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DES SAVANTS.

JUILLET 1861.

Вунтъ СтенЬКИ РАЗИНА.

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RÉVOLTE DE STENKA RAZINE, par M. Kostomarof. Saint-Pétersbourg, 1859, 2° édition. Relation des particularités de la rébellion de Stenka Razine, précédée d'une introduction et d'un glossaire, par le prince A. Galitzine.

Le nom de Stenka Razine est à peine connu en France; en Russie il réveille des souvenirs de carnage, de vengeances atroces, de saturnales sanguinaires. Vers la fin du xvII° siècle, Stenka Razine, un Cosaque du Don, fut le chef d'une grande révolte de paysans. Il souleva les provinces qu'arrose le Volga, et se montra non moins audacieux, non moins féroce que le gladiateur thrace qui fit trembler Rome. L'histoire de Russie compte plus d'un Spartacus, et les insurrections de serfs qui s'y sont renouvelées de siècle en siècle pourraient être comparées aux crises périodiques d'une grande maladie. Dans leurs traditions, toujours empreintes de poésie orientale, les paysans russes racontent que Stenka Razine n'est pas mort, car il avait des livres noirs, il était magicien. Il disparut en 1671, mais en 1773 il est revenu; alors il s'appelait Pougatchef. Il a brûlé Kazan, massacré 12,000 familles de la noblesse dans les provinces méridionales : il eût pris Moscou, s'il n'eût été trahi. Il n'a pas été roué vif, mais il s'en est allé par delà la mer Bleue. Stenka Razine n'est point mort en Pougalchef; il vit et attend l'heure d'une nouvelle incarnation.

M. Nicolas Kostomarof, auteur de travaux historiques et archéolo

giques très-estimés, a écrit la vie de ce héros sauvage. Il s'est appliqué à recueillir non-seulement tous les documents imprimés et manuscrits que pouvaient fournir les bibliothèques et les archives de Russie, mais encore il a consulté les traditions locales et même les chansons populaires, qui souvent, mieux que les témoignages officiels, font connaître les sentiments et les passions des masses. On s'aperçoit que M. Kostomarof est un élève de Mac-Aulay. De même que son illustre modèle, il croit que l'historien, sans perdre rien de sa gravité de juge, peut et doit faire des emprunts au drame et à la poésie. L'emploi réfléchi et habile de ces ornements ne nuit point à la vérité; elle y gagne, au contraire, lorsqu'ils sont choisis avec art et discernement, de même que, dans un portrait, l'exécution habile et fidèle des accessoires ajoute à la ressemblance de la figure principale. On pourrait peut-être reprocher à M. Kostomarof de mêler un peu trop souvent des dialogues au récit; mais, outre que le génie de la langue russe admet facilement cette forme de narration, elle fournit à l'écrivain l'occasion de faire connaître le langage et la tournure d'esprit du peuple, ou plutôt de la société cosaque, dont il paraît avoir fait une étude toute particulière.

Les Cosaques n'ont jamais formé une nationalité distincte, mais leurs mœurs et leurs institutions les séparent du reste du peuple russe. La cosaquerie, pour rendre par un seul mot ce que les Russes entendent par Kазачество, est le genre de société, de gouvernement, d'organisation politique, que le paysan russe comprend d'instinct, pour ainsi dire, auquel il se plie le plus facilement, et qu'il regarde probablement comme le meilleur. Selon les provinces qu'elles occupaient, les différentes fractions des Cosaques se qualifiaient d'armées. Il y avait l'armée du Dniepr, l'armée du Don, de l'Iaïk, etc. Chacune de ces armées se divisait en petits camps ou villages, nommés stanitsas. La terre autour de la stanitsa, les troupeaux qui paissaient ses prairies, formaient la propriété indivise de la commune. A des époques déterminées, des partages égaux avaient lieu pour la culture; mais chacun recueillait le fruit de son travail et pouvait augmenter sa part dans le fonds commun par son industrie particulière. Tout homme était soldat et tenu de prendre les armes à la voix du chef que le suffrage public avait désigné. Il y en avait un pour chaque expédition, auquel on donnait le nom de capitaine errant, атамань кочевой, distinct de l'ataman, ou chef politique à vie, de toute l'armée. Ce capitaine avait sous ses ordres un adjoint ou lieutenant, есяуль, puis des centainiers, des cinquantainiers, des dizainiers. Pendant la paix, l'administration de chaque stanitsa appartenait aux anciens, старчини; mais toute résolution de quelque importance devait être

soumise à une discussion, où tous les hommes de la communauté pouvaient prendre part et voter. L'assemblée politique ou administrative s'appelait le cercle кругь. Point de lois écrites, le cercle étant la loi vivante, conservant et augmentant les traditions. Il laissait d'ailleurs à l'individu la liberté la plus complète, dès qu'elle n'était pas nuisible à la communauté. A l'égard de l'étranger, tout, ou presque tout, était permis. De telles institutions trouvent des fanatiques parmi les hommes les plus rebelles en apparence à toute discipline. A la fin du xvir° siècle les flibustiers en avaient de semblables.

On ignore l'époque de la première organisation des Cosaques, cependant il y a grande apparence qu'elle est contemporaine de la conquête des Tartares. La petite république des Zaporogues, dans les îles et sur les bords du Dniepr, semble être le modèle d'après lequel se sont formés les autres gouvernements cosaques, car leur dialecte, le petit-russien, a laissé des traces chez les Cosaques les plus éloignés de l'Ukraine. Il n'est pas douteux que les premiers soldats qui s'établirent dans les îles du Dniepr ne fussent animés d'un sentiment patriotique et religieux. Leurs premiers exploits contre les Tartares et les Turcs furent une protestation des chrétiens vaincus contre leurs oppresseurs musulmans. A force de guerroyer pour la foi, ils aimèrent la guerre pour elle-même, et le pillage devint le but principal de leurs expéditions. A défaut de Tartares, leurs voisins russes ou polonais étaient impitoyablement rançonnés. Autrefois les Cosaques se recrutaient de volontaires arrivant aux bords du Dniepr, les uns de la Grande Russie, les autres de la Lithuanie ou de la Pologne. L'association s'étendit; elle colonisa les rives du Don et y institua le régime des stanitsas et du cercle. Les tsars de Moscovie, tout en souffrant quelquefois des violences de ces nouveaux venus, voyaient avec plaisir se former sur leurs frontières une armée qui se battait pour eux, ne leur coûtait rien, et qui leur fondait des cités de soldats dans des steppes désolées. Du Don, les Cosaques portèrent des colonies le long du Volga, sur le Terek, sur l'Iaïk; ils conquirent la Sibérie. Aujourd'hui les descendants de ces mêmes hommes campent à l'embouchure de l'Amour et bordent la frontière chinoise. Les Cosaques du Don, conquérants d'une contrée soumise aux Tartares, s'étaient donnés à la Russie en 1549, mais ils jouissaient d'une indépendance réelle. Il est vrai qu'en temps de guerre ils fournissaient au tsar un corps de troupes; mais la guerre était leur métier, et pour eux un moyen de fortune. Ils nommaient eux-mêmes leurs atamans, se gouvernaient par leurs coutumes, et ne souffraient guère que le gouvernement de Moscou se mêlât de leurs affaires. Ils prétendaient même

au droit de faire la guerre sans prendre l'ordre du tsar, et, malgré ses injonctions, se livraient à la piraterie sur la mer Noire et même sur la mer Caspienne. En 1593, lorsque Boris Godounof institua le servage en Russie, par un oukase qui défendit aux paysans de changer de seigneur et de domicile, les Cosaques reçurent d'immenses recrues. Tous ceux qui voulaient vivre libres se réfugiaient dans une stanitsa, sûrs d'y trouver un asile. Dans leurs idées d'honneur, les atamans regardaient comme leur premier devoir de protéger les fugitifs. Aussi, le sujet le plus ordinaire des contestations entre le gouvernement de Moscou et les hordes du Don était la revendication des serfs. Tantôt exigée par les tsars, lorsqu'ils n'avaient point d'ennemi étranger à craindre, elle était éludée par les atamans; tantôt elle était oubliée en quelque sorte, dès que les services des Cosaques étaient devenus nécessaires. En fait, il passait pour impossible de reprendre un serf dès qu'il s'était fait adopter dans une stanitsa.

Il y avait toujours deux partis parmi les Cosaques, qu'on pourrait appeler le parti aristocratique et la faction démocratique, bien qu'il n'y eût point de noblesse parmi eux. Les Cosaques anciennement établis, possédant une fortune acquise, soit par la course, soit par leur industrie, ne voyaient point de bon œil les nouveaux venus étrangers au pays. Les premiers prêchaient dans le cercle le respect des traités et l'obéissance au tsar; les autres, au contraire, se déclaraient pour tous les partis violents, appuyaient les audacieux qui rêvaient quelque expédition hasardeuse, et se souciaient peu de compromettre les priviléges de l'armée du Don, à force d'en abuser. Par mépris, les vieux Cosaques appelaient les nouveaux venus la nudité, la gueuserie, голь, et ce nom, comme celui de Gueux en Flandre avait fini par être porté fièrement par la faction contraire. La classe des Cosaques pauvres, qui se recrutait sans cesse de fugitifs, haïssait le gouvernement russe et obtenait la sympathie des serfs qui n'osaient pas briser leur chaîne. La condition de ces derniers était déplorable: dans un temps où la vie d'un homme libre n'était comptée que pour peu de chose, un esclave était moins qu'une bête de somme, et certainement plus misérable. La rudesse des mœurs, la dureté des maîtres, n'était égalée que par la férocité des lois. Un exemple suffira pour montrer ce qu'était la législation de cette époque. Le serf était responsable des dettes de son maître. Si le seigneur ne payait pas ses créanciers, le serf était mis en prison et tous les jours bâtonné devant la maison de justice, jusqu'à ce que le débiteur eût soldé, ou que le créancier eût abandonné ses droits. Dans leur misère, les serfs étaient témoins de la liberté des Cosaques, qui parlaient la

même langue qu'eux, qui avaient la même origine. Qu'on ne s'étonne point que, dans leur désespoir, ils fussent disposés à accepter pour leurs libérateurs les Cosaques qui venaient piller leurs maîtres. Rarement un esclave ose concevoir l'idée de conquérir sa liberté, mais il est toujours prêt à aider l'homme libre qui se déclare son protecteur. Aussi, doiton remarquer que toutes les grandes insurrections de serfs qui ont éclaté en Russie ont été organisées par des Cosaques. Les faux Démétrius, Stenka Razine et Pougatchef en fournissent la preuve.

Stenka Timoféïéf Razine était un Cosaque du Don, d'une famille assez considérée, car son parrain Kornilo Iakovlef était ataman de l'armée, et son frère aîné commandait un régiment, en 1665, sous le prince Georges Dolgorouki, dans une guerre contre les Polonais. En campagne, les Cosaques mettent sous leur selle tout le butin qu'ils peuvent ramasser; lorsque les sangles deviennent trop courtes, ils jugent qu'il est temps de faire la paix. L'automne approchait et les Cosaques de Razine semblaient debout sur leurs chevaux. L'ataman demanda au prince Dolgorouki la permission de retourner dans son pays. Il croyait user de civilité, car il se considérait comme un allié très-indépendant, et, sur le refus du général, il prit son parti et quitta le camp russe avec sa troupe. On les poursuivit, on les rattrapa, et, pour l'exemple, l'ataman Razine fut pendu; ses deux frères, Stenka et Frolka, virent peut-être l'exécution et jurèrent de le venger.

Avant cet événement, selon la tradition des Cosaques, conservée par une ballade qui se chante encore aujourd'hui, Stenka Razine était déjà un guerrier fameux, redouté des Turcs et des Tartares. Trahi par la fortune, il était tombé entre les mains des infidèles et avait été jeté dans un cachot à Azof. On reconnaîtra le style des complaintes, qui se ressemblent en tout pays, à la description de la prison: «La porte est « de fer, la serrure pèse cent vingt livres, les gardes sont de fin acier, << et les verrous de bronze. » Passe auprès de la prison le tsar de Turquie: «Eh! sultan sultanovitch, lui crie Stenka, fais-moi donner à boire «et à manger, puis qu'on me pende ou qu'on me mette en liberté ! » Le sultan est en belle humeur; il délivre le prisonnier, lui fait de beaux présents, lui donne à boire des liqueurs d'outre-mer, et l'envoie à Moscou, la grand' ville de pierre. « Mais le Cosaque du Don aime mieux aller « rôder auprès de maman Volga; il n'entre pas dans la grand' ville de « pierre. » Le Volga est un nom féminin en russe, et les Cosaques l'appellent la petite mère, comme ils appellent le Don le père Don, fils de Jean, Дон'ь Ивановичь. Malheureusement pour l'authenticité de la tradition, la ballade cosaque est calquée sur un poëme serbe du cycle de

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