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«nous voulions les considérer sans substance, cela pourrait être cause «que nous les prendrions pour des choses qui subsistent d'elles-mêmes, « en sorte que nous confondrions l'idée que nous devons avoir de la « substance avec celle que nous devons avoir de ses propriétés. »

Peut-on s'expliquer plus nettement, et comment est-il possible de reprocher de bonne foi à Descartes d'avoir pris, par exemple, la pensée pour un pur phénomène sans substance, lui qui, parti du doute et arrivé à la pensée, ne s'y arrête point, et prétend atteindre l'être pensant luimême à l'aide d'un procédé sur lequel on dispute encore, et que ses adversaires croient un syllogisme? En vérité, comment lui fait-on faire un syllogisme pour prouver que la pensée suppose une substance réellement existante, et en même temps lui fait-on nier cette substance et n'admettre que la pensée1?

VII. Mais on insiste, et on dit que Descartes s'est extrêmement mépris en donnant l'étendue comme l'attribut constitutif de la substance matérielle, tandis que le vrai attribut constitutif de cette substance et de toute substance est la force. Nous admettons cette théorie en de justes limites; mais l'erreur de Descartes, si erreur il y a, ce que nous verrons plus tard, contient-elle le germe du panthéisme? Prétendraiton, par hasard, que tous ceux qui n'ont pas connu la fameuse théorie leibnizienne de la force, qui a vu le jour vers 1691 et 1694, c'est-àdire Anaxagore, Socrate, Platon, Aristote, et tous les grands docteurs de l'Église, saint Augustin, saint Anselme, saint Thomas, étaient des panthéistes à leur insu, et que la mécanique a moins besoin que la pure dynamique d'un premier moteur et d'un législateur suprême?

VIII. Enfin, pour qui n'est pas aveuglé par la passion du dénigrement, il est absolument impossible de voir dans le Dieu de Descartes un Dieu à la façon de celui de Spinoza, dépourvu d'attributs moraux, de volonté et de liberté, et d'où tout dérive par nécessité. C'est là se forger un cartésianisme à sa guise, pour avoir le triste plaisir de le combattre et de le déshonorer. Descartes fait face au scepticisme de son temps; il se propose de démontrer les deux grandes existences de l'âme humaine et de Dieu; telle est son entreprise; mais il n'avait pas le dessein de donner au monde une théodicée régulière et complète, où il eût discuté et établi les divers attributs de Dieu. Il connaît toutes les doctrines contemporaines et il y répond; mais, comme nous l'avons déjà

'C'est la réponse que nous avons faite à Reid (Philosophie écossaise, leç. 1x, p. 406), et qu'on peut faire avec plus de raison à Leibniz; (voyez Journal des Savants, octobre 1850, p. 603.)

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dit, il est absurde de l'interroger sur des questions qui n'étaient pas nées. Le spinosisme est venu bien après Descartes; Descartes n'a donc pu le réfuter et faire l'office de Leibniz. Et pourtant, sans polémique anticipée, l'idée que Descartes s'est faite de Dieu, en partant de la pensée et de la personne humaine, est telle qu'elle va en quelque sorte audevant des erreurs de l'avenir, et leur donne de solides démentis. Le Dieu de Descartes n'est pas seulement le Dieu infini, c'est le Dieu parfait, qui contient dans son sein toutes les perfections, non-seulement toutes les perfections de la puissance, l'infinité, l'immensité, l'éternité, mais toutes les perfections morales, la suprême intelligence et la suprême bonté, et, entre autres perfections, la véracité, attribut moral s'il en fut jamais; c'est même sur cet attribut que Descartes asseoit la certitude du témoignage de nos sens et de toutes nos facultés. Il est tout pénétré de la doctrine de la liberté, et de la liberté humaine et de la liberté divine, il fait de l'une l'image de l'autre, il tire de la liberté la plus certaine ressemblance de l'homme avec Dieu. Il parle sans cesse de la création, et la conservation de l'homme et du monde lui est une création continuée. Il est si peu enclin à trop ôter à la volonté de Dieu, qu'il excède plutôt dans le sens contraire, en faisant reposer sur la pure volonté divine non-seulement l'existence de l'univers, mais toute vérité, jusqu'aux vérités nécessaires. On peut, on doit lui faire un reproche de cette opinion scotiste1, qu'il n'avait pas approfondie, qui, d'ailleurs, ne tient en rien au cœur du système; mais comment, en même temps, lui peut-on reprocher, avec Pascal, de se passer de Dieu le plus qu'il peut, sauf la première chiquenaude', et, avec Leibniz, de n'avoir donné à Dieu ni entendement ni volonté ?

Par tous ces motifs, nous soutenons qu'on ne peut légitimement tirer de la philosophie de Descartes celle de Spinoza. Ces deux philosophies ne sont point de la même famille. Deux esprits contraires les animent. Elles viennent de principes opposés et elles aboutissent à des conclusions opposées. Descartes, sans la moindre teinte mystique, respire de toutes parts le spiritualisme. Il renouvelle et continue Platon sans le connaître et sous des formes toutes différentes, et il engendre Arnauld3, Régis, Bossuet, Fénelon3. Voilà les vrais, les légitimes cartésiens. Chacun d'eux assurément apporte dans la commune doctrine des nuances

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1 Voyez notre Histoire générale de la philosophie, leç. 1x, p. 286 et 299.- Étude sur Pascal, p. 134. 3 Sur Arnauld, comme philosophe et comme cartésien voyez nos Études sur Pascal, 1" préface, p. 13-16, et 2 préface, p. 89-95. Auteur du Système de philosophie, 3 vol. in-4°, Paris, 1690.- Sur Bossuet et Fénelon, Études sur Pascal, 1" préface, p. 16-20.

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diverses, et souvent fort considérables, mais tous en gardent le génie, la méthode, les principes, les conclusions. En Hollande même, les disciples avoués et reconnus de Descartes, ce sont Welthuys1, Wittich2, Clauberg. Spinoza, qui vit au milieu d'eux et dans la même atmosphère, a sans doute plus d'un rapport avec eux, mais il a bien plus de différences encore: il appartient à une tout autre école.

Voici, selon nous, dans quelle mesure on peut rattacher Spinoza à Descartes :

1° Il a reçu de Descartes l'initiation à la philosophie, comme tous les hommes éclairés de son temps;

2° Il a pris de Descartes sa physique presque tout entière, avec la passion des démonstrations géométriques, qu'il a poussées jusqu'au dernier abus, comme Leibniz l'a fait aussi quelquefois;

3° Il a rencontré dans Descartes quelques propositions équivoques, telles que la définition de la substance, que Descartes avait immédiatement expliquée de la façon la plus catégorique : méprisant cette explication, Spinoza s'est arrêté à la fameuse définition pour y appuyer le système auquel, selon toute vraisemblance, il était arrivé par une autre voie..

Hors de là, Spinoza n'est pas cartésien le moins du monde; tout au contraire, après avoir été un moment, à son début, l'interprète très-peu fidèle du cartésianisme, il a fini par en être l'adversaire déclaré.

Un mot explique Spinoza: il est Juif. Voilà ce qu'il ne faut jamais oublier.

Assurément, il n'y a point de religion moins panthéiste que la grande religion qui a servi de berceau à la nôtre; et une philosophie qui réfléchirait exactement le judaïsme, une philosophie juive orthodoxe serait théiste presque jusqu'à l'excès. Il y a donc de l'exagération et de l'injustice à prétendre, avec Wachter, que le spinosisme était déjà dans le

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1 Lamberti Welthusii ultrajectini opera omnia, etc. 2 vol. in-4°, Rotterodami, 1689. Adversaire modéré de Spinoza. Wittich professa de bonne heure le cartésianisme, Dissertationes duæ, etc. in-12, Amstelodami, 1653, et il le défendit plus tard avec beaucoup de solidité contre Spinoza, Christophori Wittichii anti-Spinosa, sive examen ethices Benedicti de Spinosa et commentarius de Deo et ejus attributis, in-4°, Amstelodami, 1690. Excellent esprit, et avec Wittich le meilleur cartésien hollandais. On ne consultera pas sans fruit sa paraphrase sur les Méditations, et ses Exercices sur la connaissance de Dieu et de soi-même. Ses deux ouvrages les plus connus sont : Johannis Claubergii initiatio philosophiæ, sive dubitatio cartesiana ad metaphysicam certitudinem viam aperiens, in-12, 1655, et Defensio cartesiana, Amstelodami, in-12, 1652.

judaïsme1. Mais, chez les Juifs, à côté du culte public et officiel, était cette espèce de religion et de philosophie secrète et mystérieuse qu'on appelle la cabale, et qui, bien qu'elle eût reçu plus d'un élément étranger, passait pour être la philosophie religieuse des Hébreux. Spinoza, profondément versé dans la littérature hébraïque, n'en pouvait ignorer cette branche si curieuse, et Wachter est bien plus dans le vrai lorsque, renfermant sa thèse en de plus étroites limites, il montre, à la fin de son livre, les frappantes analogies de la cabale et du spinosisme. L'opinion du savant hollandais s'est assez vite accréditée; Leibniz l'a embrassée, et, après avoir fait de Spinoza un disciple de Descartes, il en a fait aussi un disciple de la cabale. Mais il est une autre source juive, que ni Wachter ni Leibniz n'ont connue, et où nous pensons que Spinoza a surtout puisé : nous voulons parler de cette philosophie que les Juifs avaient empruntée des Arabes, qui eux-mêmes la tenaient des derniers Alexandrins; philosophie plus arabe que juive, et bien moins originale que la cabale, mais régulière et méthodique, riche en ouvrages et en noms célèbres. Cette philosophie a pour enseigne avouée la négation des attributs de Dieu; elle fuit jusqu'à l'ombre de l'anthropomorphisme; elle repousse tout surnaturel; elle explique symboliquement ou physiquement les saintes Écritures; elle a sa théorie de l'inspiration et du prophétisme; elle va quelquefois jusqu'à nier résolûment la création; et, tandis qu'elle fait de Dieu une abstraction, elle considère le monde comme infini et éternel, ses divers phénomènes comme les formes passagères de la matière première, et les phénomènes intellectuels et moraux comme relevant d'un seul et même esprit universel, qui s'individualise dans les intelligences humaines. A ces traits, on reconnaît ce péripatétisme oriental, né d'une fausse interprétation de la métaphysique d'Aristote, qui a régné longtemps sur les côtes de l'Asie et de l'Afrique et dans les écoles d'Espagne; qui a eu ses moments d'éclat, éclipses, ses retours, et n'a jamais péri dans l'histoire; qui a traversé le moyen âge et la renaissance, troublé à la fois et vivifié l'université de Paris au XIII° siècle et celle de Padoue au xvi. Son plus illustre représentant, parmi les musulmans, est Averroès; son représentant le plus sage, parmi les israélites, est Maïmonide: car, pour Avicebron, il est resté presque en dehors de l'influence arabe, et il nous représente bien plutôt une philosophie juive nationale et orthodoxe, avec une nuance néoplatonicienne2.

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ses

Der Spinosismus in Judenthum, etc. in-12, Amsterdam, 1699. Voyez notre Histoire générale de la Philosophie, leg. ix, etc.

Rendons justice aux intentions et à l'esprit supérieur de Maïmonide. Venu au milieu de l'invasion de l'averroïsme dans les écoles juives et de l'énergique réaction qu'elle provoquait de la part des synagogues, il entreprit de réconcilier la philosophie et la religion, en éclairant la religion et en tempérant la philosophie : noble entreprise, qui lui a mérité la vénération des Juifs raisonnables de tous les temps. Mais il ne faut pas que la prudence de Maimonide donne le change sur sa doctrine. Lui-même est un philosophe arabe mitigé, un péripatéticien circonspect, une sorte de juste milieu entre les diverses sectes de l'école régnante, avec une inclination peu dissimulée vers celle qui professait ouvertement la négation des attributs de Dieu. En effet, il ne laisse à Dieu que des attributs négatifs, et lui refuse tout attribut positif; c'està-dire qu'il sait parfaitement ce que Dieu n'est pas, mais qu'il ne sait pas ce qu'il est, ni même s'il est, l'existence étant déjà un attribut qui a l'air de trop déterminer l'essence indéterminable 1. Cela n'empêche pas que, soit par une généreuse inconséquence, soit par un éclectisme voisin du syncrétisme, Maimonide ne s'applique à établir la divine Providence, reconstruisant d'une main ce qu'il a détruit de l'autre. De même, dans la question de la création ou de l'éternité du monde, il chancelle un peu parmi les différentes opinions, et combat les philosophes arabes en leur faisant plus d'une concession. De même encore, dans l'interprétation de la Bible, il cherche à se tenir à une égale distance de la superstition et du scepticisme, mais sans cacher son sentiment sur les miracles et sur le don de prophétie; et on peut dire qu'il est le fondateur du rationalisme modéré. Aussi, malgré ses précautions infinies et même ses prétentions à l'orthodoxie, Maïmonide n'évita pas la censure de plusieurs synagogues. Ses disciples allèrent bien plus loin que lui. Au milieu du xiv siècle, Lévi ben Gerson, de la ville de Bagnols, dans le midi de la France, rompit avec la tradition hébraïque pour revenir au pur péripatétisme arabe, interpréta la Bible avec la liberté la plus extrême, et abandonna ouvertement le dogme de la création 2. Moïse

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1 Voyez le Livre des Égarés, traduit par M. Munck, et notre Histoire générale de la Philosophie, leçon Ix, avec la note, p. 271 et 272.-M. Munck, Mélanges de philosophie juive et arabe, p. 497: « Celui qui, comme philosophe et exégète, obscurcissait tous ses contemporains, fut Lévi ben Gerson, de Bagnols, appelé maître Léor, sans contredit un des plus grands péripatéticiens du xiv siècle et le plus hardi de tous les philosophes juifs. Ses ouvrages ont eu un grand succès parmi ses coreligionnaires ; ils ont presque tous été publiés, quelques-uns même ont eu plusieurs éditions, et ce succès est d'autant plus étonnant, que l'auteur reconnaît Ouvertement la philosophie d'Aristote comme la vérité absolue; et, sans prendre les « réserves que Maimonide avait crues nécessaires, fait violence à la Bible et aux croyances

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