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Marko. Remarquons pourtant une différence caractéristique. Le poëte serbe envoie au prisonnier la fille du sultan, qui s'éprend d'amour. Dans la poésie cosa que l'amour n'a guère de place. On sait que les Zaporogues bannissaient les femmes de leur camp, et l'on verra tout à l'heure que la galanterie chevaleresque était tout à fait étrangère à Stenka.

Avant de songer à la vengeance, il avait à se faire un nom qui le mît en état de recruter des partisans. Ce fut la politique de César, qui, avant d'affecter l'empire, passa huit ans en Gaule à guerroyer pour former ses invincibles légions. Stenka, qui ne pouvait prétendre au gouvernement d'une province, ni même à celui d'une stanitsa, se borna à proposer à ses amis une course de flibustiers. Une ballade populaire indique fort exactement, je crois, les moyens qu'il employ a pour se procurer des associés. «Jadis, chez nous, mes frères, s'élevait un brave « garçon aventureux 1; Stenka Razine Timoféiévitch était son nom. Il ne << va point dans le cercle des Cosaques; avec nous autres Cosaques, il «ne vote point au conseil. Stepanouchka 2 flane au cabaret du tsar, et << tient un joli petit conseil avec la fleur de gueuserie. Messieurs mes « frères, les gueux de cabaret, allons-nous-en rôder sur la mer Bleue. «Nous pillerons, mes frères, les vaisseaux des païens, et nous gagne«rons des trésors, si nous trouvons notre belle. »

Adopté comme chef par les pauvres Cosaques, Stenka proposa d'a

bord à ses associés de descendre le Don et d'entrer dans la mer d'Azof pour piller les côtes de Turquie. L'entreprise n'était pas sans dangers, car, à l'embouchure du fleuve, il fallait passer sous le canon d'une forteresse turque; mais Stenka était homme à tout risquer, et il allait partir avec quatre bateaux qu'il s'était procurés, lorsqu'il sut que son parrain l'ataman Kornilo Iakovlef se disposait à l'arrêter. En effet, l'ataman, mal disposé à l'égard des gueux, s'était souvenu des défenses du tsar, et prétendait empêcher tout acte d'hostilité contre les Turcs, alors en paix avec la Russie. Stenka fut obligé de changer ses plans. Au lieu de descendre le Don, il le remonta le plus rapidement qu'il put, non toutefois sans s'arrêter de temps en temps pour piller les fermes de quelque

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Vдалые молодпы, les garçons aventureux, c'était ainsi qu'on appelait par honneur les Cosaques engagés dans quelque expédition entreprise pour leur propre compte. Je me servirai du mot aventuriers, dans le sens qu'il avait au xvi° siècle, lorsque le capitaine Molard, et le baron d'Alégre,compagnons de Bayard, étaient fiers de commander aux aventuriers. 2 Diminutif de Stenka, qui est déjà un diminutif de Stepan, Étienne. Les Russes, et surtout les Cosaques, affectionnent les diminutifs.

riche Cosaque. Pour ces méfaits, l'ataman envoya un fort parti à sa poursuite, mais, en bon parrain, il prit soin qu'on ne pût atteindre son filleul. Stenka parvint donc, sans encombre, au point où le Don, coulant de l'ouest à l'est, tourne brusquement au sud, et n'est plus séparé du Volga que par une chaussée naturelle large d'une cinquantaine de verstes. Alors probablement les aventuriers s'engagèrent dans l'Idovla; puis il leur fallut abandonner leurs barques, ou peut-être les traîner, opération familière aux Cosaques à cette époque. Enfin Stenka atteignit la rive droite du Volga. Déjà quelques-uns de ses confidents l'avaient précédé. Ils s'étaient établis dans le petit fort de Katchalinsk, lieu de rendez-vous ordinaire pour les pirates du Volga, et connu à cette époque sous le nom de la ville des bandits. En quelques jours Stenka réunit dans son camp près de trois mille hommes, Cosaques, flibustiers, serfs fugitifs. Il s'empara d'un certain nombre de barques. Ses gens étaient pleins d'ardeur et d'espérance, il savaient que la caravane da printemps allait passer sous peu de jours.

On appelait caravane, les bâtiments qui descendaient et remontaient le Volga de conserve, pour en imposer aux pirates cosaques ou russes, ainsi qu'aux hordes de nomades, Tartares et Calmouks, qui infestaient les rives du fleuve. Deux fois par an, au printemps et à l'automne, une espèce de flotte partait de Nijni pour Astrakhan. Elle portait des provisions de toute espèce aux villes riveraines; elle avait à bord les fonds du gouvernement, des exilés qu'on déportait à Astrakhan, et toujours une escorte assez nombreuse de strélitz. Beaucoup de marchands se joignaient à la caravane pour profiter de sa protection. Cette fois un gros bateau appartenant au patriarche, et très-richement chargé, descendait le fleuve sous la surveillance d'un moine, car il paraît que le patriarche ne dédaignait pas de s'occuper d'affaires commerciales. Tout ce convoi voguait en parfaite sécurité, persuadé que les pirates, qui arrêtaient des barques isolées, n'oseraient jamais s'attaquer à une flotte portant le pavillon du tsar et celui du patriarche. Les aventuriers du Don ne respectaient rien. Entre Panchine et Tsaritsyne ils se montrèrent tout à coup, et, sans laisser à la flottille le temps de se mettre en défense, ils ramèrent vigoureusement pour la joindre, en criant: «Nous n'en voulons qu'aux chefs et aux messieurs!» Stenka aborda lui-même le vaisseau du patriarche, et d'un coup de sabre abattit la main du moine qui le montait. Quelques matelots, qui faisaient mine de se défendre, furent tués ou pendus aux vergues. Le commandant de la caravane, les officiers et les gardiens des fonds du gouvernement eurent le même sort; quelques-uns furent au préalable

mis à la torture pour qu'ils découvrissent l'argent monnayé annoncé aux pirates. Quant aux simples matelots, aux strélitz et aux condamnés, Stenka leur dit : « Vous êtes tous libres. Je ne vous retiendrai pas. « Celui qui me suivra deviendra un libre Cosaque. Je suis venu pour «<exterminer les boyards et les riches. Je partage tout avec les pauvres « gens. » Ce discours fut accueilli par une acclamation; tous les condamnés, recrue précieuse, et la plupart des matelots et des strélitz répondirent qu'ils le suivraient au bout du monde.

C'est ainsi que les relations officielles racontent la prise de la caravane d'Astrakhan; mais les pêcheurs du Volga ont poétisé l'aventure. Stenka, disent-ils, possédait un feutre magique à deux fins, car tantôt il s'en servait pour voguer sur l'eau, tantôt pour voler dans l'air. Dès qu'il voyait un bateau sur le Volga, il s'envolait sur son feutre, juste au-dessus du bâtiment, puis il s'abattait sur sa proie comme un épervier, en criant: Saryn na kitchkou. Ces paroles magiques avaient la vertu d'arrêter le navire mieux que l'ancre la plus forte, et, de plus, changeaient en pierre l'équipage. Alors les camarades de l'ataman n'avaient plus que la peine d'emporter ce qu'ils trouvaient à leur convenance. J'ignore à quelle langue appartiennent ces mots magiques, mais longtemps après Stenka, et jusqu'au règne de l'empereur Paul, qui extermina les pirates du Volga, Saryn na kitchkou, était le cri des voleurs en attaquant les navires marchands. A ces mots terribles il fallait, sous peine de la vie, se jeter à plat ventre, jusqu'à ce que les brigands eussent abandonné le navire.

La caravane d'Astrakhan avait donné des bateaux, des armes et des munitions aux aventuriers. Ils continuèrent hardiment leur course en descendant le fleuve. Le voiévode de Tsaritsyne, ville fortifiée, se mit d'abord en devoir de les canonner, mais pas un canon ne prit feu, grâce à quelque opération magique, ou à quelque présent offert au voiévode. Stenka ne s'arrêta que le temps nécessaire pour se faire donner une forge et des outils, qui lui furent délivrés gracieusement. Il passa de la même façon devant Tchernyi Iar, puis, pour éviter Astrakhan, il engagea sa flotte dans un des bras orientaux du Volga, qui la porta dans la mer Caspienne. La première partie de son expédition était accomplie, mais la plupart de ses bateaux avaient besoin de grandes réparations pour être en état de tenir la mer, et tout le reste de l'année devait être employé à ces travaux. Pour s'y livrer sans être troublé, il fallait un port. Les aventuriers, naviguant le long de la côte, parvinrent à l'embouchure de l'Iaïk, aujourd'hui l'Oural. Une forteresse gardée par des strélitz défendait l'entrée de la rivière. Stenka se fit débarquer, et,

suivi seulement de trois Cosaques résolus, s'approcha de la porte et demanda pour lui et ses compagnons la permission de faire leurs dévotions dans l'église. La porte ouverte, les quatre Cosaques mirent le sabre à la main, et, promptement secourus par leurs camarades, désarmèrent le poste. Une partie de la garnison se déclara pour eux et les aida à massacrer un petit nombre de strélitz qui couraient aux armes. Tous les officiers et tous les soldats qui avaient fait résistance furent mis à mort, non par les Cosaques, mais par les traîtres qui venaient de se déclarer. On rapporte qu'un seul de ces déserteurs coupa de sa main la tête à cent seize de ses anciens camarades. Quant aux survivants, Stenka leur fit la même allocution qu'aux matelots du Volga. Il ne contraignait personne, et les strélitz étaient libres de devenir Cosaques avec lui, ou de se retirer à Astrakhan. Quelques-uns, assez simples pour accepter le dernier parti, se mirent en marche pour gagner le Volga au travers de la steppe; mais, poursuivis bientôt par les Cosaques, ils furent tous taillés en pièces.

Ce fut dans cette petite place que Stenka résolut de passer l'hiver qui approchait; mais d'abord il fit amitié avec les Calmonks qui campaient aux bords de l'laïk, en les aidant à détruire une horde de Mongols établie sur la côte. Stenka, dans cette expédition, gagna du bétail, des esclaves, et fit un commerce d'échange pour s'approvisionner chez les Calmouks ses nouveaux amis.

Cependant le prince Prozorofski, voiévode d'Astrakhan, avait appris avec beaucoup d'inquiétude l'arrivée de nouveaux Cosaques dans son voisinage. N'osant les attaquer dans leur fort, il leur envoyait tantôt des espions tantôt des parlementaires, mais tous étaient mal reçus. Les uns étaient jetés dans un trou fait dans la glace du fleuve, d'autres pendus; les plus heureux s'en tiraient après avoir été rudement bâtonnés. Au milieu de l'hiver, quelques Cosaques du Don, arrivant de Moscou, passèrent par Astrakhan, porteurs d'une lettre du tsar pour leur ataman. C'était une lettre de grâce, comme on disait alors, contenant un pardon des méfaits passés, sous promesse de soumission. Il paraît que ces sortes de lettres, toujours nécessaires avec les Cosaques, s'expédiaient en blanc à l'ataman, probablement pour qu'il les remplît et en fît l'usage qu'il croirait utile. Le voiévode d'Astrakhan envoya les Cosaques avec la lettre de grâce à Stenka, et en même temps les chargea de ses instructions. Pour bien marquer la différence qu'il faisait entre les fonctionnaires du gouvernement et ses camarades les Cosaques, Stenka reçut ces nouveaux messagers avec honneur et les introduisit dans le cercle. Les Cosaques montrèrent la lettre du tsar, et déclarèrent que tout s'arran

gerait, pourvu qu'on remît au voiévode les strélitz déserteurs. Quant aux Cosaques, ils étaient amnistiés et libres de retourner aux bords du Don. Stenka répondit fièrement : « Quand le tsar me fera l'honneur de «< m'écrire à moi-même, je m'empresserai d'exécuter ses ordres, mais le « voiévode d'Astrakhan n'aura rien de moi!» Tout le cercle applaudit, et les Cosaques députés rejoignirent Astrakhan, publiant les louanges de l'ataman des aventuriers.

Le 23 mars 1668, les aventuriers se lancèrent dans la mer Caspienne; on ne sait ni le nombre, ni la force de leurs vaisseaux; la plupart étaient des barques légères gréées tant bien que mal. Ils avaient quelques canons de bronze, ou plutôt de petits fauconneaux; mais, depuis le capitaine jusqu'au dernier Cosaque, tous ces hommes étaient enflammés d'un enthousiasme guerrier ou religieux. Faire la guerre à des musulmans, c'était, pour la plupart, une ample expiation des petites peccadilles qu'ils s'étaient permises à l'égard de leurs compatriotes, sur le Volga et l'Iaïk. Ils croyaient à la fortune de leur chef, et ni les fatigues, ni les cruelles privations qui les attendaient, ne devaient les rebuter. Tout l'été et une partie de l'automne de 1668 se passa en expéditions sur la côte occidentale de la mer Caspienne, depuis le Daghestan jusqu'au sud de Bakou. Prévenant la renommée de leurs exploits par la rapidité de leurs mouvements, ils débarquaient, attaquaient les villes et les villages, les pillaient, puis les brûlaient. Lorsqu'ils ne trouvaient rien de mieux, ils enlevaient des hommes pour les vendre comme esclaves. Tantôt pliant sous le poids d'un riche butin, tantôt poursuivis chaudement par des peuplades belliqueuses, ils regagnaient leurs vaisseaux pour recommencer plus loin. Quelquefois, dans le palais d'un prince persan qu'ils avaient tué ou mis à la chaîne, ils célébraient de longues orgies, et le lendemain ils étaient réduits à boire de l'eau saumâtre et à manger de la farine de millet crue, à peine délayée. Aux approches de la mauvaise saison, Stenka chercha un hivernage. Il s'établit dans une petite île que les auteurs russes nomment l'île aux Porcs (свиный острогь), s'entoura de fossés et de palissades, et logea ses gens sous des huttes de boue et de roseaux. Toutefois il sut mettre à profit cet intervalle d'inaction en échangeant ses prisonniers musulmans contre des esclaves chrétiens. Il ne donnait, dit-on, qu'un seul musulman contre trois ou quatre chrétiens. Ce trafic venait à propos pour recruter ses équipages fort affaiblis par les maladies et les combats, et sa réputation s'en augmenta. Le corsaire passa pour un croisé, pour un héros de la foi. Les Russes se disaient que le tsar n'avait pas un vaisseau dans la mer Caspienne pour défendre ses sujets contre les

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