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rompus entre l'âme et le corps, n'en viendra-t-il pas quelque jour à lâcher la bride aux sens, sauf à prétendre qu'il ne sait plus ni ce qu'éprouve sa chair, ni même si elle existe? Mais, à ne rien dire de semblables horreurs, que Plotin eût exécrées, l'auteur des Ennéades ne s'égare-t-il pas et ne fausse-t-il pas la conscience humaine, lorsqu'il enseigne que moins l'âme est sage, plus est grande sa félicité, et plus est complète son identité avec Dieu? N'est-ce pas enfin porter à la morale un coup funeste et supprimer presque nos devoirs envers les hommes, que de vanter, comme le but et la perfection même de la vie, un état tel, que, tant que l'âme y est plongée, «tout périrait autour d'elle, «qu'elle le verrait avec plaisir, parce qu'elle resterait seule avec Lui «(Dieu), tant est grande la félicité qu'elle goûte!» La personnalité une fois niée, de telles conséquences, et bien d'autres encore, sont forcées. A ceux dont les principes excluent la liberté, il ne faut pas se lasser de dire que l'arbre qu'ils cultivent produit de bien mauvais fruits, et que s'il ne les a pas encore tous portés, c'est miracle.

Ou plutôt, ce qui limite l'influence de certains systèmes, ce qui en corrige l'erreur, c'est l'inconséquence providentielle de ceux qui les édifient. Nulle part cette inconséquence ne se montre plus fréquente et plus naïve que dans Plotin. Par là il se relève et demeure vraiment grand. La plupart de ses fausses théories (nous ne disons pas toutes) sont redressées par de vives réclamations de sa conscience, par de profondes et énergiques insistances au sujet de la liberté, de l'individualité, de l'existence distincte des êtres finis; par des vues purement spiritualistes et d'une science consommée sur l'intelligence de Dieu et sur la puissance créatrice de l'âme divine, séparées, il est vrai, trèsmalheureusement et faussement placées au-dessous de l'Unité première. Mais oubliez ces degrés hypostatiques; persuadez-vous que tous ces attributs de Dieu, échelonnés mal à propos dans les Ennéades, sont les perfections égales d'une même substance divine, vous admirerez cette philosophie religieuse, et vous comprendrez que les Pères de l'Église, non-seulement s'en soient inspirés, mais encore en aient transporté dans leurs propres écrits des fragments considérables, en n'y changeant quelquefois qu'une ligne ou même que quelques mots.

Ces emprunts, qui honorent à la fois et Plotin et ses illustres imitateurs, ont été mis par M. N. Bouillet dans un jour tout nouveau, au moyen de citations nombreuses et textuelles, placées tantôt au bas des pages, tantôt à la suite de sa traduction. Ces rapprochements, qui attestent des études fort étendues et une connaissance exacte des divers systèmes, composent comme une sorte de cours d'histoire de la philo

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sophie par les textes mêmes. On y mesure la fécondité de la pensée de Plotin et, par conséquent, celle des doctrines de Platon, d'où Plotin est sorti. On y voit aussi combien les Pères de l'Église s'appliquaient à nourrir leur esprit du suc le meilleur des théories antiques, et avec quelle sagesse ils puisaient la vérité même aux sources païennes, ne lui demandant jamais d'où elle provenait, mais seulement si elle était vraie. Dire que cette partie du travail de M. N. Bouillet est originale, ce serait exagérer et blesser la modestie du savant traducteur. Aussi bien, d'habiles critiques n'avaient pas laissé de constater précédemment cette continuité de traditions, ces heureuses transmissions de principes, qui démontrent clairement qu'entre les diverses époques de l'histoire de la pensée il n'y a pas de ces abîmes auxquels on a cru trop souvent. Mais ce qu'il y a de personnel à M. N. Bouillet dans ce travail relativement impersonnel d'interprète qui s'efface et se sacrifie luimême, c'est l'art avec lequel il fait jaillir, sans commentaire, la ressemblance de deux doctrines de la simple juxtaposition de fragments parfaitement choisis. On nous saura gré, peut-être, de noter ici quelquesunes de ces frappantes consonnances entre la parole de Plotin et celle des plus grands penseurs de la primitive Église.

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Par exemple, il y a dans le livre premier de la cinquième Ennéade un de ces beaux passages où l'intelligence de Plotin, montée au ton le plus haut, célèbre la puissance et l'action universelles de l'Âme divine, et indique à l'âme humaine comment elle doit procéder pour saisir intuitivement la puissance de la cause sous la richesse et l'harmonie des effets. Citons cet endroit très-remarquablement traduit par M. N. Bouillet: « Voici la première réflexion que toute âme doit faire : c'est l'Âme <«< universelle qui a produit, en leur soufflant un esprit de vie, tous les « animaux qui sont sur la terre, dans l'air et dans la mer, ainsi que les <«< astres divins, le soleil et le ciel immense; c'est elle qui a donné au ciel « sa forme et qui préside à ses révolutions régulières; et tout cela sans «< se mêler aux êtres auxquels elle communique la forme, le mouvement <«< et la vie. Elle leur est, en effet, fort supérieure par son auguste nature: << tandis que ceux-ci naissent ou meurent selon qu'elle leur donne la vie « ou la leur retire, l'Âme est essence et vie éternelle, parce qu'elle ne << saurait cesser d'être elle-même. Mais comment la vie se répand-elle à la <«<fois dans l'univers et dans chaque individu? Afin de le comprendre, <«<il faut que l'âme contemple l'Âme universelle: or, pour s'élever à

Voy, notamment la traduction française de la Cité de Dieu, de saint Augustin, par M. Emile Saisset, introduction. Paris, Charpentier, 1855.

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« cette contemplation, l'âme doit en être digne par sa noblesse, s'être << affranchie de l'erreur et s'être dérobée aux objets qui fascinent les re« gards des âmes vulgaires; être plongée dans un recueillement pro<«< fond, faire taire autour d'elle, non-seulement l'agitation du corps qui « l'enveloppe et le tumulte des sensations, mais encore tout ce qui « l'entoure. Que tout se taise donc, et la terre, et la mer, et l'air, et le <«< ciel même. Que l'âme se représente alors la grande Âme qui de tous « côtés déborde dans cette masse immobile, s'y répand, la pénètre <«< intimement et l'illumine comme les rayons du soleil éclairent et dorent << un nuage sombre. C'est ainsi que l'âme, en descendant dans le monde, «<a tiré ce grand corps de l'inertie où il gisait, lui a donné le mouve<«ment, la vie et l'immortalité. Mû éternellement par une puissance <«< intelligente, le ciel est devenu un être plein de vie et de félicité; et « la présence de l'Âme a fait un tout admirable de ce qui n'était au<«<paravant qu'un cadavre inerte, eau et terre, ou plutôt ténèbres « de la matière, non-être, objet d'horreur pour les dieux, comme dit le « poëte1. »

Tout le monde remarquera dans ce morceau l'alliance puissante de la science et de l'inspiration, l'union, si rare, de la raison et de l'élan lyrique. C'est avec le ton et l'accent d'un poëte que le philosophe y impose silence aux bruits de la nature entière, et même à la voix secrète de son âme, afin de recueillir, dans une sublime concentration de toutes ses forces intellectuelles, les confidences ineffables que Dieu réserve à ceux qui ont faim de le connaître. Saint Cyrille a cité cette page où l'Âme universelle dont parle Plotin lui paraît être l'Esprit-Saint Jui-même. Saint Augustin en a subi le charme religieux jusqu'à ne pas craindre de s'en faire librement l'écho. C'est dans un entretien entre le saint et sa mère qu'on en retrouve le retentissement : « Si cui sileat << tumultus carnis, sileant phantasiæ terræ, aquarum et aeris, sileant «poli, et ipsa sibi anima sileat, et transeat se non cogitando, sileant somnia << et imaginariæ revelationes, omnis lingua et omne signum, et quidquid « transeundo fit, si cui sileat omnino..... et loquatur Ipse solus, non "per ea, sed per seipsum, ut audiamus verbum ejus..... etc. 2 » Confraternité intime et merveilleuse, ravissante harmonie des génies divers, réunis dans la contemplation et dans l'amour de la perfection infinie! Nous dépasserions de beaucoup nos limites, si nous voulions mentionner les nombreux rapprochements entre Plotin et les Pères, que présente le travail de M. N. Bouillet. Cependant en voici deux encore,

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afin qu'on apprécie comme il convient la sagacité et l'érudition du traducteur des Ennéades.

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Plotin avait dit : «< Mais la nature et la puissance de l'âme se révèlent << encore avec plus d'éclat dans la manière dont elle embrasse et gou« verne le monde par sa volonté. Elle est présente dans tous les points « de ce corps immense; elle en anime toutes les parties grandes ou «petites. Quoique celles-ci soient placées dans des lieux divers, elle «ne se divise pas comme elles, elle ne se fractionne pas pour vivifier «chaque individu; elle vivifie toutes choses en même temps, en restant « toujours entière, indivisible, semblable par son unité, son universa«lité, à l'Intelligence qui l'a engendrée 1. »

Saint Basile dit, à son tour, dans son Homélie sur l'Esprit-Saint : « La <<< nature et la puissance de l'Esprit-Saint se révèlent encore avec plus « d'éclat dans la manière dont il embrasse et gouverne par sa volonté «<les saints et toutes les créatures raisonnables..... Il a sanctifié et <«< tous les êtres saints, grands ou petits, et les anges et les archanges. «Quoique les corps soient placés dans des lieux divers, que les << autres puissances aient elles-mêmes quelque intervalle entre elles, «<l'Esprit-Saint ne se divise pas comme les êtres; il ne se fractionne « pas pour communiquer à chaque individu la vie divine, mais il fait <«< vivre tous les êtres par sa puissance tout entière. Il est présent partout : <«< il ressemble à Dieu, qui l'envoie 2. »>

Enfin, dans son livre spécial sur le Beau, Plotin avait répondu à ceux qui définissent la beauté visible par la proportion: «Est-ce, comme << tous le répètent, la proportion des parties les unes par rapport aux << autres et relativement à l'ensemble, jointe à la grâce des couleurs, qui <«< constitue la beauté quand elle s'adresse à la vue? Dans ce cas, la << beauté des corps, en général, consistant dans la symétrie et la juste «<proportion des parties, elle ne saurait se trouver dans rien de << simple 3. >>

Saint Basile répète en termes presque identiques dans l'Hexaméron : « Mais, si c'est la proportion des parties relativement les unes aux autres, «jointe à la grâce des couleurs, qui constitue la beauté dans le corps, <«< comment retrouver l'essence de la beauté dans la lumière, qui est simple de sa nature et composée de parties semblables"? »

Dans ce troisième volume, M. N. Bouillet, tenant compte, avec la

1 Enn. V, 1, ch. 11; trad. franç. t. III, p. 6-7.

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Saint Basile Contre Eunomius, liv. V fin, Homélie sur l'Esprit-Saint. — Enn. I, 6, ch. 1, trad. franç. t. 1a, p. 99. Saint Basile, Hexaméron, II, § 7.

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plus louable modestie, de quelques respectueuses observations, a élevé, coloré et, à l'occasion, échauffé son style, d'ailleurs ferme et correct; il a su atteindre le plus haut degré possible de clarté dans l'interprétation de certains livres, par exemple dans ceux où il est question des Genres de l'être et des Nombres, quoique ces spéculations abstraites, subtiles et souvent obscures, opposent à la traduction en français autant de difficultés, pour le moins, que le Parménide de Platon et les Analytiques d'Aristote. Nous n'avons pas le courage de relever certaines inexactitudes que nul autre que M. N. Bouillet n'eût commises en plus petit nombre, et qui, d'ailleurs, sont corrigées, soit par le développement même de la doctrine, soit dans des passages équivalents, ou même tout à fait semblables et mieux éclaircis; car, si les redites dans lesquelles Plotin tombe à chaque instant sont une cause de fatigue, et même quelquefois d'impatience et d'ennui pour le lecteur, elles ont cet avantage de reproduire la pensée sous de nouveaux aspects et d'en fournir à la fin l'explication.

Mais ces longueurs, ce manque de plan général, cette absence de composition, ce désordre, en un mot, ne permettent que bien ma. laisément de s'orienter dans l'étude des Ennéades. Et que l'on ne rende point Porphyre responsable de cette disposition vicieuse, qui place au début ce qui ne sera intelligible qu'à la fin. La faute en est à Plotin lui-même, qui, non-seulement écrivait sans se relire, mais dont le système était conçu tellement tout d'une pièce, tellement rattaché par ses côtés les plus divers à l'idée de l'unité, que l'on peut dire avec vérité de cette vaste machine philosophique que l'extrémité en est partout et le commencement nulle part. Dans tel chapitre de psychologie où l'on espère qu'il sera traité particulièrement de l'âme humaine, on s'aperçoit bien vite que l'auteur pense à l'Âme universelle, et qu'il applique plus ou moins à celle-ci ce qu'il dit de celle-là. Il en résulte une impossibilité absolue de classer les livrés des Ennéades conformément à un ordre logique quelconque. De même, on ne réussira guère à enfermer cette doctrine dans les cadres simples et réguliers qu'aime la science moderne. En attendant qu'on l'essaye dans quelque ouvrage exclusivement consacré à Plotin, M. N. Bouillet a mis entre les mains de ses lecteurs un fil qui les guidera et les empêchera de se perdre dans les mille détours du labyrinthe; il a placé à la fin du troisième et dernier volume un excellent Index alphabétique qui, à l'occasion de chaque terme du système, renvoie à tous les passages où est touchée la question que rappelle ce mot. Rien que pour ce travail considérable, M. Bouillet aurait droit à la gratitude des philosophes et des savants. Nous y signa

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