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bientôt après, en novembre 1616, à l'aide de ses deux amis, le garde des sceaux Mangot et Barbin, surintendant des finances, et par la protection déclarée du tout-puissant favori, Richelieu entra dans le ministère, au poste de secrétaire d'État des affaires étrangères. Il y mit sa haute capacité au service des passions régnantes.

La scène change à l'avénement de Luynes. Loin de retenir son jeune maître dans les amusements vulgaires auxquels jusque-là on l'avait abandonné, Luynes l'exhorte à s'occuper du gouvernement et à faire son métier de roi. Il tire de leur disgrâce les vieux ministres d'Henri IV, et avec eux il remet en honneur les maximes du grand roi et les fait prévaloir peu à peu, au dedans et au dehors, par ce mélange de finesse, de douceur, et, au besoin, de résolution, qui est le trait de son caractère. Sans rompre avec l'Espagne, Luynes s'en dégage; il renoue avec l'Angleterre et reprend en main la cause de l'indépendance italienne; il resserre notre alliance avec Venise et avec le Piémont, marie la seconde sœur du roi avec Victor-Amédée et négocie l'union de la troisième avec le prince de Galles. Il tient quelque temps la reine mère éloignée de la cour et des affaires sans rigueurs inutiles. Tour à tour, il s'accommode avec les grands et leur fait la guerre. Il incorpore à la monarchic une grande province, range à nos institutions et à nos lois le Béarn et la Navarre. Enfin, c'est en poursuivant, avec une énergie et une constance que la fortune n'a point couronnées, la juste répression des protestants révoltés contre les prescriptions les plus formelles de l'édit de Nantes, c'est au siége de Montauban, précurseur de celui de La Rochelle, que Luynes a succombé, donnant son sang pour frayer la route au succès d'un autre. Il a donc été, dans la mesure de son génie et des circonstances, le restaurateur de la politique d'Henri IV et le prédécesseur inégal et incomplet de Richelieu. Tel est, à nos yeux, le titre de Luynes à l'estime de la patrie, et ce titre-là, tous les efforts de l'envie, tous les pamphlets, sérieux ou frivoles, ni même bien des fautes et de grands défauts ne l'effaceront point.

Pour établir une opinion qui peut sembler paradoxale, il est indispensable de mettre sous les yeux du lecteur les principaux événements du ministère si court et si rempli de Luynes 1.

'De toutes les histoires de cette époque, la meilleure est assurément l'Histoire du règne de Louis XIII, 3 vol. in-4°, Paris, 1758, par le P. Griffet, de la compagnie de Jésus. Griffet est tout à fait de la famille de Daniel et de Bougeant, et ce serait un historien d'un ordre très-relevé, s'il avait l'art de la composition et du style. Les recherches les plus étendues dans les dépôts publics et dans les archives privées l'ont mis en possession d'un grand nombre de pièces rares et précieuses, qu'il met

Disons d'abord un mot de sa famille, de sa personne et des commencements de sa carrière.

on

Sans examiner les généalogies vraies ou fausses que des dictionnaires complaisants, et même le Père Anselme et Moreri, donnent aux Luynes, et en ne remontant pas au delà du père de celui qui nous intéresse, ne peut nier qu'Honoré d'Albert de Luynes n'ait fait bonne figure sous Henri III et sous Henri IV. Entré de bonne heure dans la carrière des armes, il se signala par son courage dans toutes les guerres du temps, et

en œuvre avec équité et discernement. Faute de connaître le véritable auteur de l'Histoire de la mère et du fils, il s'y est beaucoup trop fié, ce qui rend d'autant plus remarquable la fermeté de jugement qui l'a empêché de succomber à l'entraînement général contre Luynes. Inutile de rappeler les mémoires, les correspondances, les divers documents que le temps a successivement fait paraître et qui sont aujourd'hui entre les mains de tout le monde; mais nous devons indiquer deux documents nouveaux qui n'ont jamais été employés et dont nous ferons un grand usage dans le cours de ce travail. Le premier est la collection des dépêches du nonce apostolique en France, de septembre 1616 au 31 janvier 1621, adressées au cardinal Borghese, cardinal neveu et secrétaire d'État sous Paul V. Ce nonce était le célèbre Guido Bentivoglio, homme d'infiniment d'esprit, fin diplomate, excellent écrivain, dont les Relations et les Lettres sont si connues et si estimées. Celles-ci ne diminueront pas sa réputation. Restées jusqu'ici inédites, elles ont paru pour la première fois à Turin en 1852: Lettere diplomatiche di Guido Bentivoglio, arcivescovo di Rodi e nuncio in Francia, poi cardinale di Santa Chiesa e vescovo Prenestino, ora per la prima volta pubblicate per la cura di Luciano Scarabelli, 2 vol. in-12, Torino, 1852. La politique de Bentivoglio est celle de la cour pontificale: il est favorable à la reine mère et à l'Espagne, et assez mal disposé pour Luynes; puis le temps le ramène du côté du favori qui l'emporte et s'établit, et il s'insinue assez bien dans ses bonnes grâces pour en obtenir, en 1621, en quittant la nonciature, le titre de comprotecteur de France. Nous avons ici un observateur bel esprit, d'une perspicacité peu commune, et qui voit surtout le mauvais côté des choses. Il a la confiance de l'ambassadeur d'Espagne, celle du confesseur du roi et des partisans de la reine mère; il abonde en détails intimes, souvent piquants, quelquefois un peu lestes, qu'il raconte sans y faire de façons, bien sûr de ne pas scandaliser le cardinal Borghèse. Le second document que nous possédons est à la fois semblable et différent : ce sont aussi les dépêches d'un ambassadeur auprès de la cour de France à la même époque; mais cet ambassadeur est celui de la république de Venise, médiocrement bien avec Rome, très-opposé à l'Espagne, lié avec le Piémont, avec la Hollande et l'Angleterre, se félicitant de la chute du maréchal d'Ancre et de la disgrâce de la reine mère, et poussant de toutes ses forces le gouvernement français à reprendre la politique d'Henri IV. Ces dépêches, écrites par diverses personnes, Bon, Grissoni, Angelo Contarini, Priuli, etc. que nous confondons sous le titre commun d'ambassadeur vénitien, n'ont jamais vu le jour; elles ont été tout récemment tirées des archives de Venise par M. Armand Braschet, qui a bien voulu nous les communiquer et nous permettre de nous en servir, avant de les faire entrer lui-même dans les grandes publications qu'il médite et que tous les amis des études historiques attendent impatiemment.

se fit un nom parmi les plus braves: on l'appelait le capitaine Laynes. Compromis, à tort ou à raison, dans l'affaire de la Mole et de Coconas, et offensé des propos que tenait, à ce sujet, un officier de la garde écossaise, célèbre par ses succès dans les combats particuliers, il le provoqua, et c'est en cette circonstance qu'eut lieu, en champ clos, au bois de Vincennes, en présence de Henri III et de toute la cour, le dernier duel que les rois aient autorisé. Luynes en sortit vainqueur. Dès que parut Henri IV, il s'attacha à sa fortune, et lui rendit des services qui furent récompensés par le gouvernement d'une place forte, alors importante et considérée comme une des clefs du Midi, le PontSaint-Esprit. Il s'était marié à une personne d'une bonne famille du Comtat, et joignit ainsi à sa très-petite seigneurie de Luynes, en Provence, entre Aix et Marseille, deux autres seigneuries du Comtat, tout aussi médiocres, Cadenet et Brantes. Il eut trois fils, qui prirent les noms de ces trois pauvres terres, et quatre filles, dont une a été religieuse et les trois autres ont fait d'assez beaux mariages. Le capitaine Luynes mourut en 1592. Son fils aîné, Charles d'Albert de Luynes, né le 5 août 1578, commença très-vraisemblablement par être page du comte du Lude 1, grand écuyer de France. Il attira près de lui ses deux frères Cadenet et Brantes, et, sous les auspices du grand écuyer, ils passèrent ensemble au service du roi Henri IV, qui les mit auprès du petit dauphin. Une fois là, les trois frères se poussèrent. On estimait particulièrement en eux la tendre amitié qui les unissait. Ils vivaient d'une pension de douze cents écus que l'aîné tenait du roi. Ils étaient bien faits, adroits dans tous les exercices, de manières distinguées, et empressés à plaire. Charles d'Albert surtout, sans être d'une beauté régulière, avait une figure si aimable, qu'on disait de lui comme de Henri de Guise, que, pour le haïr, il fallait ne pas le voir. Il s'insinua dans les bonnes grâces du jeune prince en le servant dans ses jeux et dans ses goûts, et en dressant, à son usage, des oiseaux de proie, alors peu connus, nommés pies-grièches, qui fondaient sur les petits oiseaux

1

Voilà ce que dit Richelieu, Mémoires, dans la collection Petitot, t. I, p. 212 et suiv. Griffet, s'appuyant sur des autorités respectables, prétend, t. I, p. 95, que Charles d'Albert fut amené à la cour par son père et présenté au roi Henri IV, qui le nomma page de sa chambre. Bentivoglio est pour l'opinion de Richelieu, et assure, en outre, que le capitaine Luynes était protestant, dépêche du 16 mai 1617 :.. "padre di Luines fù eretico, e lasciò una mano di figli poveri... egli è stato paggio • del gran scudiere, che è un gran cattolico e dei più compiti e stimati cavalieri di Francia.» Dépêche du 2 août 1617: «Due fratelli di Luines sono stati paggi di conte di Lude, e Luines medesimo è cosa sua. »

et les rapportaient à leur maître. L'inclination née de ces puérils amusements se fortifia avec l'âge et s'étendit à toutes choses. Luynes était discret, modeste, très-poli et très-fin. Sa faveur innocente n'inquiéta d'abord personne : il en profita, et sa fortune grandit vite. Avant 1617, il était déjà conseiller d'Etat, gentilhomme ordinaire de la chambre, gouverneur de la ville et du château d'Amboise en Touraine, et capitaine du château des Tuileries. En 1615, il avait été envoyé sur la frontière d'Espagne, au-devant d'Anne d'Autriche, pour lui remettre la première lettre du jeune roi, et, le 30 octobre 1616, il s'était fait donner la charge de grand fauconnier de France.

Compagnon assidu de Louis XIII, Luynes recevait souvent, dans leurs longs entretiens, les douloureux épanchements de cette âme mélancolique, de cet esprit inquiet, soupçonneux, jaloux, né pour se tourmenter lui-même, et qui alors se faisait une peine et une injure de la domination de sa mère et de celle du maréchal d'Ancre. Il y avait en Louis XIII, à côté de tous ses défauts, des instincts de roi, dignes de son père Henri IV, et il s'indignait de voir un étranger incapable usurper le gouvernement de son État, tandis qu'on le reléguait dans un coin du Louvre. Il souffrait encore d'une autre blessure plus secrète et plus vive. Marie de Médicis avait trop laissé paraître la préférence qu'elle éprouvait pour son second fils, Gaston, duc d'Anjou, depuis duc d'Or léans, qui était, en effet, un très-gracieux et aimable enfant. Cette injuste préférence mit de bonne heure dans le cœur du jeune roi un sentiment qu'il ne s'avoua jamais bien à lui-même, que le temps n'éteignit point, et qui a été le ressort caché de bien des événements 1. Le roi se plaignit donc à son confident du jour de la tyrannie de Concini, comme, plus tard, Baradat, Saint-Simon, Cinq-Mars, mademoiselle de Lafayette et Madame d'Hautefort l'entendirent se plaindre de la tyrannie de Richelieu. Le dévouement et l'ambition suggérèrent à Luynes la pensée de servir son royal ami et de se servir lui-même en brisant le joug qui leur pesait à l'un et à l'autre. Mais le fin courtisan mit un

L'influence, trop peu remarquée, de cette jalousie n'a point échappé à la pénétration de Bentivoglio, et il a ici des observations qui ressemblent à des prophéties. Dépêche du 19 décembre 1617, en parlant des bruits qui avaient couru depuis longtemps, que le duc d'Anjou était le fils chéri de la reine mère et qu'elle et Concini avaient eu l'idée de mettre la couronne sur sa tête, Bentivoglio dit : « La « verità è che nel rè ha fatto grande impressione questo sospetto, e Dio voglia che col tempo non se ne vedano nascere dei disordini!» Un peu plus tard, revenant sur ces bruits, Bentivoglio conclut qu'il est bien difficile que le roi aime jamais sa mère et son frère. Dépêche du 25 avril 1618: «Non sarà mai possibile che il rè abbia buon animo verso la madre e verso il fratello. »

masque sur sa pensée et s'appliqua à prévenir ou à désarmer les soupçons de Marie de Médicis en l'accablant de protestations de zèle. On dit pourtant que l'Italien entrevit le danger et que Luynes ne fit guère que frapper le premier. Quoi qu'il en soit, il est impossible de ne pas reconnaître qu'il fallait une énergie peu commune pour former une semblable entreprise et jouer sa tête sur la parole d'un roi de seize ans; comme il fallait assurément une habileté profonde et une prudence consommée pour dérober cette conspiration à la vigilance de ministres tels que Barbin, Mangot et Richelieu, saisir le juste moment de l'exécution, pendant que le maréchal d'Ancre envoyait toutes ses forces contre les grands seigneurs partout révoltés, concerter et arrêter le plan de la terrible journée du 24 avril 1617, préparer et assurer le lendemain, fonder un gouvernement. Luynes avait alors trente-neuf ans.

A part le meurtre de Concini, le procès et le supplice de la malheureuse Galigaï, où le Parlement et le peuple firent assaut d'ineptie et de férocité, la révolution du 24 avril 1617 ne fut pas très-violente. Le chef de la conspiration victorieuse partagea avec ses complices les dépouilles des vaincus et distribua à ses amis toutes les places nécessaires à leur sécurité et à leur puissance. Le baron de Vitry, capitaine des gardes, et son frère du Hallier, officier dans sa compagnie, qui avaient pris la principale part à l'exécution, furent faits sur-le-champ l'un maréchal de France et marquis de Vitry, avec une somme de soixante et dix mille ducats, l'autre capitaine des gardes, en remplacement de son frère. Persan, beau-frère de Vitry, eut le gouvernement de la Bastille, qu'il céda ensuite à Brantes, le troisième frère de Luynes. Le second, Cadenet, reçut, un peu après, le gouvernement de Vincennes. Pour acquitter la reconnaissance de la famille envers le comte du Lude, et aussi pour avoir un homme à lui auprès du frère du roi, le petit duc d'Anjou, Luynes fit nommer le grand écuyer gouverneur du jeune prince, à la place de M. de Brèves, honnête homme et fort estimé, mais trop attaché à la reine mère; et, à la mort du comte du Lude, le colonel corse Ornano, un des principaux conjurés, le remplaça dans sa charge de gouverneur de Monsieur, ce qui le fit plus tard maréchal de France. Modene, oncle ou cousin de Luynes, homme de tête et de cœur 1, entra au conseil secret, et fut chargé des missions les plus importantes. Deagent, l'auteur des Mémoires, esprit pénétrant et fin, qui avait découvert les projets du maréchal d'Ancre2, de simple commis de Barbin monta

1

Bentivoglio, dépêche du 14 janvier 1618: « Uomo di buon senso e di molta « sostanza,» - Bentivoglio, dépêche du 25 octobre 1617: Scoperse tutte le in

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