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coup devant

Abel Rémusat le sentit bientôt, et il rencontra tout à lui un obstacle formidable, que vingt-cinq ans de recherches et d'essais ne purent vaincre. C'était le déchiffrement des mots sanscrits que les Chinois avaient reproduits, soit dans leurs traductions, soit dans leurs livres originaux. L'esprit si sagace et si vif d'Abel Rémusat échoua complétement, et il ne lui servit pas de beaucoup d'associer à sa propre science celle de M. de Chézy. En consultant le seul indianiste que possésédait l'Europe en 1811, il avait espéré pouvoir éclaircir le mystère. M. de Chézy déchiffra en effet quelques mots avec assez de bonheur; mais c'était un favorable hasard plutôt qu'une explication régulière, puisque, sur seize mots, il ne put en rétablir que la moitié tout au plus1. La question en resta donc à peu près au même point durant un quart de siècle, et elle n'était guère plus avancée, quand, en 1836, parut la relation de Fa-hian traduite du chinois. Il fut constant alors comme auparavant qu'on n'avait aucune méthode pour restaurer, sous une forme exacte et sûre, les mots sanscrits qu'avait défigurés la transcription chinoise. On pouvait parfois réussir, sans trop savoir comment, dans les cas où la dissemblance n'était pas trop forte; mais la preuve qu'on n'avait point la clef de l'énigme, c'est qu'on était arrêté tout court pour peu que l'altération fût profonde.

Cependant il était impossible d'en rester là, et, comme les mots ainsi méconnaissables étaient pour la plupart des noms propres soit de personnes, soit de lieux, soit de livres, on sent quelles ténèbres restaient nécessairement sur les ouvrages qu'on traduisait, sans pouvoir y suppléer ces lumières indispensables. Ce défaut capital était surtout sensible dans une relation de voyageur comme Fa-hian; et ses renseignements étaient presque comme non avenus pour la géographie et l'histoire des pays qu'il avait parcourus avec tant de constance, et pour la connaissance de la religion qu'il était venu étudier de si loin et avec tant de ferveur. Se figure-t-on ce que serait pour nous une traduction de la Bible et de l'Evangile avec les Pères de l'Église, où il nous serait impossible de reconnaître un seul nom des patriarches, des pays qu'ils habitaient, des rois qui se sont succédé, et pas même ceux du Christ

Abel Rémusat, Magasin encyclopédique, octobre 1811. L'auteur s'était proposé, dans son Mémoire, de rechercher ce qu'avait été l'étude des langues étrangères chez les Chinois, et, ayant recueilli dans les ouvrages chinois un certain nombre de mots en langue Fan, qu'il soupçonnait être la langue des brahmanes ou le sanscrit, il en demanda le déchiffrement à M. de Chézy. M. Stanislas Julien a donné les seize mots proposés par Abel Rémusat, et il a expliqué ceux dont les formes avaient échappé à ses prédécesseurs.

et des apôtres? Quelle obscurité, quelle indécision, quelles incertitudes presque égales à une ignorance absolue! C'était à peu près là le désordre et la confusion intolérable que nous offrait la traduction d'un ouvrage chinois où se rencontraient des mots sanscrits. Le voyage de Fa-hian n'en avait pas moins un très-grand prix; mais ce qu'on y apprenait faisait regretter d'autant plus vivement ce qu'on n'y pouvait pas comprendre. Cependant les juges les plus éclairés en ces matières trouvaient prudent de s'abstenir 1, et le problème pouvait demeurer à jamais insoluble, si on ne l'abordait qu'avec des moyens insuffisants, comme ceux dont on disposait alors.

A vrai dire, Eugène Burnouf ne tenta point de résoudre la difficulté dans toute son étendue. Il se borna, quand l'occasion lui en fut offerte, à transcrire quelques-uns des mots qu'il rencontrait; et, avec les admirables facultés dont il était doué, il réussit en général dans ces tentatives partielles. Il savait le sanscrit d'une manière merveilleuse; mais il n'avait pu acquérir aucune notion du chinois; et, tout en portant dans ces déchiffrements spéciaux plus de précision et de justesse que son maître, M. de Chézy, il en restait presque au même point. Il était donc clair par ces grandes épreuves d'Abel Rémusat d'une part, et, d'autre part, d'indianistes tels que de Chézy et Eugène Burnouf, que ni la connaissance du chinois ni celle du sanscrit ne pouvaient suffire. Mais, dans ces trois savants, elles étaient séparées l'une de l'autre; réunies dans une seule et même intelligence, seraient-elles plus efficaces? On pouvait l'espérer; mais il a été constaté plus tard, par l'exemple de M. Stanislas Julien, que ces deux études, possédées par la même personne, ne seraient guère moins impuissantes.

A peu près en même temps qu'Eugène Burnouf, M. Reinaud essaya de trancher la question en la considérant d'un tout autre point de vue 2. Ce ne fut plus ni par le chinois ni par le sanscrit qu'il tenta le déchiffrement; mais ce fut par l'arabe et le persan. Comme la conquête musulmane avait envahi plusieurs des contrées de l'Inde où les pèlerins

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C'est ce qui fit que M. Landresse, en complétant le Foe-Koue-Ki interrompu par la mort d'Abel Rémusat et celle de Klaproth, ne voulut pas s'avancer davantage dans une route semée de tant d'écueils. Il se défendit de la tentation avec une circonspection pleine de sagacité. (Voir le Journal des Savants, cahier de mars 1855, p. 152.) Voir le remarquable Mémoire de M. Reinaud, Sur l'Inde antérieurement au milieu du x1 siècle de l'ère chrétienne, d'après les écrivains arabes, persans et chinois, t. XVIII des Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, 2o partie, pages 1 à 400. Voir particulièrement pages 11, 12, 33, 36 et suivantes. Ce mémoire est de 1845 et 1846, quoiqu'il n'ait été publié qu'en 1849.

chinois avaient pénétré, il se trouvait que les auteurs arabes mentionnaient beaucoup de noms de lieux que ces pèlerins avaient désignés; et, comme la transcription arabe s'éloignait moins de la forme originale que la transcription chinoise, on pouvait croire qu'on arriverait, en combinant ces diverses ressources, à restituer plus convenablement les noms sanscrits. C'est ce qui eut lieu en effet, et M. Reinaud réussit plus d'une fois. Mais ce n'était encore là que des restitutions de détail, fort utiles, sans doute, pour l'objet particulier qu'elles concernaient: l'ensemble du problème n'en subsistait pas moins; et c'était toujours une méthode générale qu'il fallait découvrir et justifier par des démonstrations irrécusables.

Une chose assez remarquable, c'est que cette question, tout intéressante qu'elle était, ne sollicita l'attention que des savants français. Nous ne voyons pas qu'en Angleterre, ni même en Allemagne, personne s'en soit occupé, bien qu'elle valût certainement la peine qu'elle devait donner. Est-ce oubli? est-ce indifférence? Je ne saurais le dire; mais cela tient peut-être à cette circonstance que c'est surtout chez nous que les études chinoises et bouddhiques ont commencé. La France avait plusieurs chaires publiques de chinois quand le reste de l'Europe n'en avait pas une seule; et ce fut Eugène Burnouf qui, le premier, répondit avec éclat à l'appel généreux de M. B. H. Hodgson1. Voilà peut-être à quoi tient le silence de la philologie européenne; et, sans en rechercher da vantage les causes, il est certain que la France a été l'unique pays où la transcription des mots sanscrits en chinois ait provoqué les efforts qu'elle méritait.

Mais d'où venait précisément cette immense difficulté? et comment les Chinois avaient-ils pu altérer à ce point des mots auxquels, dans leur ferveur de prosélytes, ils devaient cependant attacher la plus haute importance? Ils n'étaient pas le seul peuple qui se fût trouvé dans l'obligation de transcrire des noms étrangers. Pourquoi y avaient-ils si mal réussi? Cette singulière anomalie tenait à deux causes principales: l'une, qui est la plus générale et la plus profonde, c'est que la langue chinoise, étant presque entièrement idéographique, n'a pas d'alphabet; et la seconde, c'est que certains sons, qui existent en sanscrit, manquent tout à fait en chinois. Aussi les lettres du Céleste Empire avaient

Eugène Burnouf a déclaré qu'il n'avait entrepris ses travaux sur le bouddhisme que pour faire honneur au magnifique présent que M. B. H. Hogdson avait offert à la Société asiatique de Paris, en lui donnant les originaux sanscrits qu'il avait trouvés au Népal, ou des coqies de ces originaux. (Voir l'Introduction à l'histoire du bouddhisme indien, page 5.)

ils été eux-mêmes fort embarrassés quand ils avaient eu à transporter dans leur langue, constituée comme elle l'était, des noms indiens, et ils s'en étaient tirés comme ils l'avaient pu, c'est-à-dire d'une manière très-incomplète. Pour tous les peuples de notre Occident, c'est la chose la plus simple de faire passer d'une de nos langues dans l'autre les noms propres qu'on a besoin de connaître et de se transmettre mutuellement. Ainsi, tous ceux de l'antiquité qui ont pour nous quelque intérêt nous sont parfaitement accessibles, bien qu'ils viennent du grec, par exemple, ou même de tel autre idiome moins connu. Mais, pour les Chinois, il n'en allait pas aussi aisément, et leurs transcriptions sont à peu près indéchiffrables, si l'on n'en a pas la clef, bien que, d'ailleurs, elles soient soumises à des règles, et qu'elles ne soient pas purement arbitraires. Le mot étranger restant toujours le type qu'il fallait reproduire, c'était le modèle qu'on tâchait d'imiter; mais l'imitation en était plus ou moins heureuse ou fidèle 1.

Comme en chinois chaque mot est représenté par un signe, et comme le nombre des sons est beaucoup moins considérable que celui des caractères, il s'ensuit qu'il y a plusieurs signes, quelquefois une vingtaine, qui peuvent être pris indifféremment pour reproduire un seul et même son; et ceci introduit dans la transcription une confusion étrange et une variété déplorable. Si tel signe spécial eût toujours servi, quoique d'ailleurs insuffisant, à représenter telle lettre de l'alphabet sanscrit, on se fût épargné bien des peines, et, sans doute, bien des méprises. Mais il ne paraît pas que cette idée fort simple soit jamais venue aux Chinois, quoique la traduction des livres bouddhiques ait été promptement élevée, chez eux, à la hauteur d'une affaire d'État, et qu'elle ait été entourée de toutes les garanties officielles2. On laissa au goût des traducteurs, dirigés d'ordinaire par le gouvernement, le choix des signes qu'ils préféraient pour rendre à leur gré les mots de la langue Fan, c'est-à-dire de la langue des brahmanes; et de là il résulta, non pas seulement une infinie multiplicité de signes, ce qui était déjà un

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1 On peut voir surtout la peine qu'ont eue les Chinois à rendre toute la classe des cérébrales sanscrites. (M. Stanislas Julien, Méthode pour déchiffrer et transcrire les mots sanscrits, page 11.) On se rappelle dans l'Histoire de la vie de Hiouen-thsang, pages 301 et suivantes, tous les honneurs que reçoit le pèlerin quand il revient de son long et fructueux voyage, et quelles ressources de tout genre l'empereur lui assure pour qu'il puisse traduire tout à son aise et avec le plus de perfection possible les six cent cinquante-sept ouvrages qu'il a rapportés de l'Inde. Ces précautions de l'administration chinoise semblent avoir commencé bien avant le temps de Hiouen-thsang.

très-grand mal, mais, en outre, une indécision qui était encore plus fâcheuse. Tous ces signes, quoique ressemblants par le son, n'avaient pas une prononciation exactement identique; et, dans la plupart des cas, on se contenta d'à peu près, qui s'éloignaient de plus en plus de la physionomie de l'original.

Pour les sons qui manquaient absolument dans la langue chinoise, c'était bien pis encore; et il fallut recourir, pour les suppléer, à des artifices qui n'atteignirent pas toujours le but désiré. Ainsi, le chinois ne possède pas le son de l'r, dont le sanscrit fait un fréquent usage; on lui substitua le son de l'l, toutes les fois que l'r est à l'intérieur des mots. Dans ce dernier cas, l'l fut accepté pour un équivalent assez convenable. Mais, quand ce terrible son; impossible à ce qu'il semble pour des gosiers chinois, se trouvait au commencement des mots, comment faire? L' n'était plus toujours satisfaisant; car il n'avait pas assez de corps ni assez de force par lui seul; on lui adjoignit donc un son préliminaire et tout adventice, sur lequel celui-là pût, en quelque sorte, s'appuyer, et qui le complétât; mais ce nouveau son bouleversait toute l'économie du mot primitif1. Autre difficulté non moins grande. Le chinois ne se permet guère deux consonnes de suite; et comme, au contraire, cette association des consonnes est très-ordinaire dans le sanscrit, il y avait là une nouvelle gêne phonétique, qu'il n'était pas plus aisé de surmonter. Les lettrés chinois imaginèrent un expédient assez bizarre: ce fut de séparer les consonnes unies, et de faire suivre la première de la même voyelle ou diphthongue que portait déjà la seconde. Le mot se trouve ainsi disloqué; et, si l'on n'en est pas averti, il est à peu près impossible de le reformer de toutes pièces.

Il n'est pas nécessaire de pousser plus loin ces exemples, et ceux-là font assez comprendre d'où vient que la langue chinoise est hors d'état de reproduire les sons de la langue sanscrite. C'est un phénomène fort curieux dans l'histoire de la philologie, et il est unique dans le vaste domaine du langage humain. Aussi on peut remarquer que les Chinois eux-mêmes ont été rebutés; et, dans l'impuissance à peu près complète où ils se trouvaient, ils ont été tentés plus d'une fois de tourner l'obstacle, sans chercher à le vaincre directement. Au lieu de s'attacher péniblement à transcrire le mot et à lui donner un équivalent phoné

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Le son dont on fait précéder l'r initial est tantôt ngo, tantôt ko, tantôt ho; ngo, ko et ho étant représentés par trois signes différents, et chacun de ces signes devant expirmer le son de l'a, sur lequel la phonétique chinoise a besoin de s'appuyer pour aborder le son de l'r. Ainsi on écrit Ngo-lou-pa pour reproduire le mot sanscrit Toûpya, roupie, argent.

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