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tique, toujours si peu exact, ils se mirent à traduire même les noms propres; et, comme, en sanscrit, ces noms ont tous une signification, la traduction remplaça bientôt une transcription incorrecte et fatigante. Mais la traduction avait un autre inconvénient bien plus redoutable. Avec les libertés nécessaires que comporte toute interprétation, le nom propre traduit s'effaçait ainsi encore plus que sous une transcription, qui en laissait, du moins, subsister les éléments principaux. L'autorité fut donc obligée de poser des limites aux écarts toujours possibles des interprètes, et des décrets impériaux fixèrent des classes de mots qu'il fut interdit de traduire, et qui devaient être absolument reproduits par une transcription phonétique laissée à l'habileté des lettrés qui en étaient chargés1.

Il n'y a donc point à nous trop étonner que les premiers philologues qui ont abordé un problème si complexe y aient échoué; mais nous devons savoir d'autant plus de gré à celui qui a réussi là où tant d'autres s'étaient heurtés vainement. Ce qui a déterminé le succès de M. Stanislas Julien, c'est qu'il a vu mieux que personne les moyens qu'il fallait employer pour parvenir au résultat. Trois ans après la publication du Foe-Koue-Ki, et vers 1839, il avait entrepris de nous donner les voyages de Hiouen-thsang, dont Abel Rémusat et Klaproth n'avaient pu se procurer que des extraits. Mais à peine en avait-il traduit quelques livres, qu'il sentit l'inévitable lacune, et il s'arrêta dans une œuvre qui, sans des transcriptions correctes, courait risque de perdre la plus grande partie de sa valeur; car le mérite principal de Hiouen-thsang consistait dans les informations de toute sorte qu'il donnait sur les lieux, sur les personnes et sur les livres. M. Stanislas Julien se dit donc courageusement qu'il devait d'abord apprendre le sanscrit; et il se mit à cette étude, qui était en effet nécessaire, bien qu'il fallut y joindre d'autres moyens encore plus puissants. C'était beaucoup de posséder les deux langues; mais M. Stanislas Julien avoue modestement que, même

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1 Voir M. Stanislas Julien, Histoire de la vie de Hiouen-thsang, préface, page XVII. D'après un dictionnaire des mots Fan, traduits en chinois, appelé Fan-i-ming-i-tsi, c'est Hiouen-thsang lui-même qui nous a appris ce fait que, dès le second siècle de notre ère, on avait prescrit aux traducteurs officiels de ne pas traduire certains mots qu'il fallait respecter sous leur forme sanscrite. Ces mots se divisaient en cinq classes, dont la première comprenait les mots qui ont un sens mystique et particulièment les formules magiques (Dhâranîs). Ce qu'il y a de remarquable, c'est que dans ces cinq classes ne figurent pas les noms propres. Il semble cependant que ce sont les premiers qu'il importait de conserver. Peut-être aussi cette exception paraissait-elle si naturelle, qu'on n'aura pas cru devoir l'indiquer; mais très-souvent les noms propres sont traduits et non transcrits.

avec cette double connaissance, il ne serait pas allé sans doute plus loin que ses prédécesseurs, dont il apprécie autant que personne la science et la sagacité1.

Heureusement que les lettrés chinois avaient été frappés comme nos philologues de l'imperfection de leurs propres labeurs; et il leur avait bientôt fallu, pour se diriger dans des études qui leur étaient si importantes, se faire des concordances, sans lesquelles ils s'égaraient presque infailliblement. On pensa donc à dresser des tables de mots Fan transcrits par signes phonétiques, ou traduits avec toutes les explications désirables; et il paraît que ces recueils à l'usage des bouddhistes chinois leur furent de bonne heure de la plus grande utilité. Dès le temps de Hiouen-thsang, c'est-à-dire au septième siècle de notre ère, on en faisait usage dans les couvents du Céleste Empire. Les sinologues auraient pu ignorer longtemps encore l'existence de ces précieux recueils, lorsqu'en 1844 M. L. Séniavine, directeur du département asiatique à la bibliothèque de Saint-Pétersbourg, ayant publié le catalogue des livres orientaux dont le dépôt lui était confié, M. Stanislas Julien découvrit dans ce catalogue deux ouvrages chinois qui répondaient précisément aux études dont il était alors occupé2. Ces deux ouvrages étaient des recueils du genre de ceux que nous venons d'indiquer. L'un, et le plus ancien, était intitulé: Le sens et les sons de tous les livres sacrés des Thang (Thang-chi-youen-ing-i-tsie-king-in-i). Il avait été composé vers l'an 639 par un religieux nommé Youen-ing, qui avait eu l'honneur de compter parmi les collaborateurs de Hiouen-thsang lui-même. Cet ouvrage, qui ne forme pas moins de six volumes divisés en vingt-cinq livres, était une ample collection de notes que l'auteur avait écrites sur les mots indiens et chinois les plus remarquables des livres bouddhiques, au fur et à mesure qu'il les lisait et qu'il s'en rendait compte. Le second recueil était peut-être plus important encore, en ce qu'il était plus spécial que le premier. Il était intitulé: Collection de noms indiens

1 M. Stanislas Julien, Histoire de la vie de Hiouen-thsang, préface page xxxi, et Mé thode pour déchiffrer et transcrire les mots sanscrits, etc. page 9. Ce n'est pas à dire que la connaissance du sanscrit ne soit très-utile; mais elle ne suffit pas, même jointe à celle du chinois, pour remonter à la forme primitive des mots transcrits phonétiquement, et, encore moins, des mots traduits et non transcrits. M. Stanislas Julien, Histoire de la vie de Hiouen-thsang, etc. préface, page xxIII, et Méthode pour déchiffrer et transcrire les mots sanscrits, etc. page 13. L'auteur loue avec grande raison la bienveillance de M. Séniavine, qui n'hésita pas à lui communiquer ces précieux documents; mais, par l'usage qu'en fit M. Stanislas Julien, il montra combien cette faveur était dignement placée.

dont le sens est expliqué en chinois. (Fan-i-ming-i-tsi). Il avait été compilé, de 1143 à 1157, par un religieux nommé Fa-yun (en sanscrit, Dharmamégha).

Ces deux recueils indo-chinois de Youen-ing et de Fa-yun n'étaient pas les deux seuls que les bouddhistes de l'Empire du Milieu eussent composés1; mais ils suffisaient, interprétés par une étude attentive et laborieuse, pour jeter une abondante clarté sur la transcription des mots sanscrits en caractères chinois. M. Stanislas Julien se mit donc à l'œuvre avec son activité habituelle, et il eut bientôt relevé, dans les deux recueils qui lui avaient été généreusement communiqués, tous les mots sanscrits figurés phonétiquement, et traduit en français les explications chinoises dont ils étaient accompagnés. Il soumit les documents qu'il avait ainsi récoltés à un très-habile indianiste, M. Goldstücker, qui, grâce aux reproductions phonétiques et aux commentaires qui les expliquaient, reconnut presque sans peine un millier de mots sanscrits formant à peu près le quart de ceux qui étaient déjà rassemblés. Ce déchiffrement si facile et si correct, obtenu par M. Goldstücker, à première vue, démontrait que le mystère était enfin percé, et M. Stanislas Julien touchait évidemment au but. C'était après de bien pénibles efforts; mais enfin le triomphe était assuré2.

Je laisse ici M. Stanislas Julien parler lui-même, et exposer la suite de ses investigations : « J'écrivis, dit-il, sur des cartes particulières chaque «< caractère chinois répondant à chaque syllabe des mots indiens dont « la lecture se trouvait parfaitement établie. Ce fut ainsi que je com<< mençai à jeter les bases de l'alphabet harmonique que je méditais. Un « seul exemple suffira pour donner au lecteur une idée exacte de l'es

1 M. Stanislas Julien parle encore d'un autre recueil qu'à son grand regret il n'a pu se procurer, parce qu'il ne se trouve, jusqu'à présent, dans aucune des bibliothèques de l'Europe, et qu'il est très-difficile de le faire acheter ou copier en Chine. Ce recueil, cité dans l'encyclopédie de Ma-touan-lin, est intitulé: De l'origine des caructères de l'écriture indienne (King-yeou-thien-tchou-tseu-youen). Il est formé de sept livres et il a été rédigé par plusieurs religieux, dans les années King-yeou des Song, c'est-à-dire de 1034 à 1038 de notre ère. « Les signes chinois et indiens y sont placés en regard, avec l'indication de leur valeur respective. Dans les explications que Ma-touan-lin joint à ces premiers renseignements, il ne compte dans l'alphabet indien que quarante-deux lettres, douze voyelles ou diphthongues et trente consonnes, au lieu des quatorze voyelles ou diphthongues et des trente-trois consonnes qui composent l'alphabet sanscrit. Du reste l'ouvrage avait paru assez important à l'empereur Jin-tsong pour qu'il y mit une préface. M. Stanislas Julien, Histoire de mît la vie de Hiouen-thsang, préface, page xxiv, et Méthode pour déchiffrer et transcrire les mots sanscrits, etc. page 14.

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«pèce d'anatomie syllabique à laquelle je m'appliquai sans relâche, afin «de découvrir et d'enregistrer jour par jour tous ou presque tous les << signes chinois qui avaient été employés par les interprètes dans la transcription des mots indiens. » M. Stanislas Julien prend pour spécimen le mot sanscrit Mahâyânadéva, surnom et titre de Hiouen-thsang (Le dieu du grand véhicule), en chinois Mo-ho-ye-na-ti-po; et il montre comment il a analysé et classé les signes, au nombre de six, qui pris phonétiquement reproduisent ce mot. Puis il ajoute: «Il était évident qu'en <«< continuant à analyser ainsi les éléments de tous les mots Fan dont la «signification m'aurait permis de bien déterminer l'orthographe sans«< crite, je réussirais à composer un vaste recueil des signes phonétiques «qui fût de nature à inspirer une entière confiance. Or, à dater de 1844 «jusqu'aujourd'hui, je suis parvenu à disséquer, si je puis parler ainsi, «plus de quatre mille mots indiens représentant dans leur ensemble «dix à douze mille syllabes. Ce travail a été extrêmement minutieux et « difficile, et j'ose dire qu'en parcourant le dictionnaire qui en montre «seulement les résultats acquis à la science, les personnes qui en étu«< dieront la structure ne pourront jamais se faire une idée exacte du « temps et de la peine qu'il m'a coûté1.»

Une fois sur cette route, M. Stanislas Julien n'avait plus qu'à poursuivre; et le fil lui était donné qui devait le conduire sûrement dans ce labyrinthe. L'auteur ne tarda pas à en fournir des preuves éclatantes; et, en 1849, il publia, d'après un catalogue chinois de la bibliothèque de Saint-Pétersbourg, les titres sanscrits, régulièrement rétablis, de neuf cents ouvrages bouddhiques traduits en chinois 2. Plus tard, lorsqu'en 1853 et 1857-58 parurent la biographie et les mémoires de Hiouenthsang, il ne subsista plus le moindre doute; et tous les lecteurs de ces deux ouvrages purent aisément se convaincre que la méthode annoncée par M. Stanislas Julien était définitive, bien qu'il ne fût pas encore en mesure de l'imprimer. Désormais le problème qui avait échappé à deux esprits tels qu'Abel Rémusat et Eugène Burnouf était résolu dans toutes ses parties. Ce n'était pas seulement quelques noms reconstitués à l'aide de tâtonnements plus ou moins incertains; c'était

1 M. Stanislas Julien, Méthode pour déchiffrer et transcrire les mots sanscrits, etc. p. 14 et 15; et aussi, Histoire de la vie de Hiouen-thsang, préface, page xxvI. — Voir le Journal asiatique de Paris, t. XIV, 4° série, cahier de novembre-décembre 1849. Cette nomenclature révélait la richesse de la littérature bouddhique indochinoise, et elle indiquait une foule d'ouvrages inconnus jusque-là; mais ce qu'elle apprenait encore de plus neuf, c'est que la transcription des mots sanscritschinois était enfin régulièrement découverte.

nous

tout un système reposant sur les bases les plus étendues et les plus

solides.

Mais les recueils spéciaux n'étaient pas les seules concordances qu'eussent essayées les Chinois, et, poussant l'analyse beaucoup plus loin qu'on n'aurait pu l'attendre dans une écriture qui n'a que des signes, et pas de lettres, ils avaient tenté de dresser des alphabets sanscrits avec l'équivalent chinois pour chacune des lettres indiennes. Ces alphabets, qui sont rarement complets, sont au nombre de quinze, et il s'en trouve jusqu'à douze dans le syllabaire que l'empereur Khien-long fit publier en 1750 pour la transcription du mantchou, du mongol et du tibétain en caractères chinois1. C'est dans le cinquième des six livres de ce syllabaire que l'on a réuni les alphabets pour la transcription du sanscrit. Un treizième et un quatorzième alphabet se trouvent dans les recueils de Fa-yun et de Youen-ing, dont je viens de parler. Enfin, le dernier se rencontre dans la traduction chinoise du Lalitavistâra, où il avait fallu nécessairement établir une concordance, puisque, à propos de la leçon d'écriture que prend le jeune Bodhisattva, toutes les lettres de l'alphabet sanscrit avaient été énumérées les unes après les autres 2.

Sur les quinze alphabets, il n'y en a que cinq qui soient régulièrement disposés, c'est-à-dire où les caractères chinois aient été classés suivant l'ordre des lettres sanscrites et dévanagaries. M. Stanislas Julien a donné la copie fidèle de ces cinq-là, parce que les ouvrages où ils se trouvent sont extrêmement rares en Europe et même en Chine 3. Parfois ces alphabets s'accordent entre eux; mais, le plus souvent, ils s'éloignent les uns, des autres, bien qu'ils aient été pour la plupart com

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1 M. Stanislas Julien rappelle, Histoire de la vie de Hiouen-Thsang, préface, page xxiv, que Klaproth possédait ce syllabaire, qui plus tard a été acquis par la Bibliothèque de Paris, où il est actuellement; mais Klaproth n'en fit aucun emploi, et peut-être fut-il trompé par le titre même de ce syllabaire qui ne mentionne pas expressément la langue sanscrite. Sans doute les douze alphabets sinico-sanscrits eussent aidé ses recherches; mais il est peu probable que, même avec ce secours, il eût pu réussir complétement à donner les règles de la transcription. - Dans le Lalitavistára, ch. x1, p. 124 de la traduction du Rgya tch'er rol pa, par M. Ph. Éd. Foucaux, le Bodhisattva se rend à l'école; et, parmi les soixantequatre espèces d'écriture, son maître Viçvamitra lui montre l'écriture sanscrite; je n'ose pas dire l'écriture dévanagarie; car il est probable qu'à cette époque elle n'était pas connue; et le texte du Lalitavistára énonce successivement toutes les lettres de l'alphabet indien dans l'ordre, où nous les trouvons encore, aujourd'hui. M. Ph. Éd. Foucaux a indiqué en note pourquoi il avait cru devoir abréger tout co passage et supprimer cette longue énumération. Cependant elle n'eût pas été sans intérêt, comme on peut le voir, M, Stanislas Julien, Méthode pour déchiffrer et transcrire les mots sanscrits, p. 25 et suivantes.

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