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d'érudition dont personne ne s'occupait alors, resta inédite. Mais mon fils en avait tiré une copie que j'ai retrouvée dans ses papiers; et je la déposerai prochainement dans la bibliothèque de l'Institut, où l'on pourra librement la consulter.

Les écrits de Gaubil que je viens de mentionner contiennent, en substance, tous les documents nécessaires pour reconstruire, avec une entière certitude, l'ancienne astronomie chinoise, dans sa simplicité et son originalité primitives. Mais il y a des réserves à faire et des précautions à prendre pour les employer avec sûreté, comme instruments de travail. C'est une mine qu'il faut savoir exploiter. Prenez d'abord, par exemple, ceux de ses ouvrages où il a voulu exposer l'astronomie des anciens chinois, et faire connaître les résultats pratiques auxquels ils étaient parvenus. Une première lecture ne vous y fera apercevoir aucune suite, ni saisir aucun ensemble. A force de vivre parmi des Chinois, il avait pris leurs habitudes d'esprit; et, devenu indifférent au sentiment de rectitude logique, qui est un attribut spécial de la langue française, il pensait et il écrivait à la chinoise. Sa rédaction vous offre habituellement un texte ou argument principal, qu'il développe d'abord dans un commentaire, auquel il ajoute ensuite des notes explicatives. Au lieu de tout dire en une fois sur chaque sujet, il le quitte à moitié, passe à un autre, y revient plus tard, et vous laisse le soin de remettre ensemble ces membres épars. Je n'insiste pas sur les conjectures qu'il imagine, pour faire venir des patriarches, ou de Noé même, les connaissances que les Chinois ont cues très-anciennement sur l'astronomie. Ce sont là des conséquences naturelles de sa profession. Mais elle a eu encore d'autres influences plus regrettables sur les appréciations qu'il avait à faire. Il était, comme tous ses confrères, exercé au maniement des calculs et des instruments de l'astronomie européenne, dont la supériorité sur les pratiques chinoises avait puissamment servi pour accréditer les jésuites à la cour de Pékin. Aussi, à ses yeux, celle-là seule existe. Il ne se figure pas des mesures d'intervalles équatoriaux prises autrement qu'avec des cercles divisés; et, quand il en rapporte qu'il trouve mentionnées dans des textes chinois de diverses époques, il ne s'inquiète nullement de chercher comment on a pu les obtenir, de sorte qu'il nous faut conclure la nature du procédé, de sa nécessité même. Cette disposition de son esprit a dû lui faire plus d'une fois négliger des détails d'observation, qui auraient aujourd'hui, pour nous, un grand intérêt. Par exemple, en analysant un texte chinois fort ancien, le Tcheou-pey, dont heureusement nous possédons un exemplaire à la Bibliothèque impériale, il n'y mentionne pas, sans

doute il n'y aperçoit point, deux inventions pratiques, très-simples, mais d'une précision surprenante, dont nous ignorions l'origine, et qui s'y trouvent distinctement énoncées comme étant d'une application usuelle, ainsi qu'on le voit dans la traduction complète que mon fils a publiée de ce curieux document1. Il ne s'est donné non plus aucune peine pour savoir précisément quel était, dans les anciens temps, et aux époques plus récentes, le mode de construction et le degré d'exactitude des horloges d'eau, universellement employées à la Chine pour les usages publics et dans les opérations de l'astronomie. C'était cependant là un élément pratique bien important à connaître. Mais Gaubil ne s'intéressait qu'aux résultats obtenus, et nullement aux procédés à l'aide desquels on était parvenu à les obtenir.

Un autre genre d'omission, fort regrettable dans les ouvrages de Gaubil, provient également de cette disposition trop exclusive à n'apprécier les pratiques et les doctrines chinoises que du point de vue européen. Chez les Chinois, l'astronomie a toujours été intimement liée à l'astrologie. C'est même pour servir aux spéculations astrologiques, qu'ils ont été, dans tous les temps, si assidus à observer et enregistrer les phénomènes, tant ordinaires qu'extraordinaires, qui s'opéraient dans le ciel; et aucun peuple n'a plus complétement justifié le mot de Képler que l'astrologie est la mère de l'astronomie. Les empereurs n'y trouvaient pas seulement des prédictions favorables ou défavorables à leurs entreprises; eux-mêmes, leurs ministres et les populations tout entières voyaient, dans ce qu'ils croyaient être des désordres célestes, les signes indicateurs des fautes du gouvernement. De là une foule d'usages publics, de cérémonies passées à l'état de rites, qui se sont perpétuées invariablement sous toutes les dynasties, attestant, par leur existence, la continuité des observations célestes qui en fournissaient l'occasion et le motif. C'était là une source de renseignements historiques très-précieux, que Gaubil aurait pu nous fournir. Mais, comme Européen et missionnaire catholique, il méprisait ces superstitions. Aussi n'en parle-t-il qu'occasionnellement, pour témoigner le dédain qu'elles lui inspirent. C'est un vide dans le tableau qu'il nous a tracé.

Heureusement nous pouvons remplir celui-là et bien d'autres à l'aide des ouvrages originaux que nous possédons. L'enseignement de la langue chinoise écrite, inauguré en France par Abel Rémusat en 1815,

1 Journal de la Société asiatique de Paris, troisième série, t. II, p. 593 et suiv. Paris 1841. Voyez aussi l'analyse que j'ai donnée de cette traduction, et de l'ouvrage chinois, dans le Journal des Savants, cahier d'août 1842.

il

y a moins d'un demi-siècle, a été élevé depuis, par le génie philologique de M. Stanislas Julien, à un degré d'étendue qui n'a pas d'égal en Europe. Les textes, même anciens, les plus difficiles, ont été méthodiquement exposés et interprétés par lui dans ses cours publics, avec une sûreté de principes telle, que ses disciples ont été mis en état de les aborder et d'en publier des traductions fidèles. Ce profond sinologue, m'ayant accordé le secours de son immense érudition, rechercha pour moi, et retrouva la plupart des textes astronomiques dont Gaubil n'avait donné que des extraits, prit la peine de me les traduire com. plétement lui-même, en découvrit d'autres non moins importants qu'il n'avait pas signalés, et les remit à mon fils, qui, s'étant instruit à ses leçons, se dévoua tout entier à me les interpréter, avec l'intelligence du sujet que son éducation mathématique, non moins que littéraire, lui avait acquise. Muni de tous ces documents, je pus, en les faisant servir de complément aux travaux de Gaubil, rédiger et publier dans ce journal, en 1840, un exposé méthodique de l'astronomie chinoise, où je m'attachais à mettre en évidence son caractère purement pratique, l'extrême simplicité des procédés d'observation qu'on y voit mis en œuvre, et qu'on ne retrouve chez aucune nation de l'antiquité, leur usage exclusif maintenu comme un rite durant plus de vingt siècles, et les données confirmatives de nos théories modernes que nous retirons de cette haute antiquité. Cet exposé suffisait aux astronomes, mais il surprit désagréablement la plupart des indianistes. Car il en résultait, avec évidence, qu'une grande institution astronomique, mentionnée, comme d'origine divine, dans le Sûrya Siddhânta, et dans tous les traités sanscrits dérivés du même type sacré, n'était littéralement qu'un emprunt fait à l'astronomie chinoise, dont, jusqu'alors, personne n'avait soupçonné l'influence sur la science indienne. Toutefois, ils n'attachèrent pas d'abord assez d'importance à cette idée pour prendre la peine de la combattre 1. Mais l'ayant reproduite, dans ces derniers temps, avec

1 Ici l'équité, d'accord avec mon intérêt, m'oblige à réparer un tort que mon ignorance de la langue allemande m'a fait insciemment commettre envers l'illustre indianiste M. Lassen, en ne l'exceptant pas nominalement de ce reproche d'indifférence. Non-seulement cet esprit éclairé et indépendant ne s'est pas refusé à examiner les preuves que j'apportais de l'identité des vingt-huit Sieou chinois, avec les vingt-huit Nakshatras hindous décrits dans le Sûrya-Siddhânta et dans les autres traités classiques d'astronomie indienne, mais il a formellement témoigné qu'elles lui paraissaient convaincantes, en les mentionnant comme telles dans son ouvrage intitulé: Indische Alterthumskunde (Antiquités indiennes), t. I, 1. 2, p. 742 et suiv. Bonn, 1847.

une nouvelle insistance, en l'appuyant sur de nouveaux documents qui montrent l'identité des deux institutions, reconnue et admise depuis des siècles par les Chinois, à titre d'opinion courante, un des plus célèbres indianistes de notre époque, M. Weber, a entrepris et commencé de publier un grand travail d'érudition, où il se fait fort de réfuter cette hérésie par une argumentation qui se résume dans les deux propositions suivantes 1° L'incendie général des livres chinois d'astronomie, de philosophie et d'histoire, ayant été ordonné sous peine de mort, 213 ans avant l'ère chrétienne, par l'empereur Thsin-chi-hoang-ti, tous les textes que l'on a voulu présenter comme antérieurs à cette époque doivent être réputés apocryphes. 2° Quant aux anciennes observations astronomiques, attribuées au prince Tcheou-kong, que l'on prétend avoir été reconnues véritables par des calculs rétrospectifs, M. Weber déclare n'en pouvoir juger par lui-même. Mais, comme les mathématiciens se sont plus d'une fois contredits dans de pareilles appréciations, il se croit suffisamment autorisé à n'en tenir aucun compte. Ces deux points réglés, l'immense antiquité que l'on attribuait à l'astronomie chinoise n'est fondée sur rien.

Je pourrais représenter au savant philologue de Berlin, qu'en bonne logique, se déclarer incompétent ne donne pas de droits à se rendre juge. Mais, au lieu de m'engager avec lui dans une polémique personnelle, dont le moindre inconvénient serait d'être ennuyeuse et probablement inutile, j'aborderai directement cette question d'antiquité par une voie nouvelle, qui, remontant du présent au passé, nous ramènera, sans contestation possible, aux résultats que j'avais d'abord énoncés. Peut-être les lecteurs de ces articles ne me sauront pas mauvais gré de chercher ainsi à éveiller leur curiosité pour soutenir leur patience. Mais, afin de ne leur en demander que ce qui me sera indispensablement nécessaire, je vais leur signaler à l'avance le but unique vers lequel nous allons marcher.

Il est tout entier compris dans la proposition suivante, que je me borne à reproduire d'après les énoncés que j'en ai plusieurs fois donnés dans ce journal même 1.

«Le trait distinctif de l'astronomie des Chinois, c'est l'observation << assidue des astres quand ils passent au méridien, en notant, au moyen des << horloges d'eau, les instants où ils se trouvent dans ce plan. 28 étoiles, réparties sur le contour du ciel, et toujours les mêmes, leur servent «< comme autant de signaux fixes, auxquels ils rapportent les positions

1 Journal des Savants, 1860, p. 774-777·

<< relatives des astres ainsi observés. De cette seule pratique, invariable<<ment suivie depuis un temps immémorial, ils ont su déduire par eux« mêmes les durées moyennes des révolutions du soleil, de la lune, et « des planètes; les périodes de temps qui ramènent ces astres en con«jonction ou en opposition entre eux; les éléments d'un calendrier «lunisolaire suffisant à tous les besoins publics; et aussi une ample pro<< vision, incessamment renouvelée, de pronostics astrologiques, ce << besoin primitif et universel de l'esprit humain. >>

Pour établir toutes les parties de cette proposition, sans fatiguer inutilement l'attention des lecteurs qui voudront bien s'y intéresser, je remets sous leurs yeux, à la suite de cet article, un tableau de nombres que j'avais déjà inséré dans ce journal en 1840. Il représente, dans le court espace de deux pages, toute l'ordonnance ancienne et moderne du ciel chinois et de ses vingt-huit étoiles déterminatrices, depuis vingtquatre siècles avant l'ère chrétienne jusqu'à nos jours. Un seul regard jeté au besoin sur ce tableau leur rendra immédiatement sensible une foule de faits et de détails astronomiques, dont j'essayerais vainement de leur donner, par des paroles, une idée précise. On ne saurait trouver une application plus juste, quoique imprévue, du précepte d'Horace :

Segnius irritant animos demissa per aurem,

Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus...

Ainsi préparé, j'entre dans ma narration; car, sur la route que je vais suivre, j'aurai plutôt une simple narration à faire que des démonstrations mathématiques à exposer.

(La suite à un prochain cahier.)

J. B. BIOT.

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