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pense. Ainsi je pense, donc je suis l'existence m'est donnée dans la pensée. Principe indubitable, qui est à Descartes le point de départ ferme et certain qu'il cherchait.

Maintenant, quel est le caractère de ma pensée ? C'est d'être invisible, intangible, impondérable, inétendue, simple. Or, si de l'attribut au sujet la conclusion est bonne, la pensée étant donnée comme l'attribut fondamental du sujet que je suis, la simplicité de l'une enferme la simplicité de l'autre ; et la simplicité, c'est ce qu'on appelle la spiritualité. Dès le second pas, la philosophie cartésienne arrive donc avec assurance à la spiritualité de l'âme, que toutes les autres philosophies n'atteignaient qu'après bien des circuits et avec beaucoup d'incertitudes.

Mais, en réfléchissant sur ma pensée, je la trouve bien souvent trèsfaible, pleine de limites et d'imperfections. Et moi, qui, jusqu'ici, n'existe que par elle, je dois être comme elle, et je me sens en effet borné et imparfait.

Or ce sentiment, cette idée claire et distincte d'imperfection et de limite en tout genre, m'élève directement à l'idée de quelque chose de parfait et d'infini : j'ai beau faire, je n'ai pas et je ne puis avoir une de ces idées sans l'autre.

J'ai donc cette idée de parfait et d'infini, moi, dont l'attribut est la pensée finie, limitée, imparfaite. D'une part, j'ai l'idée de l'infini et du parfait, et, de l'autre, je suis imparfait et fini. De là même sort la preuve de l'existence d'un être infini et parfait; car, si l'idée du parfait et de l'infini ne supposait pas l'existence réelle d'un être parfait et infini, c'est seulement parce que ce serait moi qui serais l'auteur de cette idée. Mais, si je l'avais faite, je pourrais la défaire, je pourrais, du moins, la modifier. Or je ne puis la défaire ni la modifier; je ne l'ai donc pas faite; elle se rapporte donc, en moi, à un modèle étranger à moi et qui lui est propre, à savoir, Dieu. De sorte que, par cela seul que j'ai l'idée de Dieu, il s'ensuit que Dieu existe.

Sous cette grossière ébauche, ne sent-on pas encore une doctrine profondément originale et en elle-même très-simple, surtout parfaitement une, et, pour ainsi dire, coulée en bronze d'un seul jet? C'est presque une seule et même proposition, dont les diverses parties se soutiennent chacune par leur propre force, et qui tirent de leur réunion et de leur enchaînement, même sans syllogismes, une force nouvelle. J'ai beau vouloir douter de tout, je ne puis douter que je doute. Il m'est évident que je pense, et en même temps il m'est évident que je suis. Je ne touche ni ne vois ma pensée, elle est pourtant, sans être ni étendue ni matérielle. Je suis, en tant qu'être pensant et sujet de ma

pensée, de même nature qu'elle, et, comme elle est inétendue et immatérielle, je suis inétendu et immatériel, je suis un esprit, une âme. Ma pensée est pleine d'imperfections, de limites, de misères, et moi aussi; je ne suis donc pas le principe de mon être, et je conçois et ne puis pas ne pas concevoir un être infini et parfait, qui est le principe de mon existence et qui n'a pas d'autre principe que lui-même. Quoi de plus simple, encore une fois, de plus conforme au sens commun et en même temps de plus élevé? Pour entendre une pareille métaphysique, il suffit de s'interroger soi-même et de se rendre compte de ce qu'on pense. Il n'est pas besoin de savoir ce qu'ont pensé les autres et d'être un érudit; il n'est pas besoin davantage d'être versé dans des sciences ardues, réservées à un très-petit nombre; le premier venu qui réfléchit peut trouver tout cela en lui-même. Une doctrine aussi saine, aussi robuste, aussi lumineuse, devait faire et fit en effet bien vite d'immenses conquêtes. Devant elle reculèrent le scepticisme, le matérialisme et l'athéisme, qui s'étaient si fort répandus en France et en Europe, à la suite des guerres civiles et religieuses, dans le vide qu'avaient laissé dans les esprits et dans les âmes, en tombant successivement les uns sur les autres, les chimériques systèmes de la renaissance. Au xvII' siècle, la philosophie de Descartes n'a pas été seulement un très-grand progrès dans la science: elle a été un bienfait pour l'humanité.

Remarquez, pour reprendre et terminer cette rapide exposition du cartésianisme, que voilà la spiritualité de l'âme établie, ainsi que l'existence de Dieu, et qu'il n'a pas encore été question du monde extérieur. Descartes en conclut avec raison que nous avons une certitude plus directe de l'existence de l'âme que de celle des corps.

Cependant le grand physicien, loin de nier l'existence des corps, en a cherché aussi la démonstration. Dans le phénomène complexe de la pensée, il rencontre la sensation; il ne la nie point; il ne nie pas non plus que ce phénomène ne doive avoir une cause. Mais quelle est cette cause? Ne se pourrait-il pas qu'un malin génie, caché derrière toutes ces apparences sensibles, fût le véritable auteur de cette fantasmagorie? Heureusement Descartes est en possession de l'existence de Dieu; ce Dieu est pour lui la perfection même: or la perfection comprend, entre autres attributs, avec la puissance infinie, la sagesse et la véracité. Mais, si Dieu est véridique, il ne se peut que lui, qui est, en dernière analyse, l'auteur de ces apparences qui nous séduisent à croire à l'existence du monde, nous ait tendu un piége en nous montrant ces apparences. Donc il n'y a pas là de piége, de déception; ce qui paraît exister existe, et Dieu nous est garant de la légitimité de notre persuasion naturelle.

Sans rechercher s'il y a ou s'il n'y a pas, en bonne logique, un paralogisme dans le procédé qui fait reposer la certitude de l'existence du monde sur la véracité divine1, bornons-nous à remarquer que Descartes a commis une faute grave, un anachronisme évident dans l'histoire de la connaissance humaine, en ne plaçant pas sur la même ligne, à côté de la croyance à l'existence de l'âme et à l'existence de Dieu, la croyance à l'existence du monde. Selon Descartes, l'homme ne croirait à l'existence du monde qu'à la suite d'un raisonnement, et d'un raisonnement assez compliqué, dont la base serait la véracité de Dieu. En fait il n'en est pas ainsi, et la croyance à l'existence du monde est infiniment plus voisine du point de départ de la pensée 2. Or, une fois l'existence du monde mise après celle de l'âme et celle de Dieu, on ne peut se le dissimuler, la porte est ouverte à l'idéalisme, et on voit déjà venir Malebranche.

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D'autre part, on rencontre çà et là, dans Descartes, des propositions qui peuvent servir de prétexte à un reproche d'une nature bien différente, et qui l'ont fait accuser d'avoir frayé la route au panthéisme.

Ces propositions, dont on a fait tant de bruit, ne tiennent point à la racine du cartésianisme, et, si on les supprimait, la philosophie de Des

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Voyez Philosophie écossaise, leçon ix, page 405 : «En la prenant du bon côté, on peut donner à la pensée de Descartes une tournure favorable. Avant d'avoir « reconnu parmi les diverses perfections de Dieu sa véracité, Descartes croyait à celle de ses facultés, non-seulement à celle de la conscience, qui lui a attesté l'existence de la pensée, mais à celle de la raison, qui lui a révélé l'existence du sujet de la pensée, et qui enfin, l'imperfection de ce sujet reconnue, lui a fait concevoir un être parfait. Voilà bien des connaissances certaines pour Descartes avant celle de la véracité de Dieu. Quand il parvient à cette connaissance nouvelle, les premières ne lui deviennent pas vraies, de fausses qu'elles lui avaient semblé auparavant, mais l'idée d'un auteur de son être, véridique et bon, le confirme dans la confiance qu'il avait d'abord accordée à ses facultés et l'encourage à s'y confier de plus en plus. «La croyance en la véracité de Dieu ne peut pas être le fondement premier de notre croyance à l'autorité de nos facultés; il est évident qu'elle la suppose; mais il est évident aussi qu'elle la justifie et la fortifie, car il est impossible de ne pas être d'autant plus porté à croire à ses facultés, qu'on croit les avoir reçues d'un être parfait et parfaitement bon, et qu'on fait partie d'un système dont l'auteur est un Dieu de vérité. » Nous croyons avoir établi que la perception du monde extérieur nous est donnée avec celle de notre propre personne, et même avec une conception vague et confuse de l'existence de Dieu, dans une synthèse primitive dont les différents termes sont contemporains, et dans laquelle l'analyse et la réflexion introduisent successivement la lumière. (Voyez Premiers Essais, page 244, Du fait de conscience, et De la spontanéité et de la réflexion.) C'est aussi à cette opinion, du moins en ce qui regarde le moi et le non-moi, qu'est venue aboutir la théorie écossaise de la perception entre les mains de sir William Hamilton.

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cartes resterait debout tout entière. Il y a dans toute époque un certain nombre de questions à l'ordre du jour qui attirent et subjuguent l'attention d'un philosophe. C'est sur celles-ci qu'il porte ses efforts et qu'il faut l'interroger, parce que les solutions qu'il en donne sont caractéristiques et d'un intérêt tout à fait historique. En dehors de ces questions, il y a dans tout philosophe bien des opinions, soit premières vues avancées sans une attention suffisante, soit préjugés subsistants de jeunesse ou d'école, soit courants de doctrines alors répandues, que l'air et le flot du temps lui ont apportés, mais qui ne lui appart iennent point véritablement1. La question à l'ordre du jour, au commencement du XVII° siècle, était celle de la certitude, de l'évidence: celle-là, Descartes l'a profondément traitée, et il l'a résolue à jamais. Il s'est mesuré avec le scepticisme, et il l'a renversé; il a établi invinciblement la spiritualité de l'âme et l'existence de Dieu. Là est son œuvre, solide, immortelle; là est le cartesianisme, et non pas dans quelques propositions qui ne lui sont pas essentielles ou plutôt qui lui sont étrangères. Or il ne s'agissait pas encore de panthéisme au temps de Descartes; c'est bien plus tard, et longtemps après sa mort, que la redoutable question surgit, et alors les ennemis de Descartes ont été chercher dans ses écrits, pour diminuer sa gloire, des passages médiocrement réfléchis, qu'il a laissés échapper, pour ainsi dire, dans l'innocence de son cœur, qu'il aurait expliqués, disons mieux, qu'il a expliqués lui-même, quand on les lui a signalés. Voici les principaux points sur lesquels on s'appuie pour soutenir que Descartes a répandu les semences cultivées et développées par Spinoza.

I. Descartes, dit-on, n'a pas séparé la volonté de l'entendement et du désir, en sorte qu'il a mis en péril la notion propre de la volonté, par conséquent la liberté, et par conséquent encore la personne humaine, et par là ôté le plus ferme rempart contre le panthéisme. Il est vrai que Descartes n'a fait ni voulu faire une théorie des facultés de l'âme, et que, sous le nom commun de pensée, il place un peu indistinctement tous les phénomènes de conscience, affectifs, volitifs, cognitifs,

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Nous attachons une grande importance à ce principe de critique historique. Nous le disions ailleurs, à propos d'un autre reproche adressé au cartésianisme par Reid (Philosophie écossaise, leçon 1x, page 408): «Il n'y a pas de plus sûr moyen d'embrouiller et de corrompre l'histoire de la philosophie, que d'imposer à un « système des questions qu'il a ignorées; pour le bien comprendre, il faut l'étudier à son point de vue et dans son temps, reconnaître les questions qu'il s'est proposées et les solutions qu'il en a données, ce qui, dans ce système, tient à la pensée ◄ même de l'auteur, et ce qui lui est, en quelque sorte, étranger et indifférent. »

qua

parce qu'il lui suffit de la pensée en général pour y fonder sa doctrine. Mais il rencontre souvent sur son chemin la volonté et la liberté, et, sans en traiter expressément, ce qui n'était pas son objet, il les caractérise à merveille, et pourrait même en donner des leçons à ceux qui l'accusent. Est-il possible de mieux définir la volonté, de la mieux appuyer sur l'expérience intérieure, sur le témoignage irréfragable de la conscience, de mieux distinguer ses divers caractères, la liberté d'indifférence et la liberté de choix, de s'en faire enfin une plus haute et plus juste idée, que dans le passage suivant, lequel n'est pas caché dans le coin d'une lettre particulière, mais se trouve au beau milieu de la trième Méditation : «Je ne puis pas me plaindre que Dieu ne m'ait « pas donné un libre arbitre ou une volonté assez ample ou assez parfaite, «puisqu'en effet je l'expérimente si ample et si étendue, qu'elle n'est "renfermée dans aucune borne... Il n'y a que la volonté seule ou la seule <«liberté du franc arbitre que j'expérimente en moi être si grande, que je «ne conçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue, en «sorte que c'est elle principalement qui me fait connaître que je porte «l'image et la ressemblance de Dieu. Car, encore qu'elle soit incompara«blement plus grande dans Dieu que dans moi, soit à raison de la con"naissance et de la puissance qui se trouvent jointes avec elle et qui la « rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l'objet, d'autant «qu'elle se porte et s'étend à infiniment plus de choses, elle ne me « semble pas plus grande, si je la considère formellement et précisément " en elle-même. Car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire << une même chose ou ne la faire pas... de telle sorte que nous ne sen. «<tons point qu'aucune force extérieure nous y contraigne... Afin que je « sois libre, il n'est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l'un ou <«<l'autre des deux contraires, mais plutôt, d'autant plus que je penche « vers l'un, soit que je connaisse évidemment que le bien et le vrai s'y << rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l'intérieur de ma pensée, d'au"tant plus librement j'en fais choix et l'embrasse; et certes la grâce di<«<vine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l'augmentent plutôt et la fortifient; de façon que cette indifférence, que «je sens lorsque je ne suis pas emporté vers un côté plutôt que vers «un autre par le poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la li«berté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu'une "perfection dans la volonté; car, si je connaissais toujours clairement ce

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Tome I de notre édition, page 300. Nous nous servons de la traduction du duc de Luynes.

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