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qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je dois faire; et ainsi je serais entièrement «libre sans jamais être indifférent. »>

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Ailleurs, dans les Principes de philosophie, il dit fort nettement que la perfection de l'homme est d'agir avec volonté, c'est-à-dire avec liberté, parce qu'ainsi l'homme est l'auteur propre de ses actions et capable de mériter1. Il range la liberté parmi les vérités de sens commun2. A l'argument de la prescience et de la préordination divine, il répond qu'il serait absurde, à cause d'une chose que nous ne comprenons pas et que nous savons être incompréhensible, de douter d'une chose dont nous avons l'expérience en nous-mêmes : « Nous n'aurons point du tout de peine à nous délivrer de cette difficulté, si nous remarquons que notre pensée est finie, et que la toute-puissance de Dieu, par laquelle il a << non-seulement connu de toute éternité ce qui est ou peut être, mais <«< il l'a aussi voulu, est infinie; ce qui fait que nous avons bien assez d'intelligence pour connaître clairement et distinctement que cette puis"sance est en Dieu, mais que nous n'en avons pas assez pour com« prendre tellement son étendue, que nous puissions savoir comment elle

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« laisse les actions des hommes entièrement libres et indéterminées; et « que, d'autre part, nous sommes aussi tellement assurés de la liberté et

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« de l'indifférence qui est en nous, qu'il n'y a rien que nous connaissions pius clairement, de façon que la toute-puissance de Dieu ne nous doit « pas empêcher de la croire. Car nous aurions tort de douter de ce que << nous apercevons intérieurement et que nous savons par expérience <«< être en nous, parce que nous ne comprenons pas une autre chose que «nous savons être incompréhensible de sa nature3. »

On pourrait citer bien d'autres passages tout aussi formels, surtout dans les lettres à la princesse Élisabeth 4. Descartes est si favorable à la liberté comme à la raison, que les calvinistes de Hollande prétendirent qu'il niait la grâce 5, et qu'Arnauld, cédant lui-même à l'esprit janséniste, finit par l'accuser de pélagianisme 6.

II. Après avoir tiré du sentiment de notre imperfection et de nos limites en tout genre l'idée d'un être infini et parfait, et de l'idée de cet être la certitude de son existence réelle, Descartes prétend également conclure de notre durée et de notre conservation la nécessité d'un Dieu qui nous conserve après nous avoir faits; et, selon lui, Dieu ne

Tome III de notre édition, traduction de l'abbé Picot.

p. 670.

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85. Ibid.
page
T. IX de notre édit. 368.
p.

88.

3 Ibid.
page
5
Baillet, Vie

de Descartes, liv. VII, ch. vi, p. 514. • Arnauld, OEuvres complètes, t I,

peut procurer la conservation d'un être créé qui, n'existant pas par luimême, ne peut aussi subsister par lui-même que d'une seule manière, par une création renouvelée et continuée1. Cette théorie de la création continuée, qui ne joue pas un grand rôle dans la métaphysique cartésienne, a paru destructive de la liberté humaine, et rapporter à l'acte continu de la création la succession de nos propres actes. Mais, dans ce cas, la création elle-même serait contraire à la liberté de l'être créé; et, si la première création ne l'est pas, comment sa répétition et sa continuation le seraient-elles?

III. On reproche à Descartes d'avoir contribué à affaiblir l'admiration de la sagesse de Dieu en bannissant de la philosophie la recherche des causes finales. Nous répondons que Descartes n'a pas du tout banni la recherche des causes finales de la philosophie en général, mais seulement de la philosophie naturelle, c'est-à-dire des sciences physiques, et encore de certaines sciences physiques, telles que la physique proprement dite, la mécanique, l'astronomie, la géologie, parce qu'une telle recherche ne peut ici qu'égarer l'observation; et, en cela, il n'a fait autre chose que suivre Galilée et devancer Huygens et Newton, ou plutôt tous les physiciens modernes, tandis qu'il a lui-même admirablement pratiqué la recherche des causes finales dans d'autres sciences physiques, par exemple dans la physiologie. Il est donc 2 d'une évidente injustice de prétendre que la philosophie cartésienne, en enlevant l'étude des causes finales à certaines parties de la physique pour la transporter à la métaphysique et à la morale, nuisait par là au sentiment de la divinité, surtout quand on voit Descartes, même dans les Principes de philosophie, ouvrage de pure physique, rappeler sans cesse celui qui est le premier principe de tout mouvement, et dont la sagesse, aussi bien que la toute-puissance, se manifeste dans l'ordre et dans les lois générales de l'univers. Il montre que, sans vouloir atteindre à la connaissance des fins que Dieu s'est proposées dans la création du monde, en étudiant seulement les phénomènes livrés à nos regards et en ne recherchant que leurs causes immédiates, on peut contempler et admirer bien des attributs de Dieu visiblement répandus dans l'univers, et dont le premier est sa véracité, qui nous permet de

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1 III° méditation, t. I, p. 286.- Si nous avons établi clairement quelque chose, il nous semble que c'est cela, et nous croyons avoir démontré jusqu'à l'évidence que les accusations de Pascal et de Leibniz retombent sur eux-mêmes et les pourraient faire accuser à leur tour d'une très-médiocre bonne foi ou d'une légèreté extrême. (Contre Pascal, voyez nos Études sur Pascal, 5o édit. p. 132 et 133; contre Leibniz, Fragments de philosophie cartésienne, Correspondance inédite de Malebranche

nous fier à nos sens et à notre raison, et de croire avec certitude à la réalité du spectacle que nous offrent la terre et le ciel1.

IV. Descartes, partant de l'idée d'un être parfait et infini, créateur de l'homme et du monde, s'applique à le glorifier dans ses ouvrages; il répète souvent que ce n'est pas se faire une idée assez magnifique de ła puissance et de la sagesse de Dieu que de supposer dans l'univers du désordre, des défauts, des limites. On s'est emparé de ces mots, que l'univers n'a point de limites, et on y a vu les mondes infinis de Jordano Bruno; or, si l'univers est infini, il est éternel, il est incréé, et voilà le panthéisme et l'athéisme. Il n'y a qu'un défaut à cette belle accusation, c'est qu'elle n'a pas le moindre fondement, et que Descartes, semblant deviner le parti que vont tirer ses ennemis de ses paroles, ne les a pas plutôt laissées tomber de sa plume qu'il les explique avec une précision, une netteté, une rigueur, qui n'ont pas désarmé la calomnie, mais qui doivent éclairer l'impartiale postérité. Citons le passage entier, (Principes de philosophie, 1 partie, § 26 et 272): « Pour nous, en voyant des « choses dans lesquelles, selon certain sens, nous ne remarquons point « de limites, nous n'assurerons point pour cela qu'elles soient infinies, <<< mais seulement indéfinies. Ainsi, pour ce que nous ne saurions imaginer << une étendue si grande, que nous ne concevions en même temps qu'il « y en peut avoir une plus grande, nous dirons que l'étendue des choses « possibles est indéfinie. Et, pour ce qu'on ne saurait diviser un corps <«<en des parties si petites, que chacune de ces parties ne puisse être divisée en d'autres plus petites, nous penserons que la quantité peut <<< être divisée en des parties dont le nombre est indéfini. Et, pour ce que << nous ne saurions imaginer tant d'étoiles, que Dieu n'en puisse créer davantage, nous supposerons que leur nombre est indéfini, et ainsi << du reste. Et nous appellerons ces choses indéfinies plutôt qu'infinies, «< afin de réserver à Dieu seul le nom d'infini; tant à cause que nous «ne remarquons point de bornes en ses perfections, comme aussi à «< cause que nous sommes très-assuré qu'il n'y en peut avoir. » Déjà même, avant les Principes, Descartes avait parfaitement distingué l'indéfini de l'infini. Réponse aux premières objections sur les Méditations 3 : << Le savant docteur demande ici avec beaucoup de raison si je connais << clairement et distinctement l'infini; car, bien que j'aie tâché de préve<«<nir cette objection, néanmoins elle se présente si facilement à chacun,

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et de Leibniz, p. 369; surtout Journal des Savants, octobre 1850, p. 605-610.) Principes de philosophie, 1" partie, S 28 et 29, t. III, p. 81 de notre édition.

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2 T.

IIT,

P. 79 et 80. - 3 T. Î", p. 385 et 386.

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«qu'il est nécessaire que j'y réponde un peu amplement. C'est pour«quoi je dirai ici premièrement que l'infini, en tant qu'infini, n'est pas « à la vérité compris, mais que néanmoins il est entendu, çar entendre «clairement et distinctement qu'une chose est telle qu'on ne peut de << tout point y rencontrer de limites, c'est clairement entendre qu'elle « est infinie. Et je mets ici de la distinction entre l'indéfini et l'infini. Il «n'y a rien que je nomme proprement infini, sinon ce en quoi de «toutes parts je ne rencontre point de limites, auquel sens Dieu seul est «infini; mais, pour les choses où, sous quelque considération seulement, «je ne vois point de fin, comme l'étendue des espaces imaginaires, la multitude des nombres, la divisibilité des parties de la quantité ou « autres choses semblables, je les appelle indéfinies et non pas infinies, «parce que de toutes parts elles ne sont pas sans fin et sans limites. >> V. Mais le grand champ de bataille des adversaires de Descartes, leur point d'attaque favori est une définition de la substance, équivoque en effet, et que Descartes avait par mégarde hasardée dans les Méditations, où elle ne tient en rien au système établi, ne se lie à aucun principe, et n'est le principe d'aucune conclusion. Troisième Méditation 1 : « .. Une substance ou bien une chose qui de soi est <«capable d'exister. » Or, s'il n'y a de substance que celle qui de soi est capable d'exister, l'âme humaine n'est pas une substance, ni la matière non plus; ce ne sont alors que des phénomènes; il n'y a donc qu'une seule substance; en sorte que le spinosisme est au bout de cette définition. Aussi Descartes, comme pour venger d'avance sa mémoire et absoudre sa philosophie, s'est-il empressé de déclarer que, si, à la rigueur, la définition de la substance ne s'applique qu'à Dieu, il n'est pas moins très-raisonnable d'appeler substances des êtres créés, il est vrai, mais existants, sinon par leur propre nature, du moins très-réellement, doués de qualités et d'attributs, et qui, une fois en possession de l'existence, n'ont besoin, pour subsister jusqu'au terme qui leur a été assigné, que du concours ordinaire de Dieu. Et, encore une fois, il ne donne pas cette explication, pour se tirer d'affaire, dans quelque obscure correspondance, il l'inscrit avec éclat au front du grand livre des Principes, 1 partie, § 512: « Pour ce qui est des choses que nous con«sidérons comme ayant quelque existence, il est besoin que nous les « examinions ici l'une après l'autre, afin de distinguer ce qui est obscur d'avec ce qui est évident en la notion que nous avons de chacune. Lorsque nous concevons la substance, nous concevons seulement une

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* T. I, p. 279. — 1 T. III, p. 95,

<«< chose qui existe en telle façon qu'elle n'a besoin que de soi-même « pour exister. En quoi il peut y avoir de l'obscurité touchant l'explica«<tion de ce mot: N'avoir besoin que de soi-même; car, à proprement «parler, il n'y a que Dieu qui soit tel, et il n'y a aucune chose créée qui puisse exister un seul moment sans être soutenue et conservée «par sa puissance. C'est pourquoi on a raison dans l'école de dire que «<le nom de substance n'est pas univoque au regard de Dieu et des créa«<tures, c'est-à-dire qu'il n'y a aucune signification de ce mot que nous << concevions distinctement, laquelle convienne en même temps à lui et « à elles; mais, parce qu'entre les choses créées quelques-unes sont de «<telle nature qu'elles ne peuvent exister sans quelques autres, nous les « distinguons d'avec celles qui n'ont besoin que du concours ordinaire << de Dieu, en nommant celles-ci des substances et celles-là des qualités, << ou des attributs de ces substances. >>

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VI. A cette accusation s'en rattache une autre qui tombe avec elle. On prétend que Descartes, qui, par sa définition de la substance, ne devrait admettre qu'une seule substance, détruit par un autre côté encore la substantialité de l'âme et celle de la matière, en confondant l'âme avec la pensée et la matière avec l'étendue; ce qui, par un nouveau chemin, mène toujours au spinosisme, lequel, ôtant à la pensée et à l'étendue leurs sujets propres et distincts, les rapporte à un seul et même sujet, qui est Dieu. Mais Descartes n'a jamais dit que la pensée et l'étendue n'eussent pas leurs sujets, et que l'esprit et la matière ne fussent point des substances; loin de là, il dit, il répète le contraire; seulement il donne à ces deux substances, l'esprit et la matière, pour attributs principaux et constitutifs la pensée et l'étendue. Il conseille même d'étudier l'esprit dans la pensée et le corps dans l'étendue, pour les bien connaître; car on ne connaît les substances que par leurs attributs, par leurs attributs constitutifs et essentiels, et il a bien raison; mais, en même temps, il a soin d'avertir que c'est là une pure distinction que nous devons faire dans l'intérêt d'une connaissance plus approfondie, mais qu'en la faisant il ne faut pas perdre de vue les sujets réels, les substances dont la pensée et l'étendue dépendent; qu'autrement, on courrait risque de les prendre elles-mêmes pour des substances, tandis qu'elles sont seulement des attributs, des propriétés. «Quand nous « les considérons, dit Descartes 2, comme les propriétés des substances a dont elles dépendent, nous les distinguons aisément de ces substances, " et les prenons pour telles qu'elles sont véritablement; au lieu que, si

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