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les autres à Éleusis, l'asile où se célébraient les grands mystères, le temple de Cérès et de Proserpine, où était-il situé? Ce temple et ses dépendances couvraient un espace immense : c'était presque une ville. Il était entouré de deux enceintes sacrées, auxquelles donnaient accès deux propylées successifs placés chacun dans un axe différent, afin que, du dehors, un œil curieux ne pût, même de loin, entrevoir les mystères. L'intervalle de la première à la seconde enceinte était rempli de statues et d'édifices religieux. Enfin, le temple était si vaste, qu'il pouvait contenir trente mille personnes; c'est Vitruve qui le dit, et il ajoute que l'architecte du Parthénon, Ictinus, en était l'auteur. Voilà bien des raisons pour que, depuis longtemps, les antiquaires et les artistes aient un ardent désir de faire déblayer et décrire les fondations d'un édifice aussi extraordinaire.

C'est ce travail qu'a entrepris M. François Lenormant, et qu'il a, en partie, mené à bonne fin, malgré l'exiguïté des moyens mis à sa disposition. Il est vrai que le roi Othon, ne voulant pas rester étranger à l'œuvre du gouvernement français, s'est chargé des expropriations, et a fait, à ses frais, l'acquisition d'environ douze maisons, qu'il fallait absolument démolir avant de rien entreprendre.

Jusqu'ici cet obstacle avait tout empêché. Une commission d'architectes anglais, envoyée par la société des Dilettanti, avait bien reconnu, vers le commencement du siècle, l'emplacement du grand temple, des deux propylées et d'un sanctuaire de Diane Propylæa, bâti en avant des propylées de l'enceinte extérieure, mais ces explorations avaient été rapides et sommaires. Exécutées de distance en distance, au moyen de sondages partiels, elles n'avaient donné que des résultats incomplets et approximatifs. C'est à un déblayement total et continu qu'on a procédé cette fois.

Les fouilles ont mis à découvert :

1° Les substructions du temple de Diane Propylæa et la grande place pavée en marbre, au milieu de laquelle il était bâti, place qui s'étend en avant des propylées de l'enceinte extérieure;

2o Les substructions de ces mêmes propylées, grand édifice entièrement construit en marbre pentélique, d'ordre dorique sur ses deux faces, avec colonnade ionique à l'intérieur, reproduisant, à peu de chose près, le plan, les dimensions et l'ornementation des propylées de l'Acropole d'Athènes, mais violemment détruit par l'invasion des Goths, et ne conservant en place sur leurs bases que quelques tambours de

colonnes seulement;

3° La partie du mur d'enceinte faisant face à la place pavée en

marbre;

4° L'espace compris entre les deux enceintes, sur une largeur correspondant à la partie déblayée du mur extérieur, et dans une direction qui rejoint les propylées de la seconde enceinte;

5° Ces propylées eux-mêmes, édifice plus petit que les premiers propylées, mais d'un travail beaucoup plus élégant et construit sur un plan et dans un style de la plus grande originalité.

Là se sont arrêtées les fouilles. Elles sont donc parvenues jusqu'à l'entrée du mystérieux parvis, jusqu'aux abords du temple : le siége est fait; il n'y a plus qu'à pénétrer au cœur même de la place.

Le résultat de ce grand travail, qui n'a pas demandé moins de cinq à six mille mètres cubes de déblais, est d'avoir, pour la première fois, fait clairement connaître le plan et les dispositions du vaste ensemble de constructions dont se composait le principal temple d'Éleusis; d'avoir plus particulièrement, dans l'espace compris entre les deux propylées, mis au jour un nombre considérable d'inscriptions et de fragments de sculpture; d'avoir fait découvrir un puits antique, qui, selon toute apparence, doit être ce fameux puits nommé Callichoron, autour duquel les initiés exécutaient de si belles danses en l'honneur de Cérès et de sa fille d'avoir, enfin, ce qui touche essentiellement à l'histoire de l'art, donné des notions précises sur ces deux édifices servant tous deux de propylées, bien que de caractères si différents. Le premier, en effet, a cela de remarquable que, tout en reproduisant trait pour trait l'architecture des propylées de l'Acropole d'Athènes, il n'a pu être construit que sous la domination romaine, et postérieurement au règne d'Hadrien, c'est-à-dire lorsque, de tous côtés, en Grèce, on ne bâtissait plus que dans le style composite, pratiqué et propagé par les légions romaines. Cette fidélité ou ce retour accidentel à une architecture hors d'usage depuis plusieurs siècles n'est pas un fait sans exemple. Aussi bien en Grèce que chez nous, on a plus d'une fois fait de l'archaïsme volontaire; mais il n'en est pas moins intéressant d'en acquérir une preuve de plus. Quant aux seconds propylées, ils présentent une anomalie encore plus curieuse. La frise est ornée de métopes et de triglyphes, comme dans un entablement dorique, et les colonnes sont d'ordre corinthien. Nous ne pensons pas qu'un tel mélange ait été signalé souvent. Et ce n'est pas tout ces colonnes corinthiennes portent des chapiteaux très-élégants, sans doute, mais très-extraordinaires. Ils sont décorés, aux quatre angles, de figures de lions ailés. Ces lions ont au front des cornes de bélier; ils sont d'un type fier et monumental; leurs ailes déployées pla

nent sur la corbeille et en couronnent les feuilles d'acanthe de la façon la plus hardie. Avec moins de perfection de ciseau, on rencontre parfois des combinaisons de ce genre dans quelques chapiteaux de l'époque byzantine; et, d'un autre côté, certains détails non moins capricieux, e profil insolite des modillons de la corniche, par exemple, les symboles du culte de Cérès sculptés dans les métopes, semblent nous transporter en pleine renaissance italienne. Ce qu'il y a peut-être de plus remarquable dans ce monument, c'est qu'il soit antique; et cependant la date n'est pas douteuse : cette sculpture appartient à la plus franche antiquité. Une inscription latine se lit sur l'architrave : elle nous apprend que la construction a été faite aux frais d'Appius Clodius Pulcher, frère aîné du fameux Clodius, l'ennemi de Cicéron; et Cicéron lui-même, dans une lettre à Atticus, fait allusion à l'érection de l'édifice. Rien n'est donc plus authentique; les deux propylées d'Éleusis ont cela de particulier, que les uns semblent d'un style plus récent que leur âge, et que les autres sont d'un âge moins ancien que leur style.

Nous ne parlons pas seulement par ouï-dire de ces particularités. Le chapiteau aux lions ailés et cornus fait partie des objets exposés à l'école des Beaux-Arts; on peut en admirer le galbe élégamment étrange. M. F. Lenormant a aussi fait mouler un fragment du chapiteau dorique et du chapiteau ionique provenant des propylées extérieurs. Mais là se bornent les emprunts qu'il a faits à ses fouilles d'Éleusis. Les autres sculptures qu'il nous rapporte sont d'une autre origine. C'est d'abord la frise orier. tale du temple de Thésée à Athènes, grand morceau de haut-relief d'en viron douze mètres de long, qu'on ne connaissait encore que par des dessins plus ou moins inexacts; c'est, en outre, une série de stèles funéraires et d'autres fragments provenant soit du déblayement de l'acropole d'Athènes, soit du petit dépôt de sculptures établi dans le temple de Thésée; c'est enfin le torse d'une statue colossale et du plus ancien style, trouvée par M. F. Lenormant aux environs de Mégare.

Nous nous arrêterons devant ce monolithe si rudement taillé, si grandement conçu, devant ce corps humain de forme si étrange, si élancé et si puissant. Aucun autre morceau de cette collection ne cause une impression si vive et ne donne plus à penser. Est-ce de l'art, de l'art mesuré, équilibré, assoupli, du véritable art grec, en un mot? Non; c'est un grand parti pris. Cette poitrine est d'une ampleur et surtout d'une élévation sans exemple; mais aussi quelle puissance de respiration! Cette taille est trop mince, ces hanches trop effacées; mais quelle souplesse et quelle agilité! Ces cuisses, au contraire, sont démesurément grosses, presque aussi grosses que le corps; mais comme cet homme

doit courir! quelle énergie, quelle ampleur musculaire! Tout d'abord vous vous révoltez de ces qualités excessives, de cette façon outrée d'exprimer les choses, de cet oubli systématique de la nature; puis peu peu, sans vous plaire à ce genre d'idéal, vous vous y façonnez, vous en pénétrez le secret. Qui sait même si ces formes, en apparence imaginaires, n'ont pas leur type quelque part, et, par exemple, en Orient? Chez les jeunes Indiens, la poitrine, les hanches, les reins, ne sont-ils pas construits à peu près de la sorte? et n'est-ce point quelque reste de souvenirs d'Asie que ce dieu de marbre découvert à Mégare?

Quel effet devait-il produire, lorsqu'il avait des bras, des mains, des jambes, des pieds et une tête? on ne saurait le dire. Notez que les mains étaient collées contre les cuisses, les déchirures du marbre l'indiquent clairement, que les pieds étaient, probablement plats et allongés, la tête inanimée, tout au moins grimaçante et certainement roide à en juger par ces fragments de tresses qui retombent en forme de bourse sur la partie supérieure du dos, et qui devaient comme enchaîner la tête sur les épaules dans une sorte de carcan. On peut donc supposer que la statue complète était d'un caractère encore plus primitif, plus rude, plus hiératique que le tronçon qui nous en est resté. En général, les figures archaïques ont plus à gagner qu'à perdre à la destruction de leurs extrémités, car c'est presque toujours dans les mains, dans les pieds, dans les traits du visage, que se trahit particulièrement soit l'inexpérience, soit la servitude de l'artiste. Quand ces détails n'existent plus, le spectateur les rétablit par l'imagination, il achève la statue, et, malgré lui, il la complète avec un certain degré de vie et de naturel qui réagit sur ce qui reste et le met en valeur. Tout au contraire, quand il s'agit des œuvres d'un autre âge, d'un siècle de savoir, c'est avant tout dans les extrémités que brille l'originalité, la justesse et la vérité du travail, la supériorité du maître, en un mot. Décapiter une œuvre de ce genre, lui couper les jambes ou les bras, c'est plus que la déshonorer, c'est la détruire dans sa partie la plus vitale, dans sa distinction, dans sa noblesse, toutes choses que l'imagination du spectateur est impuissante à restituer. Ici point de regrets de ce genre; notre colosse de Mégare est trop franchement archaïque pour qu'il perde beaucoup à n'être pas complet. Sa mutilation n'est un sérieux malheur que pour l'archéologie; au point de vue de l'art, on peut en prendre son parti.

Quel est, au juste, l'âge de cette sculpture? Nous n'oserions le dire, mais on ne risque rien à remonter très-haut. C'est de l'archaïsme de bon aloi, sans supercherie possible. Nous n'en dirions pas autant du petit Mercure en bas-relief qui porte le n° 10. Ce vieux style, un peu mes

quin et maniéré, a donné lieu, sous l'époque romaine, à bien des contrefaçons, tandis que jamais la mode n'a remis en honneur quelque chose qui ressemble à ce torse. Le prix de la découverte est dans l'extrême rareté et l'évidente vétusté de l'œuvre. On peut se hasarder à dire que c'est un des plus anciens fragments de sculpture grecque jusqu'à présent

connus.

M. François Lenormant y voit un Apollon pythien, et les raisons qu'il en donne sont tout au moins plausibles. Il se fonde sur l'opinion de Letronne et de Panofka en matière d'Apollons archaïques, et sur l'analogie frappante qu'on remarque en effet entre ce colosse et deux antiques célèbres, la statuette du cabinet Pourtalès, dite de Polycrate, et la statue trouvée par M. de Prokesch à Tenée, près de Corinthe, et conservée maintenant au musée de Vienne. Notre dessein n'est pas de disserter à ce sujet. Déterminer à quel personnage appartient un torse absolument nu, sans aucun attribut apparent, c'est toujours quelque chose d'assez conjectural; et cependant, ici, cette nudité même est un indice presque certain. Un dieu seul, à l'époque où a été sculpté ce marbre, pouvait être ainsi représenté, car il n'était encore question ni d'athlètes ni même de héros, et, parmi tous ces dieux que la pudeur des premiers âges couvrait encore de vêtements si amples et si chastes, lequel pouvait s'en passer, lequel osait-on montrer nu, sans voile et sans tunique, si ce n'est le radieux Apollon, le dieu du jour, le soleil sans nuages, dont les flèches c'est-à-dire les rayons frappent et dissipent les vapeurs de la terre? Quel que soit le mérite de cette conjecture, un fait ressort de la découverte de ce torse, un de ces faits qu'il faut enregistrer dans l'intérêt de l'histoire de l'art, c'est l'existence d'une statue entièrement nue dans l'âge le plus primitif de la statuaire grecque, à une époque où Vénus elle-même n'était représentée par la sculpture que drapée au moins jusqu'à mi-corps.

Si de ce torse archaïque nous passons à la frise du temple de Thésée, nous franchissons non-seulement plusieurs siècles, mais tous les tâtonnements de l'art à son enfance. Que d'études, que d'observations, que d'efforts accumulés ne suppose pas l'exécution d'une telle sculpture! Que de chemin parcouru pour en arriver là! Le ciseau peut produire des œuvres plus sublimes, des effets plus éclatants, il ne peut guère créer quelque chose de mieux conçu, de mieux étudié, d'un rhythme à la fois plus sobre et plus véhément. L'art est ici parvenu, ce nous semble, à sa complète maturité; aussi nous ne pouvons nous défendre d'un certain doute, d'une certaine hésitation, au sujet de la date que la tradition assigne à cette frise.

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