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dique. M. Max Müller ne le dit pas non plus expressément, je me hâte de le constater; mais c'est l'induction qu'on pourrait légitimement tirer de tous ses arguments. La croyance à l'unité de Dieu aurait précédé le polythéisme, qui n'en serait alors qu'une corruption et comme un avortement. Le génie indien, qui d'abord aurait conçu cette grande et sainte pensée, l'aurait bientôt abandonnée pour se jeter dans les aberrations où il s'est perdu. J'avoue qu'autant qu'on peut juger par analogie de ces lointains problèmes, il semble que les choses ont dû se passer tout autrement 1; et, si les Rishis avaient, dès le début, aussi fortement embrassé l'idée de l'unité de Dieu, il est problable qu'ils ne l'eussent jamais perdue, et qu'elle eût prédominé dans le culte des Hindous, comme elle l'a fait dans le culte des Sémites. Sans doute elle n'y a jamais tout à fait péri; et, si on la retrouve déjà dans le Véda, elle reparaît aussi plus tard dans les Oupanishads, dans quelques passages du Mahâbhârata, et dans les œuvres de Ramohun-Roy, notre contemporain, qui se défendait de l'avoir empruntée aux influences chrétiennes. Mais cette croyance a été étouffée par d'autres qui ne la valaient pas, et qui ont fini par l'emporter sur elle; et, comme le dit M. Max Müller dans une heureuse comparaison : « Même au milieu des invocations à «< ces dieux innombrables, le souvenir d'un Dieu unique et infini perce « à travers le brouillard de cette phraséologie idolâtre, comme le bleu « du ciel reparaît à travers les nuages qui le cachent en passant 2. » Mais ce n'est pas du tout à dire que cette idée de Dieu ait été la première en date, et tout fait présumer, au contraire, qu'elle n'a été dans l'Inde, aussi bien que dans la Grèce, qu'une idée très-ultérieure, qui est restée toujours la gloire et le soutien moral de quelques âmes privilégiées.

Certainement il ne faut pas rabaisser l'esprit indien, ni lui retrancher aucun de ses mérites; mais il faut prendre garde aussi de lui attribuer plus qu'il ne lui appartient. Dans l'histoire générale de l'humanité, l'Inde doit tenir un rang fort élevé, et on ne trouve guère au-dessus d'elle, que l'antiquité païenne et le christianisme. C'est une gloire très-grande de n'avoir point d'autres supérieurs que ceux-là; et l'on est bien haut encore quand on n'a devant soi que de pareils rivaux. Mais, tout en rendant justice à l'Inde, il convient de ne pas l'exalter outre mésure, et, en admettant qu'elle ait eu, à diverses reprises et même de très-bonne heure, cette profonde conception de l'unité divine, il faut ne pas oublier qu'elle

Voir le Journal des Savants, cahier d'avril 1854, p. 208, pour le jugement peutêtre un peu trop sévère que j'ai porté sur la religion védique, mais que je maintiens dans ses parties essentielles. M. Max Müller, A history, etc. p. 559.

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l'a presque aussitôt délaissée, et qu'elle n'a jamais su en faire sortir les bienfaisantes conséquences qu'elle a portées ailleurs. La Grèce elle-même, qui y est arrivée après une longue élaboration philosophique, n'a pu l'appliquer davantage; et il n'y a que le peuple hébreu, parmi toutes les nations, qui, dès l'origine, se soit élevé jusqu'à cette hauteur, et qui ait eu le bonheur de s'y maintenir, malgré quelques intermittences et quelques chutes passagères. Si telle eût été la primitive inspiration des Rishis, c'est eux qui auraient eu la gloire de donner au genre humain cette foi suprême; et, puisqu'ils sont les ancêtres ou les frères des peuples les plus civilisés de la terre, ce sont eux qui seraient devenus les instituteurs religieux du monde.

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Comme l'esprit de M. Max Müller est parfaitement juste, et comme il tient à ne commettre d'excès ni dans un sens ni dans l'autre, il a bien soin d'éviter toute exagération de son opinion: « Je suis loin, dit-il, de << soutenir le système de ceux qui croyaient à l'existence d'une école de "prêtres et de philosophes dans les âges les plus reculés, et qui décou« vraient une sagesse consommée dans les mystères religieux et les tra<«<ditions mythologiques de l'Orient. Mais la réaction produite par ces << théories extravagantes irait trop loin, si chaque pensée qui touche aux problèmes de la philosophie devait être signalée indistinctement « comme une falsification moderne, si toute conception qui nous rappelle Moïse, Platon ou les Apôtres, devait être écartée comme né« cessairement dérobée à des sources juives, grecques ou chrétiennes, « et comme s'étant infiltrée de là dans les recueils de l'antique poésie << des Hindous1. » Je suis, à cet égard, de l'avis de M. Max Müller, et je ne crois pas du tout que la métaphysique soit une chose moderne dans l'Inde; mais ce n'est pas la première et la plus ancienne étude à laquelle l'Inde ait appliqué son attention et ses puissantes facultés. S'il est un fait démontré dans la philosophie de l'histoire, c'est que l'esprit hu⚫ main ne débute pas par la réflexion. L'enfance de l'humanité est comme celle de l'individu; et ce n'est pas dans les premières années de la vie que l'âme se replie sur elle-même, et se demande, dans les profondeurs silencieuses de la conscience, ce qu'elle est, d'où elle vient et quelles sont ses espérances. Elle s'ignore d'abord absolument, et il faut même qu'elle ait eu déjà une bien longue expérience du monde extérieur pour en venir à chercher enfin son origine et sa cause. Il faut accorder que,

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M. Max Müller, A history, etc. p. 568, et il cite à la suite un dernier hymne (Rig-Véda, x' maṇḍala, 121) où l'idée de l'unité de Dieu est exprimée avec la plus grande force et la plus grande netteté. (Voir aussi la traduction de M. Langlois, IV, p. 409.)

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sous ce rapport, le peuple hindou est peut-être de tous celui qui était placé dans les circonstances les plus favorables, et il ne serait pas sage de mesurer ses progrès à la lenteur des nôtres; mais ces différences, toutes réelles qu'elles sont, ne peuvent pas aller jusqu'à changer les lois constitutives de l'intelligence humaine. Ainsi la métaphysique qu'on trouve dans le Véda est sans contredit fort ancienne, et ce n'est pas une récente interpolation, comme l'ont supposé des esprits plus hardis que sérieux; mais ce n'est pas par la philosophie que le génie indien a commencé; et, puisqu'il y a certainement plusieurs âges successifs dans ces poésies sacrées, on peut croire que l'idée de l'unité de Dieu, tout aussi bien que la métaphysique, sont les résultats extrêmes de la période du Tchhandas et de la période des Mantras. Ce ne sont pas des produits initiaux et spontanés, et la métaphysique n'est pas du même âge que la poésie. Cette restriction n'enlève rien à la juste gloire des Rishis; et elle a, en outre, l'avantage d'être plus conforme à tout ce qu'on sait des lois qui président au développement de l'esprit humain. Sans doute il peut y avoir des exceptions, et l'Inde mériterait d'en être une; mais, jusqu'à ce que la preuve en soit faite, il n'est pas prudent d'admettre une exception qui n'a pas pour elle un degré suffisant de vraisemblance.

Ces considérations m'amènent naturellement à la dernière question que je voulais traiter, en rendant compte de l'excellent ouvrage de M. Max Müller, et que j'ai déjà plus d'une fois indiquée : c'est celle de la chronologie. L'auteur ne pouvait guère se borner à diviser l'histoire de l'ancienne littérature sanscrite dans les quatre périodes distinctes que nous avons successivement parcourues avec lui; il devait aussi tenter d'assigner à chacune de ces périodes une durée approximative. Mais c'est là qu'est le péril, quand on songe à quelles incertitudes est encore livrée presque toute la chronologie indienne, et de quelles ténèbres elle est couverte. Cependant, en s'appuyant sur quelques données générales, qui sont actuellement admises par les indianistes et dont j'ai parlé plus haut1, M. Max Müller établit que les quatre périodes répondent aux dates suivantes : la période des Soûtras, qui dure quatre siècles, s'étend en remontant de l'an 200 avant J. C. à l'an 600; celle des Brâhmaņas comprend de l'an 600 à l'an 800; celle des Mantras, de l'an 800 à l'an 1000; et enfin la période du Tchhandas va de l'an 1000 à l'an 1200 avant l'ère chrétienne 2. Il est bien entendu que ce ne sont là

Voir le Journal des Savants, cahier de septembre 1860, p. 551, et cahier d'octobre, p. 621. Ces données générales, admises par les indianistes, sont la date de la mort du Bouddha d'après la supputation singhalaise, celle de Tchandragoupla et de Dharmâçoka et celle de Pânini. M. Max Müller est revenu plusieurs fois

que des à peu près, et, malgré l'apparente rigueur de ces chiffres, il est clair qu'on ne peut arriver en ceci à aucune détermination précise. Aussi M. Max Müller aurait-il peut-être bien fait de ne pas chercher à fixer des limites aussi arrêtées et de ne pas circonscrire si nettement les choses. Comme il y a nécessairement toujours beaucoup de vague dans les appréciations de ce genre, il est bon que la forme donnée à des hypothèses soit indécise elle-même autant que les assertions; et, comme il n'y a rien de moins flexible qu'un nombre une fois qu'il est énoncé, il eût mieux valu, je crois, rester dans une demi-obscurité, qui est, d'ailleurs, bien excusable en ces matières. Tout le monde reconnaîtra, du reste, que les supputations de M. Max Müller sont très-modérées, et, s'il a failli en quelque chose, c'est plutôt par un excès de réserve. La durée de chacune de ces périodes est bien courte; et, comme les Samhitâs, telles nous les possédons, sont rédigées un millier d'années au moins avant notre ère, on peut faire remonter sans la moindre crainte la période du Tchhandas fort au delà, et l'on en revient ainsi aux calculs de William Jones et de Colebrooke, qui reportaient la composition du Rig-Véda à quatorze ou quinze cents ans avant Jésus-Christ.

D'un autre côté, cette durée uniforme de deux siècles donnée à la période des Brâhmaņas, comme à celle des Mantras et du Tchhandas peut également prêter à la critique. Si la période des Soûtras a pu remplir quatre siècles entiers, il paraît peu probable que celle des Brâhmaņas, qui sont beaucoup plus longs et tout aussi nombreux peut-être, n'en ait pas rempli davantage, en y comprenant les Aranyakas et les Oupanishads. Il y a certainement aussi beaucoup moins de distance entre les Brâhmaņas et les Soûtras qu'il n'y en a entre les Mantras et les Brâhmaņas. Cependant M. Max Müller ne compte que deux siècles entre chacune de ces deux classes. L'analogie semblerait autoriser à mettre bien plus d'intervalle entre les unes qu'entre les autres. Il y a une immense différence entre l'époque où l'on constitue les recueils de la poésie sacrée et l'époque où on la commente; il y en a moins entre cette dernière et celle où l'on réduit ces commentaires diffus et obscurs à des règles claires et méthodiques. Quant à la période des Mantras, elle semble, de son côté, trop développée, si celle des Brahmanas ne l'est point assez. En admettant qu'il ait fallu deux siècles pour la composition des Brahmaņas, la simple collection des Samhitâs n'a pas dû en exiger autant. Ainsi

sur ces questions, soit à la fin de chacune des quatre périodes, soit en terminant son ouvrage; voir spécialement p. 244 et 300 pour les Soûtrâs; p. 435 pour les Brahmanas, p. 497 pour les Mantras, et enfin p. 572 pour le Tchhandas.

donc, sans contester la durée absolue des périodes réunies, leur durée relative ne paraît pas très-acceptable, et cette proportion pourrait être établie d'une manière toute différente, qui se justifierait non moins bien. Quant à la période du Tchhandas, la première de toutes, et la plus féconde puisqu'elle a enfanté tout le reste, il est bien à présumer qu'elle a été la plus longue; et cette inspiration, qui a vivifié, durant plus de trois mille ans, toute la croyance religieuse d'un grand peuple, n'a pas pu être passagère pour que ses effets aient été si durables. Mais je quitte le champ des conjectures, et je m'empresse de résumer cette analyse que j'ai faite avec tant de détails et tant de satisfaction du livre de M. Max Müller.

Il était difficile de placer un plus beau portique en tête de l'édifice qu'il élève dans sa grande édition du Rig-Véda; c'est une entrée digne du monument lui-même, et personne, jusqu'à présent, ne nous en avait tant appris sur la littérature védique1; personne n'avait pénétré plus profondément dans cette étude, qui touche à l'une des phases les plus anciennes et les plus curieuses de l'esprit humain. Grâce à M. Max Müller, on peut désormais s'orienter avec certitude dans ces ténèbres; et les périodes qu'il a marquées sont autant de fermes assises que désormais la science ne devra plus changer, parce qu'elle ne pourra point se donner des appuis plus solides. La distinction de ces périodes et l'ordre dans lequel elles se succèdent appartiennent à l'auteur personnellement, et rien, dans les commentateurs indigènes ou dans les travaux des autres indianistes n'avait pu lui en fournir l'idée. C'est à lui seul qu'il en est redevable; et la critique doit la regarder comme un trait de la lumière, qu'on pourrait appeler sans trop d'exagération un trait de génie, puisqu'elle projette sur le chaos védique une immense et sûre clarté. Sans doute le mémoire de Colebrooke, surtout à l'époque où il parut, était comme une révélation, et il avait l'incontestable mérite d'une entière nouveauté; mais, malgré les efforts de l'illustre indianiste, quelle confusion dans ces riches matériaux! Quel entrelacement de choses disparates! C'était là peut-être ce qui avait découragé le grand Colebrooke lui-même, et lui inspirait les tristes paroles par lesquelles il terminait sa

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1 Le titre que M. Max Müller à donné à son ouvrage : Histoire de l'ancienne littérature sanscrite, n'exprime peut-être pas d'une manière parfaitement exacte ce qu'il contient; car il n'y est question que de la littérature védique exclusivement. Il est vrai que l'auteur ajoute à ce premier titre : en tant qu'elle éclaire la religion primitive des Brahmanes; mais cette addition même ne suffit pas; et, puisque le Véda, jusque dans les Soûtras, est l'unique objet du livre, il'eût été bon que le titre lui-même contînt cette indication, qui paraît essentielle.

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