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de Narbonne commente à la fois Averroès et Maïmonide, au fond aussi hardi que Lévi ben Gerson, mais plus circonspect et plus enveloppé 1. Et il y a bien d'autres philosophes de la même école, tous libres penseurs, et d'un averroïsme plus ou moins déclaré. Leur condamnation solennelle ne fit que les populariser. Leur maître surtout, le grand Maimonide, comme les Juifs l'appellent encore, bien que censuré officiellement, malgré cela ou pour cela même, ne cessa jamais d'être en honneur parmi les israélites éclairés, et conserva d'âge en âge une immense autorité. Comment serait-il resté ignoré d'un Juif aussi instruit que Spinoza, et comment le noble philosophe de Cordoue, le dux perplexorum et dubitantium, le guide de ceux qui doutent et qui s'égarent, à la fois si libre et si sage, et, en dépit de sa sagesse, condamné lui-même, n'eût-il pas fait une impression profonde sur l'esprit pénétrant et hardi du jeune juif portugais d'Amsterdain ? Comment supposer même que Spinoza n'ait pas plus ou moins connu Lévi ben Gerson et Moïse de Narbonne ? Pour nous, en rapprochant leurs opinions de celles de Spinoza, nous les trouvons toutes, avec d'inévitables différences, de la même famille, de la même race. Oui, Maïmonide et ses commentateurs de l'école juive hétérodoxe, voilà, selon nous, les ancêtres et les vrais maîtres de Spinoza. La synagogue d'Amsterdam ne s'y est point trompée : ce n'est pas le cartésien, dans Spinoza, qu'elle a rejeté de son sein, c'est le disciple des novateurs que les synagogues du moyen âge avaient

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juives pour les adapter à ses idées péripatéticiennes..... Il a écrit des commen«taires bibliques très-développés, où il a fait une part très-large à l'interprétation « philosophique. Ses œuvres philosophiques proprement dites sont: 1o Des commenataires sur les commentaires moyens d'Ibn-Roschd (Averroès); 2° Les guerres du Seigneur, ouvrage de philosophie et de théologie où l'auteur développe son sysa tème philosophique, qui est, en général, le péripatétisme tel qu'il se présente chez « les philosophes arabes..... Il combat le dogme de la création ex nihilo. Après « avoir longuement démontré que le monde ne peut être sorti ni du néant absolu «ni d'une matière déterminée, il conclut qu'il est à la fois sorti du néant et de «quelque chose; et ce quelque chose est la matière première, laquelle manquant « de toutes formes est en même temps le néant. . . . . Les opinions hardies de Lévi «ben Gerson et ses interprétations péripatéticiennes des textes sacrés et des dogmes religieux ont été, de la part des rabbins orthodoxes, l'objet de la critique la plus « sévère. Isaac Abravanel gémit sur les écarts..... des philosophes juifs qui admet« tent la matière première, mettent l'intellect actif à la place de Dieu, nient la Proviadence divine à l'égard des individus, et ne voient dans l'immortalité de l'âme que « son union avec l'intellect actif. Il blâme surtout Lévi ben Gerson, qui, dit-il, n'a «pas même jugé nécessaire de voiler sa pensée et qui la manifeste avec la plus grande clarté, tenant sur la matière première, sur l'âme, sur la prophétie et sur les miracles, des discours tels, que c'est déjà un péché d'y prêter l'oreille. » — M. Munck, Mélanges de philosophie juive et arabe, p. 502-506.

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déjà condamnés, et la même doctrine a eu le même sort. Cette idée 1, poursuivie sans exagération, peut ouvrir un champ nouveau à la critique de Spinoza: nous y ferons les premiers pas.

(La suite à un prochain cahier.)

V. COUSIN.

A History of ancient sanscrit LITERATURE so far as it illustrates the primitive religion of the Brahmans, by Max Müller, London, 1859, in-8°, XIX-607 pages.

Histoire de l'ancienne littérature sanscrite dans ses rapports avec la religion primitive des Brahmanes, par M. Max Müller.

cinquième et dERNIER ARTICLE 2.

La période du Tchhandas, ou de l'inspiration, est la plus difficile à étudier, et il est impossible de la décrire aussi précisément que les trois autres, celle des Soûtras, des Brâhmaņas et des Mantras. Ce n'est pas seulement parce qu'elle est la plus ancienne des quatre; mais, par sa nature même, elle échappe presque entièrement à l'analyse et à l'observation. On ne peut pas saisir sur le fait l'enthousiasme des Rishis; les monuments qu'il a produits remplissent les Védas; mais, une fois que ces monuments ont eu reçu la forme sous laquelle nous les connaissons. une fois qu'ils ont été recueillis et rassemblés en corps d'ouvrages, c'est que déjà les Rishis ne chantaient plus et que les ardeurs de leur verve étaient passées. Dans la période des Mantras, on classe les hymnes, on les range dans un certain ordre systématique et immuable; on en fait

Elle ne nous est pas tellement propre, que nous ne la trouvions à peu près dans M. Munck, ibid. p. 487: «C'est par la lecture du Guide des Egarés que les plus grands génies des temps modernes, les Spinoza, les Mendelssohn, les Salomon Maimon et beaucoup d'autres, ont été introduits dans le sanctuaire de la philosophie. Voyez, pour le premier article, le Journal des Savants, cahier d'août 1860, page 467; pour le second article, cahier de septembre, page 541; pour le troisième article, cahier d'octobre, page 611; et, pour le quatrième article, cahier de décembre, page 749.

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I

des extraits pour le rituel et le culte, mais on n'en crée plus; la source est tarie, et désormais elle ne doit plus se rouvrir pour le génie indien. pourra enfanter encore de bien belles œuvres; mais il ne trouvera plus de pareils accents. Comme le dit fort bien M. Max Müller1, « la <«< langue, la poésie, la religion, ont, à ce moment, un charme que ne possède aucune autre époque de la littérature indienne; elle est alors spontanée, indépendante et sincère 2. »>

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Comment donc remonter à ces origines aussi obscures que fécondes, aussi peu accessibles que certaines ? C'est là une question délicate, à laquelle M. Max Müller a répondu de la manière la plus ingénieuse, en employant le seul procédé qui pût mener au but avec quelque sûreté. Parmi les hymnes, il a essayé de distinguer ceux qui appartiennent ou semblent appartenir à cette période de l'intuition religieuse et poétique. Le choix sans doute est arbitraire; mais, du moins, il est permis, puisqu'il a été prouvé que les hymnes qui forment les Védas ne sont pas tous de la même date, et qu'il en est un bon nombre qui portent une empreinte incontestable d'antériorité. Nous avons vu, en effet, que les Rishis eux-mêmes parlent très-souvent des chantres qui les ont précédés; ils se réfèrent avec respect aux ancêtres dont ils admirent et dont ils imitent le pieux génie. On est donc justifié de faire des distinctions entre les hymnes, et l'on peut en signaler quelques-uns où éclate plus particulièrement cette spontanéité merveilleuse qui anime et réjouit le berceau de tous les peuples aussi bien doués que l'ont été les peuples de l'Inde primitive.

M. Max Müller ne pouvait pas citer un à un tous les hymnes où se manifeste l'esprit spécial dont est marquée la période du Tchhandas; une énumération complète n'était guère possible, et il s'est contenté de donner des spécimens au nombre de dix ou douze. Dans cette démonstration, il s'est attaché à mettre deux points surtout en pleine lumière :

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M. Max Müller, A History, etc. page 526. L'étymologie du mot de Tchhandas peut nous aider à nous en faire plus profondément pénétrer le sens véritable. Dans son acception ordinaire, il signifie mètre poétique, et plus particulièrement les mètres employés dans les Védas. En remontant aux racines, on peut également tirer ce mot, ou de Tchad ou de Tchhad. La première exprime la joie, la splendeur et le rayonnement de la lumière ou de la joie; la seconde exprime l'action de cacher et de couvrir. Wilson, dans son dictionnaire, interprète le mot de Tchhan das, outre son sens ordinaire de mètre, par les suivants : pensée ou intention, désir, indépendance d'esprit, obstination. L'adjectif tchhanda, qui vient des mêmes sources, signifie solitaire, secret, caché. Toutes ces nuances, qui s'éloignent assez les unes des autres, peuvent très-bien se réunir en s'appliquant à l'inspiration du poëte, qui est une sorte d'indépendance intérieure et d'élan de l'esprit.

l'un, c'est le sentiment profond de l'unité de Dieu dans les chants de ces poëtes éminemment religieux; le second, c'est la culture morale qu'attestent ces poésies. L'auteur comprend bien que l'opinion qu'il soutient, à ces deux égards, est contraire aux opinions reçues, et, comme il craint de paraître avancer un paradoxe, il cherche à entourer ses jugements de toutes les preuves que le Véda peut lui fournir. Il faut reconnaître avec lui que les hymnes qu'il cite ont bien le caractère qu'il leur assigne; et, soit qu'ils s'adressent à Agni, à Varouna (Oúpavós), aux (Οὐρανός), Adityas, à Indra, ou à tel autre des immortels, le dieu qu'ils invoquent est toujours considéré comme le dieu unique, le dieu suprême. C'est le maître de l'univers, du ciel et de la terre 1; c'est l'ordonnateur et le protecteur souverain de la nature. Bien plus, c'est le père, le juge et le vengeur du monde moral. Le poëte s'incline devant lui, non pas seulement pour obtenir son appui matériel dans les luttes et les misères de la vie; mais encore pour fléchir sa colère irritée par les fautes et les vices des hommes. A côté de prières intéressées et égoïstes, on voit les plus nobles et les plus sincères épanchements d'une âme pénétrée de repentir et d'humilité.

Après avoir cité un de ces morceaux magnifiques, où le naturel de l'expression le dispute à la grandeur et à la piété de l'idée, M. Max Müller ajoute « Ce seul hymne à Varouņa suffirait pour prouver toute l'erreur de ceux qui nient la présence de vérités morales dans les antiques religions du monde, et plus spécialement dans ce prétendu culte de la «nature qu'on impute aux Aryens. Loin de là, tout ce que nous ren« controns de sentiments moraux dans ces vieux hymnes est aussi vrai « de nos jours que ce l'était il y a quelques milliers d'années, tandis que « ce qu'il y a en eux de faux et de périssable ne se rapporte qu'aux as«pects extérieurs de la divinité et à l'action qu'on lui attribue sur la <«< nature. La note fondamentale de toute religion, naturelle ou révélée, << se retrouve dans les hymnes du Véda, et le noble son n'en est jamais « étouffé par cette musique étrange dont nos oreilles sont assourdies « dans les premiers moments où nous écoutons les sauvages échos d'un « culte païen. Dans ces hymnes, éclatent la ferme croyance en Dieu, la « notion de la différence entre le bien et le mal, la conviction que Dieu «hait les méchants et qu'il aime les bons. Nous ne saurions jamais «parler avec assez de respect de la découverte de ces vérités, quelque

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1 M. Max Müller, A History, etc. pages 534 et suivantes. Il est très-intéressant de lire ces hymnes admirables dans la très-fidèle et très-élégante traduction qu'en donne M. Max Müller.

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« rebattues qu'elles puissent nous paraître maintenant. Et, si le nom de révélation semble trop saint pour qu'on puisse le leur appliquer, celui « de découverte est vraiment trop profane; car ce serait ranger ces vé<«<rités essentielles de toute religion, ancienne et récente, dans la caté«gorie des découvertes des Galilée et des Newton1. »

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L'auteur va même encore au delà, et il ajoute, en rappelant que quelques peuplades de l'Amérique méridionale, comme les Abipons, n'ont pas même le moindre mot dans leur langue pour rendre l'idée de Dieu «Reportons nos regards des Indiens de l'Amérique sur les «Indiens de l'Inde, et nous apercevrons la distance immense qui sé« pare ces nobles races de ces tribus sauvages, auxquelles nos mission«naires s'efforcent, sans cesse et toujours aussi vainement, d'inculquer <«<les premiers principes de la religion. Le langage des simples prières <«< des Védas est plus intelligible pour nous, leur monde tout entier de "pensées et de sentiments est plus rapproché du nôtre que tout ce que « nous offre la littérature de la Grèce et de Rome; et l'on y trouve bien << souvent de brèves expressions de foi et de piété auxquelles un chrétien << même peut s'associer sans commettre la plus légère irrévérence. » Et, pour prouver qu'un tel éloge est mérité, M. Max Müller traduit deux hymnes, qui sont en effet très-beaux 2, et qui ne contiennent rien, comme il le remarque, qui puisse surprendre ou choquer les oreilles les plus

orthodoxes.

Je partage tout à fait cette admiration, et je crois qu'il est impossible de ne pas la ressentir aussi vivement que M. Max Müller, quand on étudie sans préjugés ces vénérables monuments. Mais cependant je n'en tire pas les mêmes conséquences que lui, et je ne crois pas que le monothéisme puisse être pris pour le caractère éminent de la religion vé

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1 M. Max Müller, A History, etc. p. 537 et suivantes. Voir, pour la traduction de l'hymne à Varoupa, p. 535 et 536.- Je reproduis en note un de ces hymnes, qui donnera une idée des autres. Il s'adresse à Varouņa: Ne me laisse plus renatrer, ô Varouņa, dans cette maison d'argile et de boue; aie pitié de moi, ô Dieu tout-puissant, aie pitié de moi! Si je marche tout tremblant, comme un nuage « que chasse le vent, aie pitié de moi, ô Dieu tout-puissant, aie pitié de moi! C'est « parce que je manque de force, Dieu fort et brillant, que je suis allé me briser sur le fatal rivage; aie pitié de moi, ô Dieu tout-puissant, aie pitié de moi! La soif a « dévoré ton adorateur, bien qu'il fût au milieu des eaux; aie pitié de moi, ô Dieu tout-puissant, aie pitié de moi! Toutes les fois, ô Varouņa, que nous, simples hommes, nous commettons quelque offense contre l'armée des cieux, toutes les fois que nous violons ta loi sans intention, aie pitié de nous, ô Dieu tout-puissant, aie pitié de nous! Je ne cite pas l'autre hymne parce qu'il est un peu trop long, mais il est peut-être encore plus beau. La contrition d'une âme repentante ne peut pas être poussée plus loin.

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