, quelque pénible qu'il soit, que le découragement ne lui est pas permis. Il nous doit, outre les ouvrages qu'il peut faire encore dans le long avenir qu'il a devant lui, l'achèvement de ceux qu'il a si brillamment commencés. L'édition du Rig-Véda n'est parvenue qu'à la moitié; et ce serait un vrai malheur, si cet admirable monument n'était pas poursuivi avec l'ardeur qui l'a fait entreprendre. Voilà douze ans et plus que l'auteur y travaille; et, bien que sa nomination à la chaire de sanscrit l'eût sans doute puissamment aidé, nous espérons bien que ce mécompte ne lui sera point un invincible obstacle; ce serait un deuil irréparable pour les lettres indiennes; et il serait fort à craindre que d'autres mains ne fussent jamais en état de combler cette lacune et de relever ces ruines. J'ajoute qu'outre le texte du Ṛig-Véda, avec le commentaire de Sâyaṇa, M. Max Müller nous en doit aussi la traduction complète. C'est un surcroît de labeur, d'ailleurs assez facile pour son savoir, que lui a légué la mort du vénérable M. Wilson; car M. Wilson aussi n'avait pu donner encore qu'une partie de sa traduction; et il n'y a que son élève le plus cher et son ami qui puisse la terminer dans toute la perfection requise. Je n'hésite donc pas à offrir à M. Max Müller ces viriles consolations, qui sont vraiment dignes de lui, si tant est que ce vote inattendu l'ait attristé comme nous. Il ne peut ignorer que science et gloire obligent encore plus que noblesse.

BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE.

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