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limite de date certaine. C'est à quoi je vais procéder, en rapportant d'abord les traditions, et passant de là aux preuves de fait qui les confirment.

Indépendamment des révisions et des remaniements avérés, que le Tcheou-pey a subis depuis les Han, ce livre, en lui-même, dès la première mention qu'on en trouve dans l'histoire littéraire, se présente comme un recueil de préceptes et de données astronomiques ou numériques, appartenant à des époques diverses, ou rédigés par des personnages différents, ce qui rend nécessaire d'en faire un triage préalable afin de les appliquer ensuite chacun à leur temps. Il se compose de deux parties. La première, fort courte, contient seulement quelques énoncés trèssimples de géométrie et d'arithmétique, entre autres cette remarque de fait que les nombres 3, 4, 5 représentent la base, la hauteur, et l'hypoténuse d'un triangle rectangle, seule proposition de trigonométrie que les Chinois aient connue, l'ayant constatée pratiquement, sans en avoir jamais cherché la démonstration raisonnée. Selon la croyance générale, cette première partie aurait été rédigée peu de temps après Tcheou-kong, sinon par ce prince même. Gaubil en a donné la traduction dans son histoire de l'astronomie chinoise1. Mais, comme mon fils a publié celle de l'ouvrage entier dans le Journal de la Société asiatique de Paris 2, on peut y recourir pour en voir l'ensemble. La deuxième partie, telle qu'on la possède, quoique réputée aussi fort ancienne, présente des traces de remaniements, même d'interpolations, auxquelles il faut tâcher d'assigner une limite de date, la plus rapprochée de nous qu'on puisse leur attribuer. Cette limite nous est fournie par le plus ancien commentaire du Tcheou-pey, lequel, ayant été composé sous les Han orientaux, fait nécessairement remonter l'ouvrage original au delà de cette époque. Or le commentateur, Tchao-kiun-hiang, ne se borne pas à éclaircir grammaticalement le texte qu'il a sous les yeux; il s'en fait, au besoin, l'appréciateur. Ainsi, par exemple, quand il arrive à la partie de l'ouvrage qui contient la description explicite du gnomon à trou et de ses usages, il la suit, et l'annote minutieusement dans tous ses détails, sans témoigner aucun doute sur son authenticité. Mais, un peu plus loin, rencontrant une proposition de géographie que l'on attribue à Liu-pou-oney, ministre de l'empereur Thsin-tchi-hoang-ti, et auteur de l'ouvrage intitulé Liu-chi-tch'un-t'sieou, auquel j'aurai plus loin l'occasion de recourir, ce même commentateur dit nettement «ceci n'est pas dans le texte primitif du Tcheou-pey. » Il admet donc tacitement comme appartenant

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à ce texte, ce qu'il ne signale pas expressément comme interpolé. D'après cela, nous pouvons admettre avec lui, à titre de données antérieures à son époque, non-seulement le gnomon à trou, dont je parlerai plus loin en détail, mais aussi l'année de 365, intercalée tous les quatre ans; la division de la circonférence en un nombre de parties correspondantes à ce nombre fractionnaire de jours; l'emploi des vingt-huit divisions équatoriales désignées individuellement par les mêmes noms qu'on leur a depuis toujours attribués, et généralement tous les autres documents dont il confirme l'ancienneté par son silence 1..

Parmi eux, je trouve deux indications astronomiques concordantes entre elles, qui n'ont pu être que l'expression de faits réellement observés; car leur fabrication a posteriori aurait exigé un calcul, que, bien du temps encore après les Han, les astronomes chinois, et à plus forte raison les lettrés, n'étaient pas en état de faire. Le texte dit 2: qu'au moment du solstice d'hiver, le soleil se trouve dans la division équatoriale Kien-nieou, dont l'étoile déterminatrice initiale est & du Capricorne de nos catalogues; et qu'au solstice d'été, il se trouve dans la division Tsing, qui a pour déterminatrice initiale μ des Gémeaux. On ne marque pas à quel degré des deux divisions ces indications répondent, et ainsi les amplitudes propres que chacune occupe sur le contour du ciel, font que, pendant un certain nombre d'années, les deux solstices peuvent y avoir été simultanément contenus, comme le texte le dit. Or, par un calcul dont je renvoie le détail à la suite de ces articles, je prouve que cette simultanéité a commencé d'avoir lieu en l'an 572 avant notre ère, et qu'elle a fini en 450, ayant duré ainsi pendant 122 années. Ce fait, consigné dans le Tcheou-pey, remonte donc au moins à cette dernière date, soit que l'observation ait été contemporaine du passage du texte où on la rapporte, soit qu'elle y ait été insé. rée d'après la tradition qui s'en serait conservée.

'Le manque d'unité se fait surtout sentir dans la composition de ce recueil, par l'inégalité de précision qu'on y remarque entre l'énoncé des préceptes, et les instructions qu'on y donne pour les mettre en pratique. Par exemple, le texte dit: Etablissez les vingt-huit Sicou (les 28 divisions équatoriales); employez la méthode du contour du ciel et du calcul des temps. Cela semble désigner le procédé simple et direct que j'ai exposé dans la page 337 de mon précédent article. Mais, pour l'application, la suite du texte indique seulement un procédé graphique très-difficile à comprendre, dont les résultats doivent être fort imparfaits. De même, en ce qui concerne les mouvements relatifs de la lune et du soleil, on trouve un mélange de données numériques exactes, et d'applications obscurément énoncées dont il serait malaisé d'apprécier l'exactitude. Dans tout cela, on ne peut voir qu'un fonds de vérités anciennes dont l'usage habituel s'était perdu.— Traduct. d'Éd. Biot, p. 616.

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Une telle tradition paraît en effet avoir été répandue parmi les lettrés chinois. Au livre XXVI du Tcheou-li1, folio 16, où sonténumérées les fonctions du Fong-siang-chi, l'astronome officiel, on voit qu'il est spécialement chargé d'observer le soleil aux époques des deux solstices. A cette occasion, le commentateur Tching-khang-tching, qui écrivait sous les Han au 1° siècle de notre ère, appliquant le même phénomène astronomique à l'époque de son texte, dit, comme le Tcheou-pey, qu'au solstice d'hiver le soleil est dans la division Kien-nieou, et au solstice d'été dans la division Tsing; à quoi il ajoute qu'au moment de l'équinoxe vernal cet astre est dans la division Leou, et à l'équinoxe automnal dans la division Kio, deux indications concordantes avec les premières 2. A la vérité, elles ne conviennent nullement à l'époque du Tcheou-li, qui, d'après les plus fortes présomptions, remonte bien plus haut que l'an 572 avant notre ère, très-probablement jusqu'à Tcheou-kong. Mais cette fausse application ne surprendra pas, si l'on considère, qu'au temps des premiers Han, la rétrogradation progressive des solstices parmi les étoiles était ignorée des lettrés, même des astronomes; de sorte qu'un état de choses, attesté par la tradition, pouvait bien être supposé par eux avoir toujours existé. Ils nous offriront encore tout à l'heure un autre exemple d'une croyance pareille.

La manière dont ils sont enfin arrivés à reconnaître ce phénomène de rétrogradation des solstices est fort singulière, et ne pouvait se réaliser que chez un peuple où l'usage de rapporter les astres à vingt-huit divisions équatoriales, toujours les mêmes, subsistait depuis une immense antiquité. En effet, il leur a été révélé par les anciennes déterminations du lieu du solstice d'hiver, dont le souvenir s'était transmis jusqu'à eux, dans des textes écrits. Elles étaient restées inconnues aux astronomes Lo-bia-hong et Lieou-hin, qui les premiers, sous les Han, en l'an 66 de notre ère, rédigèrent un traité d'astronomie, intitulé San-thong, ou les Trois principes. Ces auteurs, probablement guidés par la tradition qui mettait le solstice d'hiver dans la division Nieou, la vingtième de la liste générale insérée à la suite de mon premier article, page 294, l'avaient placé empiriquement, pour leur époque, au commencement de cette division, ou, ce qui est la même chose, à la fin de la division Teou, la dix-neuvième, qui la précède immédiatement". Mais, vingt ans plus tard, les auteurs d'un nouveau traité d'astronomie

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1 Traduct. d'Éd. Biot, p. 616. — Ibid. t. II, p. 113. — 3 Gaubil, Recueil de Souciet, t. II, Id. ibid. t. II, p. 7 ; P. 7.ibid. P. 20. Notez Gaubil a eu sous les yeux ces deux traités d'astronomie, et tous ceux qui ont

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que

été composés depuis

à la Chine.

intitulé Sse-fen, ou les Quatre principes, représentèrent à l'empereur que cette appréciation de Lo-hia-hong et de Lieou-hin était erronée. Car ils trouvaient, par l'observation, que ce même solstice était remonté de 5° chinois, dans la division Teou; de sorte qu'il avait entièrement abandonné Nieou, la vingtième. Or, en l'an 206 de notre ère, sous l'empereur Hien-ti, le dernier des Han, on retrouva un ancien texte de Tcheou-kong portant que, de son temps, 1100 ans avant notre ère, le solstice d'hiver était placé au deuxième degré chinois de la division Nu1, la vingt et unième de la liste; et enfin, on voyait dans le Chou-king que plus anciennement encore, au temps de l'empereur Yao, ce même solstice se trouvait dans la division Hiu, la vingt-deuxième. De là il résultait avec évidence qu'il allait toujours rétrogradant parmi les divisions stellaires, en sens contraire du mouvement propre du soleil. Le fait était véritable. C'était le même phénomène de rétrogradation des points équinoxiaux et solsticiaux parmi les étoiles, qu'Hipparque avait découvert en comparant ses propres observations sur la longitude de l'Épi de la Vierge, avec celles que Timocharis avait faites 122 ans auparavant. Mais ce court intervalle de temps lui avait suffi pour reconnaître le sens, et à très-peu près la quantité de ce mouvement; tandis qu'il ne s'était manifesté aux Chinois qu'à la suite d'observations continuées pendant vingt-six siècles. En outre, les observations d'Hipparque lui avaient présenté le phénomène sous sa forme simple, celle d'un mouvement parallèle à l'écliptique ; tandis que les Chinois le rapportant à leurs divisions équatoriales, sa loi véritable restait enveloppée de conplications dont ils n'ont jamais su le dégager. On peut voir dans les ouvrages de Gaubil, et dans mes articles de 1840, les efforts qu'ils ont accumulés pour en accorder empiriquement les effets sensibles avec les données que leur fournissait la chronologie. J'ai seulement voulu ici prouver la haute antiquité de leur mode d'observation, par la connaissance même de ce phénomène qu'il leur a fait obtenir, sans aucune science, à l'aide du temps.

L'indication locale des deux solstices, donnée par le Tcheou-pey, fait partie d'instructions très-étendues sur les divers usages du gnomon, en commençant par l'emploi qu'on en peut faire pour définir, je ne dis pas calculer, les hauteurs méridiennes du soleil aux diverses époques de

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M. Stanislas Julien me fait remarquer que le nom exact de cette division est Niu; mais, comme Ganbil l'a toujours écrit Nu dans tous ses ouvrages, et que je l'ai même reproduit ainsi, d'après lui, dans mon tableau général inséré page 294, j'ai conservé cette orthographe pour ne pas donner lieu à de fausses interpréta

tions.

l'année, d'après les longueurs des ombres que la tige d'un gnomon vertical projette sur un sol préalablement nivelé. A ce sujet, le texte pose d'abord les préceptes suivants :

«Prenez un bambou percez-y un trou dont le diamètre soit de << pied, à la longueur de 8 pieds. Cherchez l'ombre, et observez-la. Le « trou, en droite ligne, couvrira le soleil; et le soleil correspondra à « l'ouverture du trou. >>

On voit ici clairement énoncés, la particularité caractéristique du gnomon à trou, son mode d'emploi, et la fixation de sa hauteur à 8 pieds chinois. La tradition et les textes attribuent cette dernière prescription au prince Tcheou-kong. Elle dérive de ce principe, je devrais dire plutôt de ce fait, déjà consigné dans la partie la plus ancienne du Tcheou-pey, que les nombres 3, 4, 5, sont les plus simples, qui, assemblés, constituent la base, la hauteur, et l'hypoténuse d'un triangle rectangle. Or, un gnomon vertical qui aurait eu 4 pieds de hauteur aurait donné, au solstice d'été, des ombres méridiennes trop courtes pour être mesurées avec une suffisante exactitude. Tcheou-kong lui donna 8 pieds, ce qui ne faisait que doubler les nombres primitifs; et, après lui, ce choix acquit l'autorité d'un rite universellement accepté1. Mais l'autre prescription, bien plus importante, de terminer le gnomon par une ouverture circulaire qui transmît une image circonscrite du soleil, fut abandonnée, peut-être par la difficulté de pratiquer une telle ouverture bien nette dans une tige de bambou; l'idée n'étant pas venue de la percer dans une plaque de métal mince, fixée au sommet du gnomon. Il ne faut pas s'étonner du long retard qu'a éprouvé l'adoption d'un perfectionnement si simple et qui paraît si facile à imaginer. Dans toutes les œuvres de l'esprit humain, les sciences comme les lettres, la simplicité est le dernier effet de l'art.

Le Tcheou-pey mentionne pareillement la manière de déterminer la direction de la ligne méridienne en bissectant l'intervalle angu. laire, compris entre les ombres égales du matin et du soir. Mais il en donne encore cette indication bien plus précise, qu'elle est intermédiaire entre les plus grandes élongations orientales et occidentales d'une même étoile voisine du pôle. Le premier procédé fut seul pratiqué sous les Han; et, dans les temps postérieurs comme alors, le second, d'une application plus exacte, mais plus délicate, fut mis en oubli.

Peut-être le choix de ce nombre avait-il aussi pour motif que 8 pieds des Tcheou (1,60) étaient censés représenter la taille moyenne de l'homme. (Tcheou-li, liv. XL, fol. 15, première partie du Khao-kong-ki.)

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