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«l'Église... je découvre à peine quelques évêques qui soient entrés « dans l'épiscopat par des voies canoniques, qui vivent en évêques, qui << gouvernent leur troupeau dans un esprit de charité, et non avec l'orgueil despotique des puissants de la terre. Parmi les princes séculiers « je n'en connais aucun qui préfère la gloire de Dieu à la sienne propre, « et la justice à l'intérêt. — Pour ceux au milieu desquels je vis, les «Romains, les Lombards et les Normands, je leur reproche souvent << qu'ils sont pires que des juifs ou des païens. » Il ajoutait, dans une autre lettre à Guillaume le Conquérant : « Nous sommes monté malgré « nous sur ce vaisseau emporté à travers une mer agitée par la vio«lence des vents, et que de furieuses tempêtes et des vagues soulevées <«<jusques aux nues menacent de jeter sur des écueils cachés ou de faire << sombrer dans la haute mer1.»

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Grégoire VII n'en accepta pas moins la périlleuse mission qui lui était échue ou qu'il s'était donnée. Il se montra aussi hardi dans sa doctrine qu'inflexible dans sa conduite. Sa logique fut de la dernière audace. Selon lui, il n'y avait qu'une autorité fondamentale, l'autorité du pape, qui venait de Dieu, lequel l'avait transmise à saint Pierre et à ses successeurs. Le pouvoir séculier des princes, étant purement humain, devait lui être subordonné. Jésus-Christ avait dit au principal de ses apôtres : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. je <<< te donnerai les clefs du royaume des cieux. Tout ce que tu lieras sur <«< la terre sera lié dans le ciel et tout ce que tu délieras sur la terre sera « délié dans le ciel. » Il en concluait que Pierre étant le fondement de l'Église du Christ, et ayant eu son siége à Rome, c'était dans l'Église romaine que résidait le pouvoir de lier et de délier; que toutes les Églises particulières étaient des membres de l'Église romaine; que l'Église romaine commandait donc comme une mère aux autres Églises et à tous ceux qui en faisaient partie, les empereurs, les rois, les princes, les archevêques, les évêques, les abbés et autres fidèles; qu'en vertu de sa puissance elle avait le droit de les instituer et de les déposer; que, si le prince des apôtres pouvait lier et délier dans le ciel, il pouvait, à plus forte raison, enlever, sur la terre, les empires, les royaumes, les marquisats, les comtés et les possessions des hommes de quelque nature qu'elles fussent 2; que, jugeant le spirituel et ôtant les primaties et les

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Navem inviti ascendimus, quæ per undosum pelagus violentia ventorum, et « impetu turbinum, et fluctibus ad aera usque insurgentibus, in incerta dejicitur saxis occultatis et aliis a longe in altum apparentibus. (Epist. lib. I, 70.) 2 Cette théorie n'est pas seulement exposée dans le Dictatus pape (Labbe, t. X, p. 110-111), qui a été contesté; elle est répandue dans les lettres de Grégoire VII:

évêchés à ceux qui s'en rendaient indignes, il devait juger d'autant plus facilement le temporel et disposer des dignités séculières1; que le pape, représentant de saint Pierre et vicaire de Dieu, devait dès lors arracher l'Église à ses liens terrestres, lui rendre sa liberté pour lui redonner ses anciennes vertus, et soumettre les princes de la terre à sa juridiction, pour opérer cette grande et heureuse réforme.

Il engagea contre l'empereur Henri IV cette première lutte du sacerdoce et de l'empire, connue sous le nom de guerre des investitures, et dont les vicissitudes sont si célèbres. Grégoire VII et ses cinq successeurs Victor III, Urbain II, Pascal II, Gélase II, Calixte II, dont trois avaient été moines comme lui, et avaient été désignés par lui, la poursuivirent durant cinquante années. Cette guerre porta à son comble l'autorité des papes, malgré la défaite, la fuite et même les défaillances momentanées de quelques-uns d'entre eux. L'Église se dégagea de la féodalité, le pouvoir religieux l'emporta sur le pouvoir militaire, et, au centre de l'Italie, s'éleva le dominateur moral du monde, qui, tout désarmé qu'il était, disposa de la force des peuples et de la couronne des rois. Cette révolution, qui organisa la société chrétienne, et imprima à l'Europe des directions dont elle avait alors besoin, l'Italie s'en ressentit plus que les autres pays. Devenue le chef-lieu du gouvernement spirituel du monde, elle eut pour défenseurs de son indépendance les papes, intéressés plus que jamais à empêcher qu'elle ne tombât sous une domination unique. Ces vieillards, si faibles en apparence, puisqu'ils n'avaient point d'armée et ne commandaient pas toujours sur leur propre territoire, possédaient au fond une puissance extraordinaire. S'étant arrogé le droit de déposer les empereurs, ils leur opposaient, en Italie, les sentiments nationaux; en Allemagne, les ambitions mécontentes, et ils soulevaient contre eux la conscience re

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Quis ignoral vocem Domini ac Salvatoris nostri Jesu Christi dicentis in Evangelio: Tu es Petrus et super hanc petram... et tibi dabo regnum cœlorum; et quodcumque ligaveris super terram erit ligatum in cœlis, et quodcumque solveris super terram erit solutum et in cœlis. Numquid sunt hic reges excepti? Aut non sunt de ovibus quas filius Dei B. Petro commisit?» (Epist. XXI, lib. VIII, apud Labbe, t. X, P. 267273, et ses lettres passim, notamment lib. VII, 25, 4; lib. I, 15, 62, 75; lib. II, 13, 18, 32, 5; lib. VIII, 23, 20; lib. III, 8. 'Cette doctrine était dans l'esprit du temps. Le célèbre Pierre Damien, cardinal-évêque d'Ostie, en écrivant à Victor II, l'un des prédécesseurs de Grégoire VII, introduit Jésus-Christ dans sa lettre, et lui fait dire au pape... «Ego claves totius universalis Ecclesiæ meæ tuis manibus tradidi... et, si pauca sunt ista, monarchias addidi. Immo sublato rege de medio, totius imperii vacantis tibi jura permisi.» (Petri Damiani Monachi, etc... epistolarum libri octo. Parisiis, in-4°, 1610, lib. I, Epist. 5.)

ligieuse de l'Europe, que dirigeait un clergé soumis. Ils se transmettaient les mêmes desseins jusqu'à ce qu'ils fussent accomplis.

Cette première lutte du sacerdoce et de l'empire, mérite une histoire à part1. M. de Cherrier y a touché sans s'y arrêter. Ainsi que l'exigeait son sujet, il en a sommairement exposé les raisons et les résultats, parce que les événements passés sont comme les racines des événements futurs. Ce qui était précédemment cause devient moyen. Le sacerdoce est soustrait à la domination de l'empire; le régime ecclésiastique n'est plus entremêlé au régime féodal; le clergé, rendu à sa loi, est placé sous un chef suprême, qui le régit et qui s'en sert. L'Italie se trouve constituée à peu près comme elle le demeurera jusqu'aux temps modernes, sauf quelques changements dans son état territorial et certaines vicissitudes dans la forme de ses gouvernements. Les rois issus de la conquête ont disparu, et les grands feudataires institués par elle tombent ou s'affaiblissent. Au lieu de ces rois électifs et de ces chefs territoriaux militaires, la Péninsule italienne est couverte, au nord, de villes qui parviennent à l'indépendance, et dont l'exemple s'étendra bientôt à l'Italie du centre, où commande un prêtre désarmé, que soutient un seigneur puissant, à l'autorité féodale duquel se substitueront les républiques toscanes, semblables aux républiques lombardes, et destinées à durer plus longtemps. Au sud, s'élève, fondé par une race guerrière, le royaume des Deux-Siciles, reconnaissant la suzeraineté du Saint-Siége, ayant servi d'appui aux papes contre les empereurs franconiens, et devant être convoité par les empereurs souabes, afin d'en tourner les forces contre les souverains pontifes.

Avant que la lutte recommence sous une autre forme et pour un autre objet, M. de Cherrier marque le cours qu'elle avait eu, et le point qu'elle avait atteint. Il en montre le théâtre, il en fait connaître les acteurs, il en suit les péripéties. Ce qu'étaient alors les empereurs et les papes, il le laisse entrevoir; ce qu'ils voulaient et ce qu'ils pouvaient, il l'indique; et il expose les desseins contraires qui les entraînaient en énumérant les ressources différentes dont ils disposaient pour les accomplir. Peut-être la constitution des villes, dans l'Italie septentrionale surtout, à la suite de la guerre des investitures aurait pu être plus développée. La formation du royaume du sud est très-bien esquissée, quoiqu'elle le soit rapidement, et elle est complète, bien que sommaire. On souhaiterait que l'état de l'Allemagne, dont le rôle est si

'M. Villemain l'a savamment et éloquemment retracée dans son Histoire de Grégoire VII, dont la publication est depuis longtemps attendue.

considérable dans cette histoire, fût retracé avec une netteté aussi savante que celui de l'Italie. On aurait alors le tableau exact de tout ce qui prit part à la lutte de la papauté et de la maison de Souabe, dont nous rendrons compte, d'après l'ouvrage de M. de Cherrier, dans de prochains articles.

(La suite à un prochain cahier.)

MIGNET.

DE LA PHILOSOPHIE DE Descartes.

DEUXIÈME ARTICLE 1.

Entré ainsi dans la métaphysique, Descartes l'a d'abord éclairée tout entière; et, en suivant la route qu'il venait d'ouvrir, après avoir trouvé dans la pensée la première de toutes les vérités, l'existence du sujet pensant, il est parvenu à trouver successivement toutes les grandes vérités; et de ces vérités étroitement liées entre elles il a formé un monument aussi solide qu'il est imposant, et qui eût peut-être défié les siècles, si Descartes n'eût pas, comme à plaisir, gâté son ouvrage en le revêtant d'une apparence entièrement contraire au génie de la réflexion qui l'avait guidé lui-même. Déjà nous l'avons vu donnant au principe de sa métaphysique un air syllogistique contre lequel il proteste ensuite avec force de même, ici, cédant aux habitudes enracinées de l'esprit mathématique et à la passion de faire paraître des découvertes qui lui étaient chères sous la forme des démonstrations réputées les plus parfaites, il s'est complu à mettre dans un ordre déductif des vérités que la réflexion lui avait successivement fait connaître, et il en a composé des chaînes de raisonnements, semblables à celles qu'il admirait tant dans la géométrie, et qui exerçaient sur lui un véritable prestige 2. Assu

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page 721.

Voyez, pour le premier article, le cahier de décembre 1860, peut juger par cet exemple, comme par celui des plus illustres successeurs de Descartes au XVII° siècle, combien il est absurde de prétendre que les mathématiques soient nécessaires à la philosophie. Leur étude est utile au métaphysicien pour l'accoutumer à la rigueur en fait de démonstration; elle lui peut être dange

rément dans les Méditations circule et respire partout une psychologie profonde; on la sent particulièrement dans les premières Méditations, où Descartes laisse voir encore assez bien la façon si simple par laquelle l'homme arrive, avec une entière évidence, à la connaissance de l'âme et à celle de Dieu. Mais, à mesure qu'il avance, il retire en quelque sorte les procédés naturels de l'esprit humain, pour y substituer des procédés artificiels, des raisonnements abstraits, que l'esprit humain n'a ni suivis ni connus, mais qui semblent plus démonstratifs au grand mathématicien; il croit même avoir mis la dernière main à son œuvre en la présentant tout à fait à la manière des géomètres, avec tout un cortége de définitions, postulats, axiomes et corollaires, dans un petit écrit intitulé : « Raisons qui prouvent l'existence de Dieu et la distinction <«< qui est entre l'esprit et le corps de l'homme, disposées d'une façon « géométrique1. » De là, pour l'historien impartial, l'extrême difficulté de garder une juste mesure entre une exposition purement logique de la métaphysique cartésienne, qui semble assez conforme au langage même de l'auteur, et une exposition psychologique plus conforme à sa vraie pensée. On tombe presque inévitablement dans l'erreur en penchant trop de l'un ou de l'autre côté 2. Nous demandons un peu d'indulgence pour cette rapide et imparfaite esquisse, qui flotte, comme l'original luimême, entre la psychologie et la logique.

La pensée peut tout mettre en question, tout, excepté elle-même. En effet, quand on douterait de toutes choses, on ne pourrait au moins douter qu'on doute; mais douter, c'est penser; d'où il suit qu'on ne peut douter qu'on pense, et que la pensée ne peut se renier elle-même, car elle ne le ferait qu'avec elle-même encore, et il y a là un cercle dont il est impossible au scepticisme de sortir. Mais, si je ne peux douter que je pense, par cela seul je ne peux douter que je suis en tant que je

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reuse, si elle l'entraîne à suivre, en philosophie, la même voie qu'en mathématique. Mieux vaudraient encore les habitudes du physicien et du naturaliste. La vérité est que la métaphysique a ses procédés qui lui sont propres, qui diffèrent essentiellement et aussi quelquefois se rapprochent des procédés, de la physique et de ceux des mathématiques. (Voyez, sur ce point, Philosophie de Kant, leçon vii, Méthodologie, p. 230-234.) T. I de notre édit. p. 451. Nous avons souvent défendu Descartes en faisant paraître la saine psychologie cachée sous ses formules logiques et mathématiques, par exemple contre Hutcheson (Philosophie écossaise, leçon II, p. 50), contre Reid (ibid. leçon 1x, p. 400), et contre Kant (Philosophie de Kant, leçon vi). Mais l'inexorable histoire nous a contraint aussi de le condamner, en une certaine mesure, dans un dernier examen que nous en avons fait en rendant compte des critiques de Leibniz (Journal des Savants, année 1850, août, septembre, octobre). Nous suivons ici une route intermédiaire.

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