Page images
PDF
EPUB

de l'histoire, et c'est par un excès de scrupule que l'auteur les a admis dans ses investigations. Il ne faut pas toutefois nous en plaindre; car, si jamais les destinées de ces peuples à demi civilisés peuvent attirer l'attention de la science, c'est par leurs rapports avec l'Inde qu'on parvien dra à les comprendre quelque peu. Le contraste même profitera à l'esprit indien; et l'on sentira mieux ce qu'il vaut en voyant toutes les dégradations successives qu'il a subies, quand il a passé chez les peuples étrangers qui ont essayé de l'imiter, et qui sont restés tant au-dessous de lui.

Quoi qu'il en puisse être, l'Inde qui nous intéresse sérieusement est beaucoup plus restreinte, et elle ne s'étend pas même à toute la presqu'île. La civilisation qui a produit les grands monuments religieux, philosophiques et littéraires que la philologie étudie et admire, ne s'est qu'incomplétement propagée dans le sud de la Péninsule. Partie de l'Hindoukoush, au nord-ouest de l'Indus, elle a suivi le cours de ce fleuve et le cours du Gange; mais elle s'est arrêtée, pendant de longs siècles, en deçà des monts Vindhyas, et, quand elle les a franchis, elle n'a pu pousser dans le sol nouveau qu'elle conquérait d'aussi fortes racines. L'Inde des Aryas, celle qui nous touche réellement, ne va point au delà; et c'est dans ces limites, déjà bien assez vastes, qu'elle s'est surtout assise et qu'elle a produit toutes les œuvres qui l'honorent et la classent parmi les plus illustres familles de l'humanité.

Après ces détails géographiques, M. Christian Lassen passe à l'histoire, et c'est l'objet de son second livre, qui ne contient pas moins de trois volumes et demi. L'auteur partage d'abord l'histoire de l'Inde en deux grandes périodes: la première, qui va des temps les plus anciens jusqu'au xi siècle de notre ère; la seconde, qui va du xr° siècle jusqu'à nos jours. C'est la conquête musulmane qui tranche ces deux périodes et les divise. Jusqu'alors l'Inde est demeurée indépendante, ou elle n'a été qu'effleurée par l'étranger sur ses frontières les plus occidentales; mais, à partir de l'expédition de Mahmoud le Ghaznévide, l'Inde est soumise à l'action de mœurs et de croyances qui ne sont plus les siennes, et elle éprouve plus de changements qu'elle n'en avait connu durant les trois mille ans de son existence antérieure. La première période, celle de l'indépendance, se partage elle-même en deux autres, d'abord le brahmanisme avec les temps védiques, et le bouddhisme, dont la date, d'après la supputation singhalaise adoptée par M. Lassen, remonte au milieu du vi° siècle avant l'ère chrétienne.

Mais, prêt à exposer la suite des faits historiques, M. Lassen s'arrête à la question d'ethnographie, et il se demande ce qu'on doit entendre

par les peuples indiens. Les étrangers attirés par l'appât de la conquête et du commerce ont très-peu modifié les races qu'ils ont trouvées dans le pays, ou plutôt ils ont été tellement absorbés dans ces multitudes, infiniment plus nombreuses que leurs agresseurs, qu'ils n'y ont laissé presque aucun indice de leur passage et de leur séjour. Les races indiennes sont à très-peu près aujourd'hui ce qu'elles étaient, soit au temps fabuleux de Râma faisant son expédition contre Lankâ, soit au temps du Bouddha. Ces races, d'ailleurs, tout anciennes qu'elles peuvent être, n'en sont pas moins assez diverses; et il était difficile qu'il en fût autrement dans une population qui contient de cent cinquante à deux cents millions d'habitants, sous des latitudes très-variées et dans des milieux qui ne le sont pas moins. L'unité indienne n'en est pas pour cela méconnaissable, et elle se distingue par les caractères les plus saillants et les plus profonds; mais elle a une quantité de nuances; et c'est à les bien classer entre elles qu'une ethnographie attentive doit s'appliquer.

On peut d'abord séparer la race indienne en deux principales familles, selon les langues qu'elles parlent : l'une, que forment, au nord, les peuples Aryas proprement dits, et l'autre, les peuples du Dékhan, placés au sud des monts Vindhyas. Entre ces deux familles, il en est aussi quelques autres; mais celles-là ont une importance secondaire, comme il est aisé de le voir. Les peuples du Dékhan eux-mêmes se divisent, d'après leurs langages, en Toulouvas, Malabars, Tamouls, Télingas, et Karnatics, et l'on peut rattacher philologiquement à ce groupe l'île de Ceylan. Tous les idiomes du Dékhan ont été enrichis mais non formés par le sanscrit; ils ont un fond originaire qui en est tout à fait distinct et indépendant. Les traditions locales attestent, avec ces débris toujours subsistants d'une langue différente, qu'avant l'invasion des Aryas le pays était occupé par des aborigènes de mœurs plus dures et presque sauvages. Il en est de même de toutes les peuplades que les monts Vindhyas renferment, les Bhillas à l'ouest, les Minas, les Kholas1 et les Gondas au centre, et à l'est, les Pahâryas. Elles diffèrent à peu près aussi complétement des peuples Âryas que des peuples du Dékhan au sud, soit par leur conformation physique, soit par leurs langues; et elles peuvent passer également pour représenter encore les restes des premiers habitants de la presqu'île. C'est là un fait très-important, et, au milieu de toutes ces populations barbares, la race des Aryas apparaît avec le caractère qui

1

Les Kholas, qui sont en général de formes athlétiques et qui se distinguent par là de leurs voisins, servent de portefaix dans l'Inde; et c'est d'eux que vient le nom de coolies (coulies) appliqué à tous les hommes de peine et aux manouvriers. (Voir M. Chr. Lassen, Indische Alterthumskunde, I, 370 et note.)

lui appartient et fait sa gloire, comme introduisant une civilisation supérieure, qui a pénétré plus ou moins heureusement les autres contrées de la Péninsule.

Les Âryas, qui occupent la plus belle partie de l'Inde entre les bouches du Gange et celles de l'Indus jusqu'à l'Himalaya et à l'Hindoukhoush, peuvent se partager aussi en plusieurs groupes, que relie une parenté évidente, sous des différences de religion, d'organisation sociale et de langue. A l'est, ce sont d'abord les Bengalis, dont l'idiome s'est étendu soit au nord du Gange, soit dans l'Assam et dans l'Odra. Au milieu, ce sont les Hindoustânis proprement dits, dont le langage est l'Hindi1 et le Bridj Bhâkhâ, et qui sont pour la plupart mahométans. Aux Hindoustânis il faut joindre les Radjpoutes (Radjapoutras) et les Bhandélas, qui occupent le cœur même de l'Hindoustan. Au sud, ce sont les Mahrattes, les plus méridionaux de tous les peuples qui parlent une langue dérivée du sanscrit, avec le Konkana, le Guzarat, le Katchha et l'Ahîr. Au nord, ce sont les Khaciyas, avec quelques autres peuples voisins, et le Kachemire; leur langue est essentiellement sanscrite. Enfin, à l'ouest, ce sont les Djâts, qui remplissent le Pandjâb et le Sindh, ples cultivateurs, en général musulmans et parlant différents idiomes. Telles sont les populations représentant actuellement la grande race des Âryas, au nombre de cinq : Bengalis, Hindoustânis, Radjpoutes, Mahrattes et Djâts.

peu

M. Christian Lassen s'attache à la caractériser le plus précisément qu'il peut dans ses rapports étroits avec le reste de la famille indo-germanique et caucasienne, et il démontre fort bien que les Âryas appartiennent physiquement et moralement à cette famille, dont presque tous les peuples de l'Europe font partie, malgré une différence de couleur très-sensible, qui ne tient qu'au climat et au genre de vie. Au-dessous des Aryas, les peuples du Dékhan, qui descendent encore, selon M. Las

de la race caucasienne, sont d'un teint plus foncé et plus noir, sans que leur physionomie générale en soit profondément changée. Puis, au troisième et dernier degré, se placent les habitants des monts Vindhyas, qui, sans être entièrement des nègres, se rapprochent assez de ce type inférieur par leurs mœurs et leur intelligence abaissée, pour qu'on ait pu s'y méprendre. C'est donc la race des Aryas, ainsi que le remarque très-justement M. Christian Lassen, qui apparaît ethnographiquement

1 L'Hindi est la dénomination exacte. Mêlé de beaucoup de mots persans et arabes, l'Hindi est devenu la langue des cours musulmanes et aussi du commerce en général. Sous cette forme, l'Hindi est appelé plus particulièrement l'Hindoustâni et l'Ourdou.

comme le peuple le plus important, le peuple dominateur et civilisé de l'Inde; c'est elle qui est le sujet spécial de l'histoire indienne, on pourrait presque dire le sujet unique. Aussi, tout en reconnaissant l'influence immense du climat, M. Christian Lassen se garde bien de ne voir qu'elle et d'y sacrifier tout le reste, à l'exemple de quelques esprits plus systématiques que sensés 1. De ces trois races qui remplissent l'Inde au sud, au centre et au nord, il n'y en a qu'une seule qui se soit développée, bien qu'elles soient placées toutes les trois dans des conditions physiques très-analogues. Si les Âryas l'ont tant emporté sur les deux autres, c'est qu'il y a d'autres causes que les causes purement physiques; et, d'après les décrets mêmes de la Providence, les races ont leurs qualités distinctes et indestructibles, aussi bien que le climat et la nature extérieure.

Pour compléter l'ethnographie de l'Inde, l'auteur fait aussi celle des peuples limitrophes qui, sans être de la famille âryâ, s'en rapprochent cependant à certains égards ou en ont subi l'influence : les Daradas, les Kâfirs et même les Afghans au nord-ouest et à l'ouest, les peuples du Bhôt ou Tibet au nord, ceux de l'Inde transgangétique appelés aussi indo-chinois à l'est, et enfin ceux de l'archipel indien. Ces considérations semblent à M. Christian Lassen d'une grande utilité, et elles peuvent servir à expliquer bon nombre de faits très-importants dans l'histoire de l'Inde : « L'ethnographie, dit-il, n'a pas encore obtenu dans « l'étude de l'antiquité indienne toute la place qui lui doit revenir. Non<< seulement il y a dans l'histoire, comme dans la religion et l'organi«sation politique des peuples âryas, une foule d'événements qui ne << s'expliquent que par leurs contacts avec les habitants primitifs de la <«< contrée; mais, en outre, la véritable grandeur des Aryas dans l'histoire << du monde, c'est d'avoir été le peuple le plus civilisateur de tout l'Orient; «et, à ce titre, les habitants du Tibet, ceux de l'Inde transgangétique et «< ceux mêmes de l'archipel indien doivent rentrer dans le cercle de <«nos études 2. » Ge point de vue est fort juste, et cette méthode est très-acceptable, pourvu que, comme le fait M. Lassen, on ait sans cesse les yeux fixés sur la race supérieure et qu'on lui rapporte tous les faits de détail en les réunissant autour d'elle.

Grâce à la description géographique des lieux, et à cette étude minutieuse des races, on connaît le théâtre où va se dérouler l'histoire et les peuples qui en seront les acteurs et le sujet. Mais, quand on veut

1

1 M. Christian Lassen, Indische Alterthumskunde, t. I, p. 411. Id. ibid. p. 470.

traiter de l'histoire de l'Inde, une grande difficulté se présente, soit qu'on s'adresse à ces temps reculés qui ont précédé l'apparition du bouddhisme, soit même qu'on descende à des temps plus proches de nous. A quelles sources pourra-t-on puiser des faits suffisamment exacts et intéressants? Je laisse de côté la première période, celle qui s'étend depuis l'arrivée des Âryas jusqu'au bouddhisme; les origines indiennes sont alors profondément obscures comme les origines le sont partout. Mais, pour la période suivante, c'est-à-dire celle qui s'étend du Bouddha jusqu'à la conquête musulmane, comment n'y a-t-il pas plus d'histoire que pour les temps antérieurs? Comment l'Inde, qui a produit tant de monuments intellectuels du plus haut prix, n'a-t-elle pas su produire un seul monument historique? C'est là un problème qu'on a bien souvent agité et qui est digne en effet du plus curieux examen 1.

M. Christian Lassen remarque avec raison que, dès le temps du Bouddha, les Indiens semblaient posséder déjà toutes les conditions extérieures qui permettent à un peuple d'écrire l'histoire, et de s'élever à ce haut et sévère emploi des plus nobles facultés de l'esprit : un passé fort riche de faits dont le souvenir vivait encore dans une foule de légendes de toute sorte; un gouvernement établi d'après des lois; une chronologie régulière, si ce n'est exacte; l'usage de l'écriture généralement répandu; une langue dont les formes se prêtaient parfaitement au récit, et enfin une longue habitude des choses de l'intelligence. Tout paraissait donc se réunir pour que l'histoire fût possible dans l'Inde, comme elle l'a été chez les nations les mieux douées, depuis les Grecs jusqu'à nous. Mais les Indiens sont si loin d'avoir pu jamais écrire l'histoire, qu'ils manquent presque absolument de matériaux qu'on puisse, même de loin, accepter comme historiques. Si leur fécondité est prodigieuse sous d'autres rapports, sous celui-là ils sont d'une indigence déplorable; et, comme il est impossible d'ailleurs qu'un peuple quelconque manque tout à fait de souvenirs sur lui-même, il reste à se demander comment il a pu se faire que les souvenirs du peuple indien soient si stériles et si incomplets. Les monuments d'histoire l'Inde aurait enfantés ont-ils péri comme on l'a soutenu quelquefois? Ou bien n'est-ce pas plutôt que l'Inde a toujours été, comme elle l'est encore,

1

que

M. Christian Lassen n'a cru devoir aborder cette question qu'au début de son second volume, c'est-à-dire en arrivant au temps du Bouddha. Cette recherche est sans doute très-bien placée à cette époque; mais, comme elle s'applique à l'existence tout entière du peuple indien, je la considère ici d'une manière encore plus générale, et le peu de clarté historique que le bouddhisme apporte ne suffit pas pour le distinguer bien profondément de tout ce qui l'a précédé.

[merged small][ocr errors][merged small]
« PreviousContinue »