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incapable de comprendre l'histoire et de se livrer à des labeurs aussi austères? Dans ce dernier cas, qui malheureusement est le vrai, quelle valeur peut-on attribuer aux rares documents que l'Inde offre à nos recherches? Et comment la science européenne, qui ne saurait s'en contenter, peut-elle suppléer à leur insuffisance et à leurs lacunes?

Ici l'on s'est efforcé de distinguer entre l'Inde brahmanique et l'Inde bouddhiste. Les brahmanes, a-t-on dit, n'ont point fait d'histoire, parce que le régime des castes, sous lequel ils ont vécu après l'avoir euxmêmes fondé, s'oppose à tout développement social et supprime la possibilité des changements qui forment la matière historique; parce que la tradition, en mêlant sans cesse les héros et les dieux, a confondu les choses humaines dans les mêmes nuages et les a fait disparaître dans l'élément divin; parce que le pays, toujours divisé en familles immuables et en petites dominations, n'est jamais parvenu à l'unité, et que l'idée de nation et de patrie, qui est indispensable à l'histoire d'un peuple, n'a jamais pu naître chez celui-là1; parce qu'enfin l'esprit brahmanique est dénué de toute critique, et qu'il ne sait ni observer ni décrire la réalité. Voilà pour les brahmanes; et la condamnation, en ce qui les concerne, est aussi péremptoire qu'impartiale.

Le jugement peut être plus favorable à l'égard des bouddhistes sans l'être encore beaucoup; et, comme ce sont des faits purement humains qu'ils ont à raconter, soit pour l'origine soit pour les progrès de leur religion; comme ils ont indirectement aboli les castes, et comme leurs dogmes s'adressent au peuple entier et même à toute l'humanité, on pou-` vait espérer qu'ils atteindraient quelque jour à la conception et à la rédaction de l'histoire; mais, tout en reconnaissant que les bouddhistes sont supérieurs à leurs adversaires, ce serait se faire une étrange illusion que de les prendre pour des historiens. Le Mahavamça du bouddhisme singhalais est certainement fort curieux; mais Mahânâma n'est ni un Thucydide ni un Hérodote, ni même un Hécatée de Milet. Kalhana Pandita, qui, au milieu du XII° siècle de notre ère, a composé la prétendue histoire du Kachemire, le Rádjataranguini, n'est pas plus habile que Mahânâma, et il mentionne gravement un souverain qui a régné trois siècles de suite 2. Ces deux écrivains, qui peuvent passer pour des mo

1 Indische Alterthumskunde, t. II, p. 5: Bien que les Indiens âryas se regardent comme une unité vis-à-vis des Mlétchhas, dit M. Lassen, il leur a toujours manqué la conscience vivante d'une union nationale, parce qu'ils étaient divisés, "grâce aux casles, en une foule de groupes distincts, qui avaient des intérêts isolés. «La conscience d'une patrie ne pouvait se former chez eux, et chaque caste se seravait à elle-même de patrie. » — Rádjataranguinî, de M. Troyer, III, vers 465

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dèles, se réfèrent, il est vrai, à des autorités plus anciennes, qu'ils emploient et qu'ils remanient1; mais l'usage qu'ils en font atteste trop clairement que ces ouvrages ont encore moins de valeur historique que ceux qu'on en tire; et, si la vraie méthode d'écrire l'histoire eût été découverte et pratiquée dans les temps précédents, on comprendrait bien moins encore qu'elle eût pu se corrompre et se perdre aussi complétement dans les temps qui ont suivi. Quant aux chroniques locales du Dékhan, qui sont beaucoup plus modernes et qui sont assez nombreuses, on ne peut pas les prendre davantage pour des compositions historiques, et l'exemple même des Européens n'a pu encore instruire les auteurs indigènes et leur donner le sentiment exact de l'histoire.

Il faut donc avouer que l'esprit indien, tout admirable qu'il est à bien des égards, présente ici un défaut énorme et incurable. Malgré quelques essais, qui remontent aux temps les plus reculés et qui se renouvellent encore même de nos jours, l'Inde n'a jamais pu écrire une œuvre réellement historique, ou plutôt la manière dont elle a tenté d'écrire l'histoire équivaut à une incapacité absolue. C'est un besoin qu'elle a senti comme bien d'autres peuples et qu'elle a été tout à fait hors d'état de satisfaire, du moins au sens où nous l'entendons. Il est probable que ces ouvrages, tout informes qu'ils nous paraissent, ont obtenu un immense succès auprès de ceux à qui ils s'adressaient, et les peuples qui ont toujours si vivement goûté le Mahabharata et les Pourâņas, sont arrivés au plus haut point qu'ils pussent atteindre en ce genre par les chroniques de Ceylan et celles du Kachemire. Mais, pour nous, qui savons ce que c'est que l'histoire des choses humaines, ces chroniques ne s'élèvent encore que bien peu au-dessus de la mythologie et des légendes fabuleuses.

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Restent donc, pour combler ce vide irréparable, les inscriptions et

A ces témoignages de Mahânâma et de Kalhana, déjà bien suffisants, il faut joindre celui de Hiouen-thsang, au vir siècle de notre ère, qui est encore plus explicite et plus précis. Il cite une foule d'annales, de descriptions, de mémoires, de recueils, d'édits royaux, etc. et il ajoute qu'il y a généralement dans l'Inde des fonctionnaires spéciaux chargés de consigner par écrit les paroles mémorables des princes et le récit des événements. (Voir les Mémoires de Hiouen-thsang, traduits par M. Stanislas Julien, tome I, page 57, et le Journal des Savants, cahier de juillet 1857, page 431. Voir aussi mon ouvrage sur le Bouddha et sa religion, page 246.) Hiouenthsang parle de ces travaux historiques de différents genres comme étant encore fort répandus au temps où il visite l'Inde; et il n'est pas moins clair, d'après ce qu'il dit, que ces travaux étaient dès longtemps pratiqués et tenus en grand hon

neur.

les monnaies. Les inscriptions indiennes en diverses langues sont déjà très-nombreuses; et celles qui sont déposées à la bibliothèque de l'ancienne Compagnie des Indes et à la bibliothèque de la Société asiatique de Londres se comptent par milliers. Les plus anciennes sont celles de Piyadasi, le roi bouddhiste du ir siècle avant notre ère 2. On sait tout ce qu'elles nous ont appris, grâce à James Prinsep, à Wilson, et à Eugène Burnouf, sur les mœurs de cette époque, si ce n'est sur les événements politiques, et l'on doit croire qu'une étude attentive des inscriptions qu'on possède ou qu'on pourra découvrir encore nous fournira les plus précieux renseignements. Mais la collection en serait bien longue et bien coûteuse à publier, et ce sont là de ces entreprises que les gouvernements seuls peuvent accomplir, et qui dépassent les ressources, si ce n'est les forces, de simples particuliers. M. Christian Lassen forme le vœu que la Compagnie des Indes ou l'administration anglaise veuille bien faire à la science ce magnifique et utile cadeau 3. Nous le souhaitons comme M. Lassen, et nos voisins ont été si souvent généreux et de tant de manières envers les études asiatiques, qu'ils pourront bien quelque jour encore les servir de cette façon. Mais on ne sait point encore assez dans le monde savant ce qu'on pourrait obtenir d'informations par ce moyen spécial, et il est peut-être à craindre que le même esprit qui a empêché les Indiens de rien entendre à l'histoire ne se retrouve dans leurs inscriptions aussi obscur et aussi inexact, et qu'on ne se donne beaucoup de peine pour un trop mince résultat.

Quant aux monnaies, elles n'ont pas autant d'importance que les inscriptions, comme le fait observer M. Christian Lassen; mais, du moins, elles en sont, dans bien des cas, un supplément, et parfois, en l'absence de tous documents d'un autre genre, elles sont les seuls té

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1 Colin Mackenzie avait, à lui seul, réuni plus de trois mille inscriptions dans le Dékhan. Walter Elliot en avait rassemblé cinq cent cinquante pendant un séjour de huit ans dans le Dharwar, Francis Buchanan en avait également recueilli un trèsgrand nombre. Dès le premier volume des Recherches asiatiques de Calcutta, paru en 1788, Charles Wilkins interprétait plusieurs inscriptions, et Colebrooke suivait bientôt après cet exemple. C'est aussi dans ce même volume, page 378, qu'on parla pour la première fois des inscriptions de Piyadasi. (Voir M. Christian Lassen, Indische Alterthumskunde, II, page 43.) — Voir le Journal des Savants, cahier de mai 1854, page 282; cahier d'octobre 1854, page 650.-M. Christian Lassen, Indische Alterthumskunde, II, page 45. L'auteur cite les louables exemples des gouvernements français et prussien faisant publier à leurs frais les inscriptions cunéiformes et la collection des inscriptions grecques et latines. Mais le gouvernement anglais n'est pas tout à fait dans la même situation.

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moins historiques. Ainsi, sans les monnaies des rois indo-scythiques, découvertes il y a trente ans à peine, pas un seul nom de ces rois n'aurait été connu. Il en serait presque de même des monarques gréco-bactriens et gréco-indiens'. Malheureusement l'art de fabriquer la monnaie n'a jamais été poussé bien loin dans l'Inde, et il a fallu les leçons des Grecs pour que cet art fît quelques progrès et qu'il fût assez généralement répandu. Ce n'est pas à dire que les Indiens n'aient pas eu, avant leurs relations avec les Grecs, des monnaies indigènes; mais il paraît qu'elles étaient fort imparfaites et qu'elles étaient si mal frappées, qu'elles sont à peu près indéchiffrables, moins encore par l'injure du temps que par leur grossièreté. Dans le second siècle de notre ère, Pausanias prétend encore que les Indiens ne connaissent pas l'usage de la monnaie, bien que leur pays abonde en métaux de toute espèce 2. Il est certain que ce reproche, même au temps de Pausanias, ne pouvait s'appliquer à l'Inde entière, puisque nous avons des monnaies bouddhiques qui remontent jusqu'au second siècle avant l'ère chrétienne, 350 ou 400 ans avant l'époque de Pausanias. Mais ces plaintes, qu'il recueillait sans doute de la bouche de quelques marchands voyageurs, prouvent que l'emploi de la monnaie manquait dans plusieurs des contrées de la péninsule, même pour les transactions commerciales. Quoi qu'il en soit, il y aurait bien des renseignements à demander aux monnaies qu'on possède déjà; mais la numismatique indienne n'a pas pu être encore trèscultivée, et James Prinsep, qui en avait été le plus actif et le plus intelligent promoteur, est mort trop jeune pour achever les travaux qu'il avait conçus.

Ainsi, ni les documents écrits qui tiennent lieu d'histoire dans l'Inde, ni les inscriptions, ni les monnaies, ne peuvent fournir les éléments nécessaires d'un récit exact et complet. Il faut se résigner à ces lacunes inévitables; et c'est au milieu de toutes ces difficultés et de tous ces écueils que les savants qui entreprennent l'histoire de l'Inde ont à faire leur route, toujours si pénible, et trop souvent si ingrate. Leurs efforts n'en sont que plus méritoires; et, quoique l'Inde ne puisse presque rien nous apprendre elle-même de ses destinées, elle est encore trop intéressante pour que la science doive jamais se décourager. Peut-être que pour ses plus patientes et ses plus sagaces investigations elle ne recueillera que

'M. Christian Lassen a d'autant plus de droits à signaler cette utilité des monnaies, qu'il s'est occupé avec succès de la numismatique indo-scythique et gréco-indienne. -'Pausanias, III, x1, 4, page 145, ligne a, édit. de Firmin Didot.

peu de chose; mais du moins est-il bon de constater les trop rares débris qui subsistent et l'impossibilité d'en savoir davantage.

BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE.

(La suite à un prochain cahier.)

PRÉCIS DE L'HISTOIRE DE L'ASTRONOMIE Chinoise.

QUATRIÈME ARTICLE1.

Le calendrier.

Les Chinois, de même que la plupart des peuples anciens, ont fait originairement, et font encore aujourd'hui usage d'un calendrier lunisolaire. Le but commun de ces institutions a été d'établir, entre les durées moyennes des révolutions du soleil et de la lune, certains rapports présumés exacts, dont les deux termes pussent s'exprimer par des nombres entiers peu considérables; de manière qu'une somme complète de mois lunaires se trouvât contenue dans une autre somme complète d'années solaires. Ce résultat, envisagé dans une acception rigoureuse, est impossible à obtenir, parce que les périodes révolutives des deux astres sont numériquement incommensurables entre elles. Mais il peut être réalisé avec une approximation suffisante pour les usages sociaux, en prenant soin de corriger par intermittences l'erreur absolue provenant de l'imperfection du rapport employé, lorsque son application trop prolongée l'a rendue sensible aux observations. Les calendriers lunisolaires autrefois en usage ne diffèrent entre eux que par les valeurs attribuées aux durées moyennes des révolutions des deux astres, et par la manière d'effectuer leur raccordement.

Celui des Chinois, qui les a de bien loin précédés, et qui a continué d'être employé sans altération dans sa forme primitive, jusqu'à l'intro

Voir, pour le premier article, le Journal des Savants, cahier de mai; pour le deuxième, celui de juin; pour le troisième, celui de juillet 1861.

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