Page images
PDF
EPUB

«sation est le rêve de l'âme : tant que l'âme est dans le corps, elle rêve; « le véritable réveil de l'âme consiste à se séparer véritablement du a corps, et non à se lever avec lui. Se lever avec le corps, c'est passer « du sommeil à une autre espèce de sommeil, d'un lit à un autre ; « s'éveiller véritablement, c'est se séparer complétement du corps 1. » Voilà le témoignage de nos sens formellement condamné. Et, pour que rien ne manque à cette impitoyable sentence, Plotin ajoute ailleurs que la mémoire, qui pourtant s'enrichit de toutes nos connaissances sensibles, trouve dans le corps, non pas certes un instrument et un auxiliaire, mais un obstacle et un ennemi : « L'âme possède par elle-même « des facultés dont les opérations ne relèvent que d'elle seule. De ce « nombre est la mémoire, dont le corps ne fait qu'entraver l'exercice : « en effet, quand l'âme s'unit au corps, elle oublie; quand elle se sé« pare du corps et se purifie, elle recouvre souvent la mémoire 2. >> II serait trop aisé de réfuter cette erreur. Plotin lui-même l'a maintes fois réfutée par des assertions contraires appuyées sur les faits. Mais là se découvre et se voit à nu le fond de sa pensée, qui est, on n'en peut douter, le mystique mépris de l'expérience sensible.

Plotin est plus juste à l'égard de l'expérience psychologique. Il proclame l'existence du sens intérieur, il s'y confie, il le considère comme l'organe des recherches que le philosophe institue sur la nature et sur les facultés de l'âme. Sur ce point, M. N. Bouillet a réuni, dans une note du premier volume de sa traduction, des passages décisifs. «Quel « est le principe qui fait toutes ces recherches? dit quelque part Plotin. «Est-ce nous? Est-ce l'âme? C'est nous, mais au moyen de l'âme. S'il en « est ainsi, comment cela se fait-il? Est-ce nous qui considérons l'âme « parce que nous la possédons, ou bien est-ce l'âme qui se considère « elle-même ? C'est l'âme qui se considère elle-même 3. » Et, dans un autre endroit «La raison discursive ne sait-elle pas qu'elle est la « raison discursive et qu'elle a la compréhension des objets exté«rieurs? Ne sait-elle pas qu'elle juge quand elle juge?..... Mais « conçoit-on une faculté qui ne sache pas qu'elle est et quelles sont « ses fonctions?» Et enfin, dans une phrase très-remarquable : « Nous « ne connaissons tout ce qui se passe dans chaque partie de l'âme

:

Enn. III, 6, ch. vi, trad. franç. t. II, p. 142: Kal yàp Tò tŷs alolńσews Yuxñs ἐστιν εὑδούσης· ὅσον γὰρ ἐν σώματι ψυχῆς, τοῦτο εὔδει. Η δ' ἀληθινὴ ἐγρήγορσις ἀληθινὴ ἀπὸ σώματος, οὐ μετὰ σώματος ἀνάστασις. (Edit. F. Didot, p. 157.) Ibid. IV, 3, ch. xxvi, trad. franç. t. II, p. 319: ..... Tò de tñs μvýμns xai To τῆς μνήμης owμa spódiov éxel. (Edit. F. Didot, p. 217.)- Ibid. I, 1, ch. XIII, trad. franç. t. I, P. 50. Ibid. V, 3, ch. IV, trad. franç. t. III, p. 37.

[ocr errors]

3

«que quand cela est senti par l'âme entière1.» Ces propositions vraies, autant que profondes, sont le développement régulier, excellent, de la psychologie de Platon et de celle d'Aristote; la science moderne ne peut que les accepter comme la confirmation de ses vues sur la puissance que possède le principe spirituel de s'étudier directement lui-même. Mais, où les disciples de Maine de Biran se sépareront certainement et avec raison de Plotin, c'est lorsque celui-ci soutiendra, ainsi qu'il l'a fait, que «la connaissance de soi-même est plus parfaite « dans l'intelligence que dans l'âme 2; » ce qui signifie, dans notre terminologie actuelle, que la pure intuition de la vérité nécessaire nous donne de notre personnalité une conscience vive, éclatante et complète, tandis que le raisonnement, où nous faisons effort et où nous mettons bien plus de nous-mêmes, manifeste beaucoup moins à l'âme sa propre existence et sa propre activité. De nos jours, on a reconnu que plus l'âme déploie son énergie individuelle, plus elle se sent, se sait et s'affirme elle-même. Plotin, lui, part de ce principe, que le sujet, pour connaître la vérité, doit être identique à la vérité qu'il énonce, ne faire qu'un avec elle. Or, à son sens, il n'y a qu'un sujet qui soit identique à son objet : ce sujet, c'est l'Intelligence divine. D'où Plotin conclut, en vrai mystique, que l'âme humaine ne se connaît elle-même avec vérité que du moment qu'elle est devenue l'Intelligence divine 3.

N'est-ce pas là mettre sous les pieds cette même conscience psychologique dont, tout à l'heure, on invoquait si hautement les lumières et l'autorité? Eh quoi! l'homme se connaîtra d'autant mieux qu'il sera moins homme, moins âme, bref, moins lui-même? Il se verra d'autant plus clairement lui-même qu'il aura plus soigneusement effacé les caractères de sa personnalité! Cette fois encore l'expérience, d'abord admise et consultée, est finalement sacrifiée à cette unité chimérique qui, dans les Ennéades, a toujours le dessus.

Ainsi nous convenons sans difficulté avec M. N. Bouillet que Plotin a connu ce sens intérieur que nous appelons du nom de conscience. Mais les textes prouvent que, par une déplorable méprise, il a cherché la conscience et cru la voir précisément là où, sans être absente, elle se manifeste le moins.

Or, comme c'est dans l'action variée, dans les mouvements multiples et féconds de notre énergie personnelle aux prises, d'abord, avec le monde des corps, puis en lutte avec elle-même, que nous est donné

1 Enn. IV, 8, ch. vIII, trad. franç. t. II, p. 492. franç. p. 41. — Ibid. V, 3, ch. Iv, trad. franç. p. 38.

2 Ibid. V, 3, ch. vi, trad.

le type de l'être et de la vie, il était inévitable que Plotin, s'étant privé de ce type, ne pût concevoir Dieu qu'à titre d'abstraction radicalement vide, indéterminée et morte. Plein de répugnance pour ce qui est divers et mobile, dévoré de la soif ardente de l'absolu, il s'est élancé par le plus court chemin à un Dieu qui ne ressemblât à rien de ce que connaît l'homme. Il y est arrivé. Sa grandeur, sa gloire est d'avoir tendu à Dieu de toutes ses forces; son tort, de s'y être mal pris; son malheur, d'avoir manqué le but.

En effet, avec un Dieu sans attributs, comment expliquer le monde? Si Dieu n'est que l'Unité pure, destituée de volonté, d'intelligence, de puissance, d'amour, où donc est la cause qui a tout créé? En Dieu, répond Plotin. Ici se présente une première contradiction: l'Unité de Plotin n'a pas d'attributs, et elle est cause. Plotin ne résout pas cette impossibilité, qui est insoluble. Il prend un détour, et sort, par une métaphore brillante, de l'impasse où il s'est enfermé. Laissons-le parler lui-même. «< Donc, dit-il, puisque l'Un est immobile, c'est sans consen<< tement, sans volonté, sans aucune espèce de mouvement, qu'il produit l'hypostase qui tient le second rang (l'intelligence). Comment donc << faut-il concevoir la génération de l'Intelligence par cette cause immo<< bile? C'est le rayonnement d'une lumière qui s'en échappe sans troubler « sa quiétude, semblable à la splendeur qui émane perpétuellement du << soleil sans qu'il sorte de son repos, et qui l'environne sans le quitter... «Ainsi le feu répand la chaleur hors de lui; la neige répand le froid. « Les parfums donnent un exemple frappant de ce fait : tant qu'ils du«rent, ils émettent des exhalaisons auxquelles participe tout ce qui les << entoure. Tout ce qui est arrivé à son point de perfection engendre quelque chose. Comment de l'Un, qui est simple, la pluralité a-t-elle "pu sortir? C'est parce qu'il n'y a rien en lui, que tout peut en venir. « Pour que l'Etre fût, il fallait que l'Un ne fût pas l'Être, qu'il fût le «père de l'Être, que l'Être fût son premier-né... L'Un a surabondé, « pour ainsi dire, et cette surabondance a produit une nature différente1. » Sous les termes si clairs de cette traduction lumineuse, les paralogismes de Plotin se laissent apercevoir comme des écueils sous les eaux pures et tranquilles. Entraîné au gré de sa méthode déréglée, enivré par les vapeurs vertigineuses qu'il avait respirées avec le souffle de l'Orient, Plotin rapproche les contradictoires; il tente de les unir, bien plus, de les concilier et de les fondre. Mais ces termes, rebelles à tous ses efforts, s'entrechoquent et se repoussent. L'Un, l'indéterminé, c'est-à-dire le

1

1 Enn. V. I, ch. vi. — Ib. II, ch. 1, traduction française, p. 13, 14, 26.

"y

néant, d'où il veut tirer l'Être, demeure invariablement stérile. Et pourtant, c'est sur la prétendue fécondité du rien que repose tout le système. Sondez à cet endroit qui porte l'édifice : vous ne rencontrerez aucun fond. Le génie est libre de recommencer cent fois cette tentative inconcevable de communiquer à l'abstraction la vertu créatrice : il y échouera cent fois. Hégel, tout aussi vigoureux que Plotin, et riche de l'expérience de vingt siècles de plus, vient d'essayer, sous nos yeux, de saisir l'être et la vie dans les flancs vides de l'absolu néant. Quel a été le succès de cette audace, on le sait maintenant. Le robuste penseur s'est brisé contre un axiome du sens commun, qui défie le scepticisme, et auquel Bossuet a donné cette forme d'une simplicité admirable : « Qu'il ait un seul moment où rien ne soit, éternellement rien ne sera. » Nous n'insisterons pas ici sur la théorie des hypostases. Le lecteur l'étudiera, nous ne disons pas facilement, mais moins difficilement que jusqu'aujourd'hui, dans la traduction de M. N. Bouillet. Il verra aussi quelle estime il doit faire de cette procession, ou évolution, ou chute de l'absolu, que Plotin nous montre tombant de haut en bas, tandis que Hégel, pour être nouveau, sans doute, représente l'idée effectuant son procès ou progrès de bas en haut. Nous préférons, dans l'espace qui nous est accordé, mettre en lumière un côté moins connu de la doctrine des Ennéades: nous voulons dire cette nécessité impérieuse, à laquelle Plotin n'a pu se soustraire, de rendre à Dieu la couronne d'attributs qu'il lui avait ôtée, et que ses prémisses l'ont empêché de lui restituer, en dépit de ses religieux désirs et du plus opiniâtre labeur.

Rien ne témoigne plus hautement de l'invincible besoin qu'éprouve l'âme de croire à un Dieu personnel et vivant, que cette lutte prolongée de Plotin contre sa propre doctrine. On y sent comme l'oppression d'une poitrine qui manque d'air, et qui, à tout prix, veut respirer. On dirait encore d'un malheureux qui, après s'être lui-même ôté la vue, appelle de nouveau la douce clarté du ciel, mais sans pouvoir la retrouver, et qui finit par se persuader que les ténèbres où il se débat sont la plus éclatante lumière. Indiquons rapidement quelques-unes des phases du combat qui se livre entre Plotin et lui-même en vingt endroits, mais surtout au livre huitième de la sixième Ennéade.

[ocr errors]

Si Dieu n'est que l'indéterminé pur, et si l'on n'en peut rien dire, il n'y a plus à parler de Dieu, et toute théodicée est du coup supprimée. Plotin le confesse avec la plus candide naïveté : «Quel est donc ce << principe dont on ne peut pas même dire qu'il subsiste (τò μǹ úñоσlãν)? Il faut abandonner ce point sans en parler, et ne pas pousser plus « loin nos recherches. Que chercher, en effet, quand on ne peut aller au

«delà 1?» Après cet aveu, il semble que le philosophe n'ait qu'à rentrer dans le silence. Mais point du tout : Plotin s'évertue à démontrer que ce Dieu, cet Un premier, dont il a tout nié, même l'existence, possède la liberté, la volonté, la puissance active.

Dieu possède la liberté. Comment? Plotin répond : « Celui qui a fait libre l'Essence, Celui dont la nature est de faire des êtres libres, et «qu'on pourrait appeler l'auteur de la liberté (λeveрoπolós), à qui «pourrait-il être asservi, s'il est permis de se servir ici de ce terme? Il1 « est libre par son essence 2. »

Dieu possède la volonté. De quelle manière ? Le voici, selon Plotin: «La volonté de Dieu et son essence ne font qu'un. Tel il a voulu être, «tel il est 3... On ne saurait le concevoir sans la volonté d'être ce qu'il « est *..... L'essence du bien est véritablement sa volonté 5..... Puisqu'il « est l'auteur de la volonté, nécessairement il est aussi l'auteur de ce «qu'on appelle être pour soi (rò elvas auτç); or cela conduit à dire qu'il « s'est fait lui-même; car, puisqu'il est l'auteur de la volonté, que celle«ci est en quelque sorte son œuvre, et qu'elle est identique à son être, "il s'est donné l'être à lui-même "..... il est ce qu'il est, parce qu'il a « voulu l'être..... Il est cause de lui-même, car il est lui d'une manière «supreme et transcendante (πρώτως αὐτὸς καὶ ὑπερόντως αὐτός) 7. »

Ce n'est pas tout le Dieu de Plotin est encore essentiellement actif. «Être ce qu'il est, voilà son acte par rapport à lui-même... Il se donne « ainsi l'existence, parce que l'acte qu'il produit est inséparable de lui... «Dieu est ce qu'il se fait par son action vigilante (eypropos) 8.» (ἐγρήγορσις)

Contre toutes ces assertions aussi vagues que subtiles, contre cette métaphysique, où les mots s'ajoutent aux mots sans produire le moindre progrès dans la pensée, nous aurions le droit d'objecter que le Dieu de Plotin n'admettant en lui-même aucune multiplicité, aucune variété, ces attributs divers sont repoussés par sa nature même. Mais quoi! le philosophe alexandrin ne nous laisse pas cette peine. Lui-même il se charge d'anéantir ce qu'il vient d'édifier si laborieusement. Il souffle sur ce vain échafaudage qui s'écroule à l'instant, et son souffle, c'est le mot fatal de toute la doctrine : « Répétons qu'il a été dit avec raison "qu'il ne faut pas admettre en Dieu de dualité, même purement logique. «Quand vous voulez parler de Dieu ou le concevoir, écartez tout le "reste (tout attribut). Quand vous aurez fait abstraction de tout le «reste, et que vous aurez de cette manière isolé Dieu, ne cherchez pas

[blocks in formation]

1

« PreviousContinue »